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CONTE - Anguillette page 1
Par La Comtesse de Murat
Quelque grandeur où le destin élève ceux qu'il favorise, il n'est point de félicité exempte de véritables chagrins ; on ne peut connaître les fées, et ignorer que, quelque savantes qu'elles puissent être, elles n'ont pu trouver le secret de se garantir du malheur de changer de figure quelques jours de chaque mois, en prenant celle d'un animal terrestre, céleste, ou de ceux qui vivent dans les eaux. Pendant ces jours si dangereux où elles se trouvent en proie à la cruauté des hommes, elles ont souvent peine à se sauver des périls où cette dure nécessité les expose.
Une d'entre elles, qui se transformait en anguille, fut malheureusement prise par des pêcheurs ; on la porta aussitôt dans un petit carré d'eau au milieu d'une belle prairie, où l'on mettait les poissons réservés pour la table du roi de ce pays-là. Anguillette, c'était le nom de la fée, trouva dans ce nouveau séjour un grand nombre de beaux poissons destinés comme elle à ne vivre plus que quelques heures ; elle avait entendu les pêcheurs qui se disaient les uns aux autres que ce soir même, le roi devait donner un grand festin, pour lequel ces grands poissons avaient été choisis avec soin. Quelle nouvelle pour la malheureuse fée ! Elle accusa mille fois le destin, elle soupira douloureusement ; mais après s'être cachée quelque temps au fond de l'eau pour déplorer en particulier son infortune, le désir de sortir d'un si pressant danger la fit regarder de tous côtés, pour voir si elle ne pourrait point se sauver de ce réservoir, et regagner la rivière qui était à une assez petite distance de ce lieu-là ; mais la fée regarda inutilement, le carré d'eau était trop profond pour espérer d'en pouvoir sortir sans secours, et sa douleur augmenta encore en voyant arriver les pêcheurs qui l'avaient prise. Ils commencèrent à jeter leurs filets, et Anguillette, en les évitant avec adresse, ne reculait son trépas que de quelques moments.
La plus jeune des filles du roi se promenait alors dans la prairie, elle s'approcha du carré d'eau pour s'amuser à voir pêcher. Le soleil, qui se couchait alors, faisait briller ses rayons dans les ondes ; la peau d'Anguillette, qui était fort luisante, paraissait au soleil dorée en quelques endroits, et mêlée de diverses couleurs. La jeune princesse la remarqua, et la trouvant fort belle, commanda aux pêcheurs de la prendre et de la lui donner ; on obéit : la malheureuse fée fut bientôt remise entre les mains qui allaient décider de sa vie.
Quand la princesse eut regardé quelques moments Anguillette, touchée de compassion, elle courut jusqu'au bord de la rivière, et la remit dans l'eau. Ce service inespéré toucha le cœur de la fée d'une vive reconnaissance. Elle reparut sur la rivière, et dit à la princesse « Je vous dois la vie, généreuse Plousine, c'était son nom, mais c'est un grand bonheur pour vous ; n'ayez point peur, continua-t-elle en voyant la jeune princesse prête à s'enfuir, je suis une fée, je vous ferai connaître la vérité de mes paroles par un nombre infini de bienfaits. »
Comme on était accoutumé en ces temps-là à voir des fées, Plousine se rassura, et prêta beaucoup d'attention aux agréables promesses d'Anguillette. Elle commençait même à lui répondre quelque chose, quand la fée l'interrompant lui dit : « Attendez, après avoir reçu mes bienfaits, à m'assurer de votre reconnaissance ; allez, jeune princesse, et revenez demain matin au lieu où vous êtes ; voyez quel souhait vous voudrez faire, et aussitôt je l'accomplirai. Choisissez d'une beauté parfaite et touchante, de l'esprit le plus grand et le plus aimable, ou des richesses infinies. » Après ces mots, Anguillette se cacha au fond de l'eau, et laissa Plousine très satisfaite de son aventure.
Elle résolut de ne faire confidence à personne de ce qui venait de lui arriver ; « car, disait-elle en elle-même, si Anguillette me trompait, mes sœurs croiraient que c'est une fable que j'ai inventée. » Après cette petite réflexion, elle alla rejoindre sa suite, qui n'était composée que d'un petit nombre de femmes ; elle les trouva qui cherchaient à la rejoindre.
La nuit qui suivit cette journée, la jeune Plousine ne fut occupée que du choix qu'elle devait faire : celui de la beauté emportait presque la balance ; mais comme elle avait assez d'esprit pour souhaiter d'en avoir davantage, elle résolut de demander cette grâce à la fée. Elle se leva en même temps que le jour, elle courut dans la prairie pour, disait-elle, cueillir des fleurs, et en faire une guirlande qu'elle voulait présenter à la reine sa mère à son lever. Ses femmes se dispersèrent dans la prairie pour choisir les fleurs les plus belles et les plus vives ; elle en était tout émaillée. Cependant la jeune princesse courut au bord de la rivière, et trouva à l'endroit où elle avait vu la fée une colonne de marbre blanc parfaitement belle ; un moment après, la colonne s'ouvrit et la fée en sortit, et se fit voir à la princesse : ce n'était plus un poisson, c'était une grande femme, belle, d'un air majestueux, et dont la coiffure et l'habit étaient couverts de pierreries. « Je suis Anguillette, dit-elle à la jeune princesse qui la regardait avec une grande attention ; je viens accomplir ma promesse : vous avez fait choix de l'esprit, vous en aurez dès ce moment même, et vous en aurez assez pour mériter l'envie de tous ceux qui jusqu'à ce jour ont pu se flatter d'en avoir. »
La jeune Plousine, après ces paroles, se sentit très différente de ce qu'elle était un instant auparavant ; elle remercia la fée avec une éloquence que jusqu'alors elle n'avait jamais connue. La fée sourit de l'étonnement que marquait la princesse de trouver tant de facilité à s'énoncer. « Je vous sais si bon gré, continua la gracieuse Anguillette, du choix que vous avez fait préférablement à la beauté qui flatte tant une personne de votre âge, que pour vous en récompenser je vous donnerai la beauté que vous avez aujourd'hui si sagement négligée. Revenez demain à la même heure, je vous donne jusqu'à ce temps-là pour choisir comment vous désirerez d'être belle. »
La fée disparut, et laissa la jeune Plousine plus touchée de son bonheur qu'elle ne l'avait encore été ; le choix de l'esprit était un effet de sa raison, mais la promesse de la beauté flattait son cœur, et ce qui touche le cœur est toujours le plus sensible. La jeune princesse, en quittant le bord de l'eau, alla prendre les fleurs que lui présentèrent ses femmes, elle en fit une guirlande très agréable, et la porta à la reine ; mais quel fut l'étonnement de cette princesse, celui du roi et de toute la cour, d'entendre parler la jeune Plousine avec une grâce qui enlevait les cœurs ! Les princesses ses sueurs tâchaient inutilement de lui trouver moins d'esprit que les autres, elles étaient contraintes de s'étonner, et d'admirer toujours.
La nuit vint ; la princesse, occupée de l'espérance d'être belle, au lieu de se coucher, passa dans un cabinet rempli de portraits, où sous la figure de déesses étaient peintes plusieurs reines et princesses de sa maison ; tous ces portraits étaient beaux, elle espéra qu'il[s] l'aiderai[en]t à choisir une beauté digne d'être demandée à la fée.
Une Junon s'offrit d'abord à ses regards, elle était blonde et avait l'air tel qu'il doit être pour représenter la reine des dieux ; Pallas et Vénus étaient auprès d'elle, ce tableau représentait le Jugement de Pâris. La noble fierté de Pallas plut fort à la jeune princesse, mais la beauté de Vénus pensa fixer son choix ; cependant elle passa au tableau suivant, on y voyait Pomone à demi couchée sur un lit de gazon, sous des arbres chargés des plus beaux fruits du monde ; elle paraissait si charmante que la princesse, qui depuis ce matin-là savait tout, ne s'étonna point qu'un dieu eût pris diverses figures pour tâcher de lui plaire. Diane paraissait ensuite telle que les poètes la représentent le carquois sur le dos et l'arc à la main, elle poursuivait un cerf, suivie d'une grande troupe de nymphes. Flore se faisait remarquer un peu plus loin ; elle paraissait se promener dans un parterre dont les fleurs, quoique admirables, brillaient pourtant beaucoup moins que son teint ; on voyait ensuite les Grâces, elles paraissaient belles et touchantes, ce tableau achevait le tour du cabinet.
Mais la princesse fut frappée de l'agrément de celui qui ornait le dessus de la cheminée, c'était la déesse de la jeunesse ; un air divin était répandu sur toute sa personne, ses cheveux étaient du plus beau blond du monde, elle avait le tour du visage d'une forme agréable, la bouche charmante, la taille et la gorge parfaitement belles, et ses yeux paraissaient bien plus redoutables pour troubler la raison que le nectar dont elle paraissait s'amuser à remplir une coupe. « Je veux, s'écria la jeune princesse après avoir admiré cet admirable portrait, je veux être belle comme Hébé, et l'être longtemps, s'il est possible. » Après ce souhait, elle retourna dans sa chambre, où le jour qu'elle attendait lui parut trop lent à seconder son impatience.
Il vint enfin, et elle retourna au bord de la rivière ; la fée tint sa parole, elle parut et jeta un peu d'eau sur le visage de Plousine, qui devint aussi belle qu'elle l'avait désiré. Quelques dieux marins avaient accompagné la fée, leur applaudissement fut le premier effet des charmes de la fortunée Plousine ; elle se regarda dans l'eau, et ne put reconnaître, son silence et son étonnement furent alors les seules marques de sa reconnaissance. « J'ai rempli tous vos souhaits, lui dit la généreuse fée, vous devez être contente ; mais je ne le serais pas encore si je ne surpassais tous vos désirs par mes bienfaits. Je vous donne avec l'esprit et la beauté tous les trésors dont je dispose ; ils ne peuvent s'épuiser ; souhaitez seulement, quand vous le voudrez, des richesses infinies, vous les obtiendrez dans le moment même, pour vous et pour tous ceux que vous en croirez dignes. »
La fée disparut, et la jeune Plousine, alors aussi belle qu'Hébé, retourna au palais ; tout ce qui la rencontrait en était charmé ; on annonça son arrivée chez le roi qui l'admira lui-même, et ce fut à sa voix et à son esprit qu'on reconnut l'aimable princesse ; elle apprit au roi qu'une fée lui avait fait tous ces dons si précieux, et on ne la nomma plus qu'Hébé, parce qu'elle ressemblait parfaitement au beau portrait de cette déesse. Quels nouveaux sujets de haine contre elle pour ses sœurs ! Son esprit leur avait encore moins donné de jalousie que sa beauté. Tous les princes qui avaient été touchés de leurs attraits ne balancèrent point à devenir infidèles, on abandonna de même toutes les autres beautés de cette cour ; les larmes et les reproches n'arrêtèrent point ces amants volages, et ce procédé qui parut alors si surprenant a depuis, dit-on, passé en coutume. Tout brûlait auprès d'Hébé, et son cœur demeurait insensible.
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