• CONTE - Serpentin Vert page 2

    De quelque côté qu'elle pût jeter les yeux, elle ne vit rien qui adoucît son désespoir, la nuit s'approchait, elle n'avait aucune provision pour manger, et ne savait où se retirer : « Je croyais, dit-elle, tristement finir mes jours dans la mer; sans doute c'est ici leur dernière période, quelque monstre marin viendra me dévorer, ou le manque de nourriture m'ôtera la vie.» Elle s'assit au plus haut du rocher; tant qu'il fit jour elle regarda la mer, et lorsque la nuit fut tout à fait venue, elle ôta sa jupe de taffetas zinzolin dont elle se couvrit la tête et le visage, puis elle resta ainsi, bien inquiète de ce qui s'allait passer.

    Enfin elle s'endormit, et il lui sembla qu'elle entendait divers instruments; elle demeura persuadée qu'elle rêvait; mais au bout d'un moment, elle entendit chanter ces vers, qui semblaient faits pour elle:

    Souffrez qu'ici l'Amour vous blesse,

    L'on y ressent ses tendres feux,

    Ce dieu bannit notre tristesse,

    Nous nous plaisons dans ce séjour heureux. Souffrez qu'ici l'Amour vous blesse,

    L'on y ressent ses tendres feux.

    L'attention qu'elle fit à ces paroles la réveilla tout à fait: «De quel bonheur et de quelle infortune suis-je menacée, dit-elle, en l'état où je suis, reste-t-il encore de beaux jours ?» Elle ouvrit les yeux avec quelque sorte de crainte, appréhendant de se trouver environnée de monstres; mais quelle fut sa surprise, lorsqu'au lieu de ce rocher affreux et sauvage, elle se trouva dans une chambre toute lambrissée d'or, le lit où elle était couchée répondait parfaitement à la magnificence du plus beau palais de l'univers : elle se faisait là-dessus cent questions, ne pouvant croire qu'elle fût bien éveillée. Enfin elle se leva, et courut ouvrir une porte vitrée qui donnait sur un spacieux balcon, d'où elle découvrit toutes les beautés que la nature, secondée de l'art, peut ménager sur la terre: des jardins remplis de fleurs, de fontaines, de statues et d'arbres rares, des forêts en éloignement, des palais dont les murs étaient ornés de pierreries, les toits de perles, si merveilleusement faits que c'étaient autant de chefs-d’œuvre; une mer douce et paisible, couverte de mille sorte de bâtiments différents, dont les voiles, les banderoles et les flammes agitées par les vents, faisaient l'effet du monde le plus agréable à la vue.

    «Dieux ! justes dieux, s'écria-t-elle, que vois-je, où suis-je? Quelle surprenante métamorphose, qu'est donc devenu cet épouvantable rocher, qui semblait menacer les cieux de ses pointes sourcilleuses? Est-ce moi qui péris hier dans une barque, et qui fut sauvée par le secours d'un serpent?» Elle parlait ainsi, elle se promenait, elle s'arrêtait; enfin elle entendit quelque bruit dans son appartement, elle y entra, et vit venir à elle cent pagodes vêtus et faits de cent manières différentes; les plus grands avaient une coudée de haut, et les plus petits n'avaient pas plus de quatre doigts; les uns beaux, gracieux, agréables; les autres hideux, et d'une laideur effrayante : ils étaient de diamants, d'émeraudes, de rubis, de perle, de cristal, d'ambre, de corail, de porcelaine, d'or, d'argent, d'airain, de bronze, de fer, de bois, de terre: les uns sans bras, les autres sans pieds, des bouches à l'oreille, des yeux de travers, des nez écrasés: en un mot il n'y a pas plus de différence entre les créatures qui habitent le monde, qu'il y en avait entre ces pagodes.

    Ceux qui se présentèrent devant la princesse étaient les députés du royaume; après lui avoir fait une harangue, mêlée de quelques réflexions très judicieuses, ils lui dirent pour la divertir que depuis quelque temps ils voyageaient dans le monde, mais que pour en obtenir la permission de leur souverain, ils lui faisaient serment, en partant, de ne point parler; qu'il y en avait même de si scrupuleux qu'ils ne voulaient remuer ni la tête, ni les pieds, ni les mains: mais que cependant la plupart ne pouvaient s'en empêcher, qu'ils couraient ainsi l'univers, et que lorsqu'ils étaient de retour, ils réjouissaient leur roi par le récit de tout ce qui se passait de plus secret dans les différentes Cours où ils étaient reçus. «C'est, madame, ajoutèrent ces députés, un plaisir que nous vous donnerons quelquefois, car nous avons ordre de ne rien oublier pour vous désennuyer: au lieu de vous apporter des présents, nous venons vous divertir par nos chansons et par nos danses.» Ils se mirent aussitôt à chanter ces paroles, en dansant en danse ronde, avec des tambours de basque et des castagnettes:

    Les plaisirs sont charmants,

    Lorsqu'ils suivent les peines,

    Les plaisirs sont charmants

    Après de longs tourments:

    Ne brisez point vos chaînes

    Jeunes amants.

    Les plaisirs sont charmants.

    Lorsqu'ils suivent les peines,

    Les plaisirs sont charmants

    Après de longs tourments.

    A force de souffrir des rigueurs inhumaines,

    Vous trouverez d'heureux moments.

    Les plaisirs sont charmants,

    Lorsqu'ils suivent les peines,

    Les plaisirs sont charmants

    Après de longs tourments.

    Lorsqu'ils eurent fini, le député qui avait porté la parole dit à la princesse: «Voici, madame, cent pagodines, qui sont destinées à l'honneur de vous servir, tout ce que vous voudrez au monde s'accomplira, pourvu que vous restiez parmi nous.» Les pagodines parurent à leur tour; elles tenaient des corbeilles proportionnées à leur taille, remplies de cent choses différentes si jolies, si utiles, si bien faites et si riches, que Laideronnette ne se lassait point d'admirer, de louer, et de se récrier sur les merveilles qu'elle voyait. La plus apparente des pagodines, qui était une petite figure de diamants, lui proposa d'entrer dans la grotte des bains, parce que la chaleur augmentait; la princesse marcha du côté qu'elle lui montrait, entre deux rangs de gardes du corps d'une taille et d'une mine à faire mourir de rire; elle trouva deux cuves de cristal garnies d'or, pleines d'eau d'une odeur si bonne et si rare qu'elle en demeura surprise, un pavillon de drap d'or, mêlé de vert s'élevait au-dessus; elle demanda pourquoi il y avait deux cuves, on lui dit que l'une était pour elle, et l'autre pour le souverain des pagodes. «Mais, s'écria-t-elle, en quel endroit est-il?- Madame, lui dit-on, il fait à présent la guerre, vous le verrez à son retour.» La princesse demanda encore s'il était marié: on lui dit que non, et qu'il était si aimable, qu'il n'avait trouvé jusqu’alors personne digne de lui. Elle ne poussa pas plus loin sa curiosité, elle se déshabilla, et se mit dans le bain. Aussitôt pagodes et pagodines se mirent à chanter et à jouer des instruments; tels avaient des théorbes, faits d'une coquille de noix, tels avaient des violes, faites d'une coquille d'amande, car il fallait bien proportionner les instruments à leurs tailles: mais tout cela était si juste et s'accordait si bien, que rien ne réjouissait davantage que ces sortes de concerts.

    Lorsque la princesse fut sortie du bain, on lui présenta une robe de chambre magnifique; plusieurs pagodes, qui jouaient de la flûte et du hautbois, marchaient devant elle; plusieurs pagodines la suivaient, chantant des vers à sa louange: elle entra ainsi dans une chambre, où sa toilette était mise. Aussitôt pagodines darnes d'atours, pagodines femmes de chambre, allaient et venaient, la coiffaient, l'habillaient, la louaient, l'applaudissaient, il n'était plus question de laideur, de jupe zinzolin ni de ruban gras.

    La princesse était véritablement étonnée: «Qu'est-ce qui peut, disait-elle, me procurer un bonheur si extraordinaire? Je suis sur le point de périr, j'attends la mort, je ne puis espérer autre chose, et cependant je me trouve tout d'un coup dans le lieu du monde le plus agréable, le plus magnifique et où l'on me témoigne le plus de joie de me voir!» Comme elle avait infiniment de l'esprit et de la bonté, elle faisait si bien que toutes les petites créatures qui l'approchaient demeuraient charmées de ses manières.

    Tous les jours à son lever, elle avait de nouveaux habits, nouvelles dentelles, nouvelles pierreries; c'était trop de dommage, qu'elle fût si laide: mais cependant, elle qui ne pouvait se souffrir, commença de se trouver moins désagréable, par le grand soin que l'on prenait de la parer. Il n'y avait point d'heures où quelques pagodes n'arrivassent, et ne lui rendissent compte des choses les plus secrètes et les plus curieuses qui se passaient dans le monde, des traités de paix, des ligues pour faire la guerre, trahisons et ruptures d'amants, infidélités de maîtresses, désespoirs, raccommodements, héritiers déçus, mariages rompus, vieilles veuves qui se remariaient fort mal à propos, trésors découverts, banqueroutes, fortunes faites en un moment, favoris tombés, sièges de places, maris jaloux, femmes coquettes, mauvais enfants, villes abîmées: enfin que ne venaient-ils pas dire à la princesse pour la réjouir ou pour l'occuper? Il y avait quelquefois des pagodes qui avaient le ventre si enflé et les joues si bouffies, que c'était une chose surprenante. Quand elle leur demandait pourquoi ils étaient ainsi, ils lui disaient: «Comme il ne nous est pas permis de rire ni de parler dans le monde, et que nous y voyons faire sans cesse des choses toutes risibles, et des sottises presque intolérables, l'envie d'en railler est si forte que nous en enflons, et c'est proprement une hydropisie de rire, dont nous guérissons dès que nous sommes ici.» La princesse admirait le bon esprit de la gente pagodine; car effectivement l'on pourrait bien enfler de rire, s'il fallait rire de toutes les impertinences que l'on voit.

    Il n'y avait point de soir que l'on ne jouât une des plus belles pièces de Corneille ou de Molière. Le bal était très fréquent, et les plus petites figures, pour tirer avantage de tout, dansaient sur la corde, afin d'être mieux vues: au reste, les repas qu'on servait à la princesse pouvaient passer pour des festins de fête solennelle. On lui apportait des livres sérieux, de galants, d'historiques, enfin les jours s'écoulaient comme des moments, quoiqu'à la vérité toutes ces pagodes si spirituelles lui parussent d'une petitesse insupportable; car il arrivait souvent qu'allant à la promenade, elle en mettait une trentaine dans ses poches pour l'entretenir, c'était la plus plaisante chose du monde de les entendre caqueter avec leur petite voix, plus claire que celle des marionnettes.

    Il arriva une fois que la princesse, ne dormant point, disait: «Que deviendrai-je, serai-je toujours ici? Ma vie se passe plus agréablement que je n'aurais osé l'espérer, cependant il manque quelque chose à mon cœur, j'ignore ce que c'est, mais je commence à sentir que cette suite des mêmes plaisirs, qui n'est variée par aucun événement, me semble insipide. - Hé ! princesse, lui dit une voix, n'est-ce pas votre faute? Si vous vouliez aimer, vous sauriez bien vite que l'on peut rester longtemps avec ce qu'on aime, dans un palais et même dans une solitude affreuse, sans souhaiter d'en sortir. - Quel pagode me parle? répondit-elle. Quels pernicieux conseils me donne-t-il, contraires à tout le repos de ma vie? - Ce n'est point un pagode, répondit-on, qui vous avertit d'une chose que vous ferez tôt ou tard; c'est le malheureux souverain de ce royaume qui vous adore, madame, et qui n'oserait vous le dire qu'en tremblant. - Un roi m'adore, répliqua la princesse, ce roi a-t-il des yeux? Ou s'il [n'] est aveuglé, a-t-il vu que je suis la plus laide personne du monde? - Je vous ai vue, madame, répliqua l'invisible, je ne vous ai point trouvée telle que vous vous représentez, et soit votre personne, votre mérite ou vos disgrâces, je vous le répète, je vous adore: mais mon amour respectueux et craintif m'oblige à me cacher. - Je vous en ai de l'obligation, reprit la princesse, que ferais-je, hélas ! si j'aimais quelque chose? - Vous feriez la félicité de celui qui ne peut vivre sans vous, lui dit-il, mais si vous ne lui permettez pas de paraître, il n'oserait le faire. - Non, dit la princesse, non, je ne veux rien voir qui m'engage trop fortement.» On cessa de lui répondre, et elle fut le reste de la nuit très occupée de cette aventure.

    Quelque résolution qu'elle eût prise de ne rien dire qui eût le moindre rapport à cette aventure, elle ne put s'empêcher de demander aux pagodes si leur roi était de retour. Ils lui dirent que non. Cette réponse qui s'accordait mal avec ce qu'elle avait entendu l'inquiéta, elle ne laissa pas de demander encore si leur roi était jeune, et bien fait. On lui dit qu'il était jeune, qu'il était bien fait et fort aimable. Elle demanda si l'on avait souvent de ses nouvelles. On lui dit que l'on en avait tous les jours. «Mais sait-il, ajouta-t-elle, que je suis dans son palais? - Oui, madame, répliqua-t-on, il sait tout ce qui se passe à votre égard, il s'y intéresse, et l'on fait partir d'heure en heure des courriers qui vont lui apprendre de vos nouvelles.» Elle se tut et commença à rêver beaucoup plus souvent qu'elle n'avait accoutumé de le faire.


  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :