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CONTE - L'Origine de l'Occasion - Madame d'Auneuil
Le hasard passant un jour dans une forêt d'Hircanie, l'ombre fraîche que l'antiquité des arbres dont elle était composée y faisait régner lui donna envie de s'y arrêter quelques heures. Dans ce dessein, cherchant les routes les plus obscures, il arriva sur le bord d'un ruisseau où un gazon parsemé de fleurs champêtres, le conviait de s'y reposer, quand il aperçut une jeune personne d'une beauté douce et touchante, endormie à quelque pas de lui; une rencontre si peu ordinaire le surprit agréablement; il s'avança auprès d'elle, et mettant un genou en terre, il regardait avec plaisir cet aimable objet. La vue de tant de charmes le toucha vivement, ses soupirs lui annoncèrent son amour naissant, et emporté par un mouvement dont il ne fut pas le maître, il prit une de ses belles mains et la baisa; la jeune nymphe s'éveilla, surprise de voir un homme à ses pieds, elle se leva, et voulut s'éloigner, mais le Hasard au désespoir de perdre ce qui commençait de faire le bonheur de sa vie, l'arrêta par sa robe : « Charmante Personne, lui dit-il, où fuyez-vous avec tant de cruauté? Que craignez-vous d'un dieu que vous venez d'enchaîner pour toujours? Écoutez-moi un moment, et m'apprenez à qui je consacre mon cœur et mon amour.» Sympathie, cette belle nymphe se nommait ainsi, trouvant dans les yeux du Hasard ce charmant je ne sais quoi que l'on ne manquait jamais de trouver dans les siens, après lui avoir appris qui elle était, consentit qu'il la vînt voir dans une maison solitaire bâtie dans cette même forêt où elle faisait sa demeure, pour éviter les reproches dont les hommes l'accablaient, de lier souvent des cœurs dont la fortune ne se convenait pas. Le Hasard charmé des bontés de la nymphe, sut si bien en profiter qu'en peu de temps, il la fit consentir de lui donner son cœur et sa main. De cet heureux hyménée, la sympathie mit au jour une fille qui parut dès sa naissance une beauté achevée; sa mère l'éleva avec un soin extrême, et la nomma l'Occasion: elle voulut consulter l'oracle sur sa destinée, les dieux lui répondirent que cette jeune enfant ferait le bonheur de l'univers, que d'elle dépendraient, plus que de l'amour et de la fortune, les faveurs de ces deux divinités; que les hommes empressés à la posséder mettraient tout en usage pour ne la pas perdre; mais qu'étant ordonné par un décret du destin, que rien ne pouvait changer, que les richesses de la fortune et les plaisirs de l'amour seraient donnés aux mortels sans choix de leur mérite, leur étant accordés par des divinités aveugles; qu'étant née avec la lumière, elle aurait pu conduire leurs pas plus justes et renverser l'empire de son père; que le même destin voulait qu'elle allât nue comme l'amour et la fortune, et qu'elle ne pût être arrêtée que par un toupet de cheveux que la nature lui avait placé exprès sur le haut du front, l'ayant fait naître chauve du reste de la tête. Sympathie ravie d'un oracle si glorieux en redoubla ses soins et sa tendresse pour cette aimable fille.
Le bruit de la naissance de cette nouvelle déesse attira les honneurs auprès d'elle pour se la rendre propice; mais l'Occasion craignant de se rendre captive parmi ses adorateurs, prit la fuite et s'éloigna avec vitesse du palais de la nymphe sa mère; ce fut en vain que ces amants malheureux la suivirent, les plus diligents marchaient sur son ombre; mais cet ombre s'éloignait à mesure que cette légère divinité avançait sa course. Enfin leur ardeur diminua avec leurs forces, ils la perdirent de vue dans un bois, dont les sentiers tournoyant dérobèrent à leurs yeux ses traces. L'Occasion s'étant aperçue qu'elle n'était point suivie, charmée d'être délivrée de cette foule importune que l'espérance des biens qu'elle leur pouvait faire, plutôt que son mérite, attachait auprès d'elle, fut se reposer dans une grotte qu'elle aperçut devant elle, elle s'y coucha sur un lit de mousse que la nature semblait avoir fait naître exprès, et s'étant endormie, elle y passa quelques heures dans un silence tranquille.
Un jeune berger qui gardait son troupeau près de cet antre, y vint dans le même dessein que l'Occasion, il fut étonné à la vue de la déesse, et voulut se retirer; mais la curiosité si naturelle aux hommes, lui donna envie de connaître cette belle personne qui ressemblait si fort à la fortune; il s'avança auprès d'elle, ébloui par sa beauté, il laissa tomber sa houlette: le bruit qu'elle fit en tombant réveilla l'Occasion, elle voulut s'enfuir, mais le berger peu instruit du respect que l'on doit à la divinité, l'arrêta par ses cheveux, et l'obligea de se rasseoir: «Berger, lui dit la déesse, tu ne connais pas ton bonheur, je suis l'Occasion que tous les hommes cherchent avec tant de soin, sans me trouver que rarement : et bien souvent quand ils me trouvent, ils n'ont pas l'esprit de m'arrêter, ta rusticité t'a mieux servi que leur politique, profites-en si tu es sage, et garde-toi de me laisser échapper; je contrains l'amour et la fortune de donner leurs biens à ceux qui savent me captiver. Que veux-tu de moi ? - Je veux, dit le berger, que tu me fasses aimer d'une bergère qui méprise mon amour, et que toutes les toisons de mes moutons deviennent d'or, afin que mon insensible, charmée de mes trésors, ne puisse plus me refuser le prix de ma tendresse. - Allons, dit l'Occasion, ne perdons point de temps, mène-moi près de ta bergère.» Le berger transporté de plaisir, conduisit la déesse dans un endroit du bois où il savait que sa cruelle se reposait pendant l'ardeur du soleil ; mais par malheur pour lui, il vit un loup qui emportait un de ses moutons, il quitta l'Occasion pour courir après ce sanguinaire animal ; et cette légère déesse, riant de sa simplicité: « Pauvre Insensé, dit-elle, en prenant sa course, tu perdras ton mouton et ta fortune.» Cependant le berger arriva trop tard au secours de sa brebis, le loup avide de sa curée lui avait ôté la vie, et dévoré une partie de ses entrailles. Cette perte lui fit quelque temps oublier l'Occasion ; mais s'en ressouvenant, il voulut retourner où il l'avait laissée, et ne l'y trouvant plus, il vit avec douleur la faute qu'il avait faite: il fut dans la grotte, il parcourut le bois plus d'une fois, et maudissant l'amour de son troupeau qui lui avait fait échapper la déesse, il employa plusieurs jours à la chercher. Mais il apprit par son expérience que l'Occasion perdue ne se recouvre plus.
(Suivent l'Histoire du chevalier d'Amancour (le chevalier sauve une dame de la noyade et en tombe amoureux) et un extrait de l'histoire de Perse, Antaxaré roi de Perse, tiré de Josèphe et de Philon.)
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