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CONTE - Anguillette page 6
On était occupé de sa magnificence, quand Atimir parut : il montait un cheval tout noir, qui paraissait ardent et superbe. La couleur que portait ce jour-là ce prince était la feuille-morte ; il n'y avait mêlé ni or, ni argent, ni pierreries ; il avait sur son casque un bouquet de plumes couleur de rose ; et quoiqu'il eût affecté une grande négligence dans sa parure, il était de si bonne mine, il montait son cheval avec tant de grâce, et il avait l'air si fier qu'on cessa, dès qu'il fut entré, de regarder tout autre chose. Sur son écu, qu'il portait lui-même, paraissait un Amour qui foulait des chaînes sous ses pieds, et qui s'en attachait d'autres fort pesantes ; autour étaient ces paroles :
Seules dignes de moi.
La troupe d’Atimir était vêtue de feuille-morte et argent, et l'on y avait prodigué les pierreries ; elle était composée des principaux de sa cour ; et quelque bien faits qu'ils fussent, il était aisé de juger à l'air d'Atimir qu'il était né pour leur commander.
On ne saurait exprimer les divers mouvements que produisit la vue d'Atimir dans le cœur d'Hébé et dans celui d'Ilérie, et la cruelle jalousie que sentit le prince de l'île Paisible, quand il vit flotter sur le casque d'Atimir des plumés de la même couleur que les siennes ; la lecture de sa devise acheva de lui inspirer une fureur, dont il ne suspendit alors les effets que pour choisir mieux le temps de la faire sentir à son rival. Le roi et la reine remarquèrent facilement l'audace et l'imprudence d’Atimir ; ils en eurent une extrême colère, mais il n'était pas temps de la témoigner.
On commença les courses au bruit de mille trompettes qui retentissaient dans les airs : elles furent fort belles ; tous ces jeunes chevaliers y firent paraître leur adresse. Le prince de l'île Paisible, quoique occupé d'une furieuse jalousie, y signala la sienne et demeura vainqueur. Atimir, qui savait que le premier prix des courses devait être donné par Ilérie, ne se présenta point pour disputer la victoire au prince de l'île Paisible. Les juges du camp le déclarèrent vainqueur ; et au bruit des acclamations et des louanges de tous les spectateurs, il s'avança de la meilleure grâce du monde au lieu où étaient le roi et les princesses, pour recevoir le bracelet de diamants. La princesse Ilérie le lui présenta ; il le reçut respectueusement ; puis ayant salué le roi, la reine et les princesses, il retourna se remettre sur les rangs. La triste Ilérie avait trop bien remarqué le mépris que le léger Atimir avait fait d'un prix qui devait être donné de sa main, elle en soupira douloureusement ; et la belle Hébé en sentit une secrète joie, dont toute sa raison ne put défendre son cœur.
On recommença de nouvelles courses : elles eurent un même succès que les premières. Le prince de l'île Paisible, animé par la vue d'Hébé, y fit des merveilles, et fut vainqueur pour la seconde fois ; mais Atimir, ennuyé d'être spectateur de la gloire de son rival, et flatté de la pensée de recevoir un prix de la main d'Hébé, alla se présenter au bout de la lice. Ces rivaux se regardèrent fièrement ; et cette course entre deux si grands princes fut célébrée par les cris des spectateurs, et par le trouble nouveau qu'elle inspira aux princesses. Les princes coururent l'un contre l'autre avec un égal avantage ; ils brisèrent leurs lances sans en être ébranlés. Les applaudissements redoublèrent ; et les princes, sans donner le temps à leurs chevaux de reprendre haleine, retournèrent au bout de la carrière. Ils reprirent de nouvelles lances, et coururent avec le même bonheur et la même adresse que la première fois.
Le roi, qui craignait de voir décider par la fortune un vainqueur entre ces deux rivaux, pour ne pas faire un illustre mécontent, envoya promptement dire de sa part aux princes qu'ils devaient se contenter de la gloire qu'ils avaient acquise, et les prier de terminer les courses de cette journée par la dernière qu'ils venaient de faire. Celui que le roi leur envoyait s'étant approché d'eux, ils écoutèrent sa commission avec assez d'impatience ; surtout Atimir, qui prenant le premier la parole : « Allez dire au roi, lui dit-il, que je serais indigne de l'honneur qu'il me fait de prendre part à ma gloire, si je pouvais souffrir un vainqueur. - Voyons, reprit le prince de l'île Paisible en poussant son cheval avec ardeur, qui mérite le mieux l'estime du roi et les faveurs de la fortune. »
Celui que le roi avait envoyé n'était pas encore retourné auprès de lui, que les deux rivaux, animés par des sentiments plus forts que le désir de remporter le prix de la course, avaient déjà fourni leur carrière. La fortune favorisa l'audacieux Atimir, il fut vainqueur. Le cheval du prince de l'île Paisible, las de tant de belles courses qu'il avait faites, se renversa et fit tomber son maître sur le sable. Quelle joie pour Atimir, et quelle rage pour le malheureux prince de l'île Paisible ! Il se releva promptement, et s'approchant de son rival avant qu'on fût arrivé à eux : « Tu m'as vaincu dans des jeux, Atimir, lui dit-il d'un air qui marquait assez sa colère ; mais c'est avec l'épée que je veux décider tous nos différends. - J'y consens, reprit le fier Atimir ; je t'attendrai demain au lever du soleil, dans le bois qui termine les jardins du palais. » Les juges du camp les joignirent comme ils finissaient ces paroles ; et ils dissimulèrent mutuellement leur colère, de peur que le roi ne s'opposât à leur dessein.
Le prince de l'île Paisible remonta à cheval, et le poussa à toute bride pour s'éloigner du lieu fatal où Atimir venait de le vaincre. Cependant, ce prince alla recevoir le prix de la course de la main d'Hébé, qui le lui présenta avec un embarras qui marquait assez les divers mouvements de son âme ; et Atimir fit, en le recevant, toutes les extravagances d'un homme fort amoureux. Le roi et la reine, qui avaient les yeux attachés sur lui, le remarquèrent ; et mécontents de la fin de cette journée, retournèrent au palais. Atimir, occupé de sa passion, sortit de la lice, sans vouloir être accompagné d'aucun des siens ; et Ilérie, outrée de douleur et de jalousie, retourna à son appartement.
Quels étaient alors les sentiments d'Hébé ! « Il faut partir, disait-elle en elle-même ; quel autre remède pourrait-on trouver aux maux que je sens et à ceux que je prévois ? » Cependant, le roi et la reine résolurent de prier Atimir de se retirer dans son royaume, pour éviter les nouveaux troubles que leur pouvait causer son amour ; ils résolurent aussi de faire la même proposition au prince de l'île Paisible, pour ne point marquer de préférence entre ces deux princes.
Mais, ô prudence trop tardive ! tandis que l'on délibérait du départ des deux princes, ils se disposaient au combat.
Cependant Hébé, en revenant des courses, demanda d'abord où était le prince de l'île Paisible. On lui dit qu'il était dans le jardin du palais, qu'il avait voulu y demeurer seul, et qu'il paraissait fort triste. La belle Hébé crut qu'il était de son devoir d'aller le consoler de la petite disgrâce qui lui était arrivée ; ainsi, sans s'arrêter dans son appartement, elle descendit dans les jardins, suivie seulement de quelques-unes de ses femmes. Elle commençait à chercher le prince de l'île Paisible, quand en entrant dans une allée couverte, elle aperçut l'amoureux Atimir, qui transporté de sa passion, et n'écoutant plus que ce qu'elle lui inspirait, se jeta à genoux à quelques pas de la princesse ; et tirant l'épée qu'il avait reçue ce jour-là de sa main : « Ou écoutez-moi, belle Hébé, lui dit-il, ou laissez-moi mourir à vos pieds. »
Les femmes d'Hébé, effrayées de l'action du prince, se jetèrent sur lui pour tâcher de lui ôter son épée qu'il tournait déjà contre lui-même avec beaucoup de fureur. Hébé, la malheureuse Hébé, voulait fuir ; mais que de raisons pour s'arrêter près de ce qu'on aime ! Le désir de calmer le bruit que pouvait faire cette aventure, le dessein de prier Atimir de chercher à se guérir d'une passion qui leur était si funeste, la pitié que fait naître un objet si touchant, tout enfin arrêta la princesse.
Elle s'approcha du prince. La présence d'Hébé suspendit sa fureur ; il laissa tomber son épée aux pieds de la princesse. Jamais tant de trouble, tant d'amour et tant de douleur n'ont paru dans une conversation d'un quart d'heure. Il n'est point de termes assez tendres pour exprimer ce que sentirent alors ces malheureux amants. Hébé, inquiète de se voir avec Atimir, et si près du prince de l'île Paisible, fit un grand effort sur elle-même pour quitter Atimir ; et elle le quitta, en lui ordonnant de ne la revoir de sa vie. Quel ordre pour Atimir ! Sans le souvenir du combat qu'il devait faire contre le prince de l'île Paisible, il aurait cent fois tourné son épée contre lui-même ; mais il voulait périr en se vengeant de son rival.
Cependant la belle Hébé se retira dans son appartement pour éviter plus sûrement la présence d'Atimir. « Impitoyable fée, s'écria-t-elle, tu ne m'avais prédit que la mort, si je revoyais ce malheureux prince ; et les maux que je sens sont bien plus cruels que la perte de la vie. » Hébé envoya chercher le prince de l'île Paisible dans les jardins et dans tout le palais, et on ne le trouva point ; elle en eut une extrême inquiétude ; on le chercha toute la nuit, mais inutilement, car il s'était caché dans une petit maison rustique au milieu d'un bois, pour être plus sûr que personne ne l'empêcherait de se trouver au lieu destiné pour le combat. Il s'y rendit au lever du soleil, et Atimir y arriva peu de moments après.
Ces deux rivaux, impatients de se venger et de remporter la victoire, tirèrent leurs épées. C'était pour la première fois que le prince de l'île Paisible se servait de la sienne, car il n'y avait jamais de guerre dans son île. Il n'en parut pas un ennemi moins redoutable à Atimir ; il avait peu d'expérience, mais beaucoup de valeur et beaucoup d'amour, il combattit en homme qui méprisait sa vie ; et Atimir soutint dignement dans ce combat la haute réputation qu'il avait acquise. Ces princes étaient animés de trop de différentes passions, pour que la fin de leur combat ne leur fût pas funeste. Après avoir conservé longtemps un égal avantage, ils se portèrent deux coups si furieux que l'un et l'autre tombèrent sur l'herbe, qui fut bientôt toute rouge de leur sang. Le prince de l'île Paisible s'évanouit par la perte du sien ; et Atimir mortellement blessé prononça le nom d'Hébé en expirant pour elle.
Une partie de ceux qui cherchaient le prince de l'île Paisible arrivèrent en ce lieu, et furent saisis de frayeur à la vue de ce cruel spectacle. La princesse Hébé, entraînée par son inquiétude, venait de descendre dans les jardins ; elle courut où elle entendit les cris de ses gens, qui prononçaient confusément les noms des deux princes, et trouva ces objets si funestes et si touchants. Elle crut que le prince de l'île Paisible était mort, comme Atimir ; et en ce moment, ils ne paraissaient point différents l'un de l'autre. Après avoir jeté quelques regards sur ces malheureux princes : « Précieuses vies qui venez d'être sacrifiées pour moi, s'écria douloureusement Hébé, je vais vous venger par la perte de la mienne ! » Après ces mots, elle se jeta sur l'épée fatale qu'Atimir avait reçue d'elle ; et elle s'en perça le sein, avant que ses gens, étonnés de cette cruelle aventure, se fussent mis en devoir de l'en empêcher.
Elle expira, et la fée Anguillette, touchée de tant de malheurs où elle avait opposé autant d'obstacles que sa science lui avait permis, parut au lieu où venaient de se terminer ces belles vies. La fée accusa le destin, et ne put s'empêcher de verser des larmes ; alors songeant à secourir le prince de l'île Paisible, qu'elle savait bien qui n'était pas mort, elle le guérit de sa blessure, et le fit transporter en un moment dans son île, où par le don merveilleux qu'elle y avait attaché, ce prince se consola de la perte qu'il venait de faire, et oublia la passion qu'il avait eue pour Hébé.
Le roi et la reine, qui n'eurent pas un semblable secours, se livrèrent tout entiers à leur douleur, et le temps seul put les consoler. Pour Ilérie, rien ne peut exprimer son désespoir ; elle fut toujours fidèle à sa douleur, et au souvenir de l'ingrat Atimir.
Cependant Anguillette, ayant fait transporter le prince de l'île Paisible dans son royaume, toucha avec sa baguette les restes infortunés de l'aimable Atimir et de la belle Hébé ; dans l'instant même ils se changèrent en deux arbres d'une beauté parfaite. La fée les nomma Charmes, pour conserver à jamais la mémoire de ceux qu'on avait vus briller dans ces malheureux amants.
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