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CONTE - Le Prince des Feuilles page 3
Un jour le prince des Papillons, voyageant pour se divertir aux environs de son empire, aperçut la fée, et surpris de cette rencontre, il la suivit longtemps pour voir ce que deviendrait un monstre si épouvantable. Elle ne remarqua point qu'elle était observée, car le prince, quoique fils du soleil, n'a pu obtenir du destin la liberté de voyager sous une autre forme que celle que nous prenons tous en sortant de notre royaume, parce qu'il était né dans notre île depuis le temps où l'Amour nous avait fait sentir sa vengeance. Cependant il n'était point inconstant comme le sont tous ses sujets, et l'Amour, pour lui faire du moins une petite grâce, avait permis que quand il changerait de figure, il ne serait que d'une couleur, et que cette couleur serait celle qui signifie la fidélité. Sous cette forme, il suivit la fée tant qu'il voulut, il la vit entrer dans sa sombre demeure ; pressé d'un mouvement de curiosité, il y vola après elle, mais quel spectacle l'attendait au fond de cette caverne ! Il y vit une jeune personne plus belle et plus brillante que le jour, qui était couchée sur un lit de gazon et qui paraissait d'une tristesse extrême. De temps en temps, elle essuyait des larmes qui tombaient de ses beaux yeux ; son abattement et la langueur où elle était ne servaient qu'à la faire paraître plus aimable. Le prince des Papillons demeura si touché de cette vue qu'il pensa mille fois oublier la figure qu'il avait alors, pour se souvenir seulement qu'il était éperdument amoureux, et qu'il brûlait de le dire ; il fut retiré d'une si douce rêverie par la voix effrayante de la fée, qui parlait à cette personne avec une dureté épouvantable ; il en ressentit de la douleur et de la colère, et il était au désespoir de n'oser exprimer ni l'un ni l'autre.
La fée, qui par une inquiétude naturelle ne pouvait demeurer longtemps dans un même lieu, sortit bientôt de sa caverne ; alors le prince s'approcha de la jeune personne dont il était si charmé, il vola autour d'elle, et voulant jouir de la seule liberté que sa figure lui permettait, il se reposa sur ses cheveux qui étaient du plus beau blond du monde, et ensuite sur son visage. Il mourait d'envie de lui dire combien il était touché de sa beauté et de sa douleur, mais quel moyen de lui faire croire qu'il était fils du soleil, sans pouvoir paraître devant elle sous sa propre forme ? Et comment lui apprendre la vengeance de l'Amour, et l'inconstance si naturelle aux habitants de son île, en voulant lui persuader qu'il ne cesserait jamais de l'aimer ? Il demeura plusieurs jours dans la caverne ou dans la forêt, dont elle était environnée ; il ne pouvait se résoudre à quitter cette beauté qu'il adorait, et quoiqu'il n'osât lui parler, il la voyait, et c'était assez pour lui faire préférer cet affreux séjour aux agréables lieux où il avait le plaisir de régner, et celui d'être le plus beau prince du monde.
Pendant ce temps où il ne quittait point cette jeune personne, il vit toujours la fée la traiter avec une inhumanité incroyable, et il apprit par leurs discours que cette belle infortunée était la princesse des Linottes ; que la fée, qui était de ses parentes, l'avait enlevée dès sa plus tendre jeunesse pour usurper plus facilement son royaume, qui était une petite île située assez près de celle des Papillons ; ce prince y avait été bien des fois, et il y avait entendu dire que la princesse y avait été enlevée, et qu'on n'avait jamais pu savoir ce qu'elle était devenue. Ce pays s'appelle l'île des Linottes, à cause de la grande quantité qui s'y trouve de cette espèce de petits oiseaux qui portent ce nom. Le prince des Papillons plaignit le malheur de cette aimable princesse ; et pour songer enfin à la délivrer, s'il était possible, il résolut de s'en éloigner ; il vola dans l'île du Jour sans se reposer un moment, il y trouva le prince des Feuilles, avec qui il était lié dès longtemps d'une amitié fort tendre, et qui venait passer une partie de l'année dans l'île des Papillons.
Il conta son aventure à ce prince, et après avoir examiné tous les moyens dont ils se pourraient servir pour remettre cette jeune princesse en liberté, le prince des Feuilles résolut d'aller lui-même dans la forêt de la fée, pour apprendre à la princesse des Linottes le violent amour que le prince des Papillons avait pour elle, et les raisons qui empêcheraient toujours ce malheureux prince de paraître devant elle sous sa véritable figure, si elle ne consentait à se laisser enlever dans l'île des Papillons ; mais le prince des Feuilles paraissait un confident trop redoutable à son ami, qui craignit avec raison que la princesse ne fût plus touchée des charmes d'un prince si parfait, que du récit de l'amour d'un autre prince dont elle n'avait jamais entendu parler ; il se plaignit de la cruauté de son destin, il chercha quelque autre moyen de déclarer son amour à la princesse, mais ce fut inutilement : tout autre qu'un demi-dieu ne pouvait approcher de la demeure de la fée, sans ressentir sur-le-champ les funestes effets de sa vengeance.
Il s'embarqua donc avec le prince des Feuilles, agité d'une jalouse crainte ; il lui semblait que ce prince ne pourrait conserver un seul moment, à la vue de cette belle princesse, l'insensibilité dont il avait toujours fait gloire ; l'Amour, touché de l'état funeste où il l'avait réduit, voulut du moins le rassurer contre cette juste crainte, et triompher en même temps de l'insensible cœur du prince des Feuilles. C'était par vous, belle princesse, continua le papillon, que ce dieu en attendait la victoire, et vous seule étiez digne de l'obtenir ; ce fut ce même jour de l'embarquement des deux princes qu'ils virent de loin sur un rocher une illumination si brillante que le prince des Feuilles, poussé par sa destinée plutôt que par sa curiosité, ordonna aux poissons ailés qui conduisaient le berceau de myrtes dans lequel il était, de s'approcher du lieu d'où partait une si vive lumière. Vous savez le reste de cette aventure, le prince des Feuilles vous trouva dans la forêt des hyacinthes, et laissa à vos pieds une liberté qui lui était si chère, et que jusqu'à cet instant il avait toujours conservée. Pressé par l’impatience du prince des Papillons qui n'avait souffert qu'à regret qu'il s'arrêtât sur ce rivage, il s'arracha avec une peine infinie d'un lieu où son cœur et ses désirs auraient voulu l'arrêter pour toujours ; ils continuèrent leur voyage, et le prince des Papillons fut si satisfait de voir le prince des Feuilles véritablement amoureux et si éloigné de devenir son rival, qu'il ne douta point que ce ne fût un présage assez heureux pour devoir se promettre un bonheur parfait dans tout le reste de son entreprise.
Ils arrivèrent dans la forêt de la fée de la Grotte, ils entrèrent dans sa triste demeure, et l'Amour, qui avait résolu de les favoriser, leur fit trouver la belle princesse des Linottes seule et endormie ; il n'y avait point de temps à perdre, le prince des Feuilles l'emporta dans le berceau de verdure, où le prince des Papillons le suivit ; la fée revint dans ce moment, elle fit des cris horribles à la vue de cet enlèvement, elle crut pouvoir l'empêcher par son art, et se venger de celui qui venait d'emmener la princesse des Linottes, mais ses enchantements furent inutiles contre le prince des Feuilles qui s'éloigna en peu de temps de ce triste rivage.
Cependant la jeune princesse se réveilla, et elle fut agréablement surprise du lieu où elle se trouvait et de la présence du prince des Feuilles ; mais ce fut un étonnement agréable, qui augmenta par les discours de ce prince qui lui apprit les effets de sa beauté, qu'elle était délivrée de la tyrannie de la fée, et qu'elle pouvait dorénavant régner dans son empire et dans un royaume encore plus beau que le sien. Le prince des Papillons lui parla de son amour avec tant de vivacité et de tendresse que la princesse sentit une curiosité' infinie de le voir sous sa véritable figure, dont elle a avoué depuis qu'elle se fit dès ce moment la plus belle idée du monde. Ils continuèrent de voguer, et en peu de jours ils arrivèrent dans l'île des Papillons, dont le prince se hâta de toucher la terre pour paraître enfin aux yeux de la princesse, tel qu'il était. Sa vue ne démentit point l'aimable idée qu'elle s'en était faite, il fut assez heureux pour plaire, et il en aima encore plus tendrement. La princesse des Linottes envoya dans son île apprendre à ses sujets quelle avait été son aventure, ils vinrent la trouver en foule, et ce fut en leur présence qu'elle accepta le cœur et l'empire de l'heureux prince des Papillons ; cependant le prince des Feuilles l'avait quittée dès le moment qu'il l'eut conduite dans son île pour retourner près de vous, belle princesse, où son impatience et ardent amour le pressaient sans cesse de se rendre. »
Ravissante écoutait le papillon avec une attention extrême, quand elle vit entrer dans sa chambre le prince Ariston avec une fureur sur le visage dont elle craignait les effets. « Le destin me menace, s'écria-t-il en entrant, et puisqu'il me promet un grand malheur, c'est sans doute celui de vous perdre ; il n'en est plus d'autre où mon cœur puisse se trouver assez sensible pour mériter de m'être prédit ; voyez, madame, continua-t-il en s'adressant à Ravissante, voyez de quelle couleur deviennent les murs de cette tour, c'est un signe assuré pour moi d'une prochaine infortune. » Comme les malheurs d'Ariston étaient un bonheur pour Ravissante, elle regarda ce que le prince lui faisait remarquer, et elle s'aperçut qu'effectivement cette pierre bleue perdait sa première couleur, et qu'elle commençait à devenir verte ; elle en eut de la joie, parce qu'elle ne douta pas que ce ne fût un présage assuré de l'arrivée du prince des Feuilles. Cette joie que le malheureux Ariston remarqua dans ses yeux redoubla son désespoir. Que ne dit-il point à Ravissante ! Et devenu sincère par l'excès de sa douleur, il lui apprit qu'il l'aimait assez pour ne point cesser de l'adorer, quoiqu'il fût assuré d'être malheureux toute sa vie. « Je ne saurais douter de mon infortune, dit-il à la princesse, les destins m'ont promis comme à vous que je serais toujours misérable si je n'étais toujours fidèle à la première impression que l'amour ferait dans mon cœur ; et quel moyen d'accomplir cet ordre cruel ? Quand on vous voit après avoir déjà été sensible, on oublie tout jusqu'aux soins de son bonheur, pour ne penser qu'à vous aimer, et pour ne chercher qu'à vous plaire. Une jeune princesse de la cour du roi mon père m'avait paru digne de mes vœux, je croyais ne songer qu'à retourner auprès d'elle, quand j'aurais passé ici quelque temps ; mais un moment de votre vue renversa tous mes projets, ma raison et mon cœur furent également d'accord dans mon changement, et je ne crus rien d'impossible au tendre amour que vous m'aviez inspiré ; je me flattai même qu'il pourrait changer les destinées, mais vos rigueurs toujours constantes m'ont appris que je m'étais trompé, et qu'il ne me reste plus d'autre espérance que celle de mourir bientôt pour vous. »
Le prince Ariston finissait ces paroles qui le faisaient paraître à Ravissante digne au moins de quelque pitié, quand ils virent en l'air un trône de feuillages, soutenu par un nombre infini de papillons ; un d'entre eux qui était tout bleu, et que cette couleur fit reconnaître à Ravissante pour le fils du soleil, vola auprès d'elle, et lui dit « Venez, belle princesse, c'est aujourd'hui que vous allez reprendre votre liberté, et rendre heureux le plus aimable prince du monde. » Les papillons posèrent le trône jusqu'auprès de Ravissante, elle s'y assit, et ils l'enlevèrent.
Ariston, désespéré d'avoir perdu la princesse, ne consulta plus que l'excès de sa douleur, et se précipita dans la mer ; la fée abandonna aussitôt ce rocher que cette mort venait de lui rendre si funeste, et pour marquer sa fureur, elle le brisa avec la tour par un coup de tonnerre en un nombre infini de morceaux, qui furent transportés par les flots et par les vents en divers endroits de la mer ; c'est de cette espèce de pierre que l'on a fait depuis des bagues que l'on a nommées turquoises ; celles qui sont encore appelées de vieille roche sont faites des restes de ce rocher dispersé, et les autres sont seulement des pierres qui leur ressemblent ; le souvenir du malheur prédit au prince Ariston par le changement de couleur qui arriva aux murs de la tour a passé jusqu'à nous : on dit encore que ces bagues deviennent vertes, quand il doit arriver quelque malheur à ceux qui les portent, et l'on assure même que c'est d'ordinaire les malheurs qui regardent l'amour qu'elles ont accoutumé de prédire.
Pendant que la fée exprimait sa douleur par la destruction de son île, le prince des Papillons, satisfait d'avoir rendu au prince des Feuilles un service semblable à celui qu'il avait reçu de lui, conduisit en volant la belle Ravissante jusque dans un vaisseau de joncs, ornés de guirlandes de fleurs, où le prince des Feuilles l'attendait avec toute l'impatience qu'un violent amour peut causer. L'on ne saurait exprimer le plaisir qu'il ressentit en voyant arriver la princesse, jamais la joie et l'amour ne parurent plus vivement que dans le cœur et dans les discours de ce prince ; il fit voguer en diligence' vers l'île du Jour ; le prince des Papillons s'envola pour rejoindre plus tôt l'aimable princesse des Linottes ; Ravissante envoya deux papillons au roi son père pour lui apprendre quelle avait été sa fortune ; le bon roi en loua les destinées, et se rendit en peu de temps dans l'île du Jour, où le prince des Feuilles et la belle Ravissante régnèrent avec toute la félicité imaginable, et furent toujours heureux, parce qu'ils ne cessèrent jamais d'être amoureux et fidèles.
Qu'on doit porter d'envie au sort de Ravissante !
Par une ardeur vive et constante
L'Amour lui prodigua ses trésors précieux ;
Pour en pouvoir jouir comme elle,
Hélas ! que l'on serait heureux,
S'il suffisait d'être fidèle.
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