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CONTE - Serpentin Vert page 3
Quand elle était seule, la voix lui parlait: elle en avait quelquefois peur, mais elle lui faisait quelquefois plaisir; car il n'y avait rien de si galant que tout ce qu'elle lui disait. «Quelque résolution que j'aie faite de ne jamais aimer, répondait la princesse, et quelque raison que j'aie de défendre mon cœur d'un engagement qui ne lui pourrait être que fatal, je vous avoue cependant que je serais bien aise de connaître un roi dont le goût est aussi bizarre que le vôtre: car s'il est vrai que vous m'aimiez, vous êtes peut-être le seul dans le monde, qui puissiez avoir une semblable faiblesse pour une personne aussi laide que moi. - Pensez tout ce qu'il vous plaira de mon caractère, mon adorable princesse, lui répondait la voix, je trouve assez de quoi le justifier dans votre mérite, ce n'est pas cela aussi ce qui m'oblige à me cacher, j'en ai des sujets si tristes que si vous les saviez, vous ne pourriez nie refuser votre pitié.» La princesse alors pressait la voix de s'expliquer; mais la voix ne parlait plus, elle entendait seulement pousser de longs soupirs; toutes ces choses l'inquiétaient, et quoique ce fût un amant inconnu et caché, il lui rendait mille soins, à joindre que le lieu où elle était lui faisait souhaiter une compagnie plus convenable que celle des pagodes. Cela fut cause qu'elle commença de s'ennuyer partout, la voix seule de son invisible avait le pouvoir de l'occuper agréablement.
Une des nuits la plus obscure de l'année, où elle s'était endormie, elle s'aperçut en se réveillant que quelqu'un était assis proche de son lit; elle crut que c'était la pagodine de perles, qui, ayant plus d'esprit que les autres, venait quelquefois l'entretenir. La princesse avança le bras pour la prendre; mais on lui prit la main, on la serra, on la baisa, quelques larmes tombèrent dessus, on était si saisi qu'on ne pouvait parler; elle ne douta point que ce ne fût le roi invisible: « Que me voulez-vous donc, lui dit-elle en soupirant, puis-je vous aimer sans vous connaître et sans vous voir? - Ah ! madame, répondit-on, quelles conditions attachez-vous à la douceur de vous plaire? Il m'est impossible de me laisser voir. La méchante Magotine, qui vous a joué un si mauvais tour, est la même qui m'a condamné à une pénitence de sept ans, il y en a déjà cinq d'écoulés, il m'en reste encore deux, dont vous adoucirez toute l'amertume si vous voulez bien me recevoir pour époux; vous allez penser que je suis un téméraire, et que ce que je vous demande est absolument impossible: mais, madame, si vous saviez jusqu'où va ma passion, jusqu'où va l'excès de mes malheurs, vous ne refuseriez point la grâce que je vous demande.»
Laideronnette s'ennuyait, comme je l'ai déjà dit, elle trouvait que le roi invisible avait tout ce qui pouvait plaire dans l'esprit, et l'amour se saisit de son cœur, sous le nom spécieux d'une généreuse pitié. Elle répliqua qu'il fallait encore quelques jours pour se pouvoir résoudre: c'était beaucoup de l'avoir amenée jusqu'à ne différer que de quelques jours une chose dont on n'osait se flatter: les fêtes et les concerts redoublèrent, on ne chantait plus devant elle que les chants d'hyménée: on lui apportait sans cesse des présents d'une magnificence qui surpassait tout ce que l'on avait jamais vu; l'amoureuse voix, assidue auprès d'elle, lui faisait sa cour dès qu'il était nuit, et la princesse se retirait de meilleure heure, pour avoir plus de temps à l'entretenir.
Enfin elle consentit de prendre le roi invisible pour époux, et elle lui promit de ne le voir qu'après que sa pénitence serait achevée. « Il y va de tout pour vous et pour moi, lui dit-il: si vous aviez cette imprudente curiosité, il faudrait que je recommençasse ma pénitence, et que vous en partageassiez la peine avec moi; mais si vous pouvez vous empêcher de suivre les mauvais conseils qu'on vous donnera, vous aurez la satisfaction de me trouver selon votre cœur, et de retrouver en même temps la merveilleuse beauté que la méchante Magotine vous a ôtée.» La princesse ravie de cette nouvelle espérance fit mille serments à son époux de n'avoir aucune curiosité contraire à ses désirs; ainsi les noces s'achevèrent sans bruit et sans éclat, le cœur et l'esprit n'y trouvèrent pas moins leur compte.
Comme tous les pagodes cherchaient avec empressement à divertir leur nouvelle reine, il y en eut un qui lui apporta l'histoire de Psyché, qu'un auteur des plus à la mode venait de mettre en beau langage: elle y trouva beaucoup de choses qui avaient du rapport à son aventure, et il lui prit une si violente envie de voir chez elle son père et sa mère, avec sa sueur et son beau-frère, que quelque chose au monde que pût lui dire le roi, rien ne fut capable de lui ôter cette fantaisie. « Le livre que vous lisez, ajouta-t-il, vous peut faire connaître dans quels malheurs Psyché tomba. Hé ! de grâce, profitez-en pour les éviter.» Elle promit plus qu'il ne lui demandait; enfin un vaisseau chargé de pagodes et de présents magnifiques fut dépêché avec des lettres de la reine Laideronnette à la reine sa mère. Elle la conjurait de la venir voir dans son royaume, et les pagodes eurent pour cette fois seulement la permission de parler ailleurs que chez eux.
La perte de la princesse n'avait pas laissé que de trouver de la sensibilité dans ses proches, on la croyait périe, de sorte que ses lettres furent infiniment agréables à la Cour; et la reine, qui mourait d'envie de la revoir, ne résista pas un moment à partir avec sa fille et son gendre. Les pagodes, qui savaient seuls le chemin du royaume, y conduisirent toute la famille royale, et lorsque Laideronnette vit ses parents, elle pensa mourir de joie; elle lut et relut Psyché pour être en garde sur tout ce qu'on lui dirait, et sur tout ce qu'elle devait répondre: mais elle eut beau faire, elle s'égara en cent endroits: tantôt le roi était à l'armée, tantôt il était malade et de si mauvaise humeur qu'il ne voulait voir personne, tantôt il faisait un pèlerinage, puis il était à la chasse ou à la pêche. Enfin il semblait qu'elle était gagée pour ne rien dire qui vaille, et que la barbare Magotine lui avait renversé l'esprit. Sa mère et sa sueur en raisonnèrent ensemble; il fut conclu qu'elle les trompait, et que peut-être elle se trompait elle-même, de sorte que par un zèle assez mal réglé, elles résolurent de lui parler: elles s'en acquittèrent avec tant d'adresse qu'elles jetèrent dans son esprit mille craintes et mille doutes; après s'être longtemps défendue de convenir de ce qu'elles lui disaient, elle avoua que jusqu'alors, elle n'avait point vu son époux, mais qu'il avait tant de charmes dans sa conversation que c'était assez de l'entendre pour être contente, qu'il était en pénitence encore pour deux ans, et qu'après ce temps là, non seulement elle devait le voir, mais qu'elle deviendrait belle comme l'astre du jour. «Ah! malheureuse, s'écria la reine, que les panneaux qu'on te tend sont grossiers ! Est-il possible que tu croies avec une si grande simplicité de tels contes ? Ton mari est un monstre, et cela ne peut être autrement, car tous les pagodes dont il est le roi sont de vrais magots. - Je croirais bien plutôt, répliqua Laideronnette, que c'est le dieu d'Amour lui-même. - Quelle erreur ! s'écria la reine Bellotte, l'on dit à Psyché qu'elle avait un monstre pour époux, et elle trouva que c'était l'Amour: vous êtes entêtée que l'Amour est le vôtre, et assurément c'est un monstre; tout au moins mettez votre esprit en repos, éclaircissez-vous sur une chose si aisée.» La reine en dit autant, et son gendre encore davantage.
La pauvre princesse demeura si confuse et si troublée, qu'après avoir renvoyé toute sa famille avec des présents qui payaient de reste le taffetas zinzolin et le ruban de manchon, elle résolut, quoiqu'il en pût arriver, de voir son mari. Ah! curiosité fatale, dont mille affreux exemples ne peuvent nous corriger, que tu vas coûter cher à cette malheureuse princesse ! Elle aurait eu bien du regret de ne pas imiter sa devancière Psyché, de sorte qu'elle cacha une lampe comme elle, et s'en servit pour regarder ce roi invisible, si cher à son cœur. Mais quel cri épouvantable ne fit-elle pas, lorsqu'au lieu du tendre Amour blond, blanc, jeune et tout aimable, elle vit l'affreux Serpentin Vert aux longs crins hérissés? Il s'éveilla transporté de rage et de désespoir: « Barbare, s'écria-t-il, est-ce là la récompense de tant d'amour?» La princesse ne l'entendait plus, la peur l'avait fait évanouir, et Serpentin était déjà bien loin.
Au bruit de toute cette tragédie, quelques pagodes étaient accourus; ils couchèrent la princesse, ils la secoururent, et lorsqu'elle fut revenue, elle se trouva dans un état où l'imagination ne peut atteindre; combien se reprochait-elle le mal qu'elle allait procurer à son mari? Elle l'aimait tendrement, mais elle abhorrait sa figure, et elle aurait voulu pour la moitié de sa vie ne l'avoir pas vu.
Cependant ses tristes rêveries furent interrompues par quelques pagodes, qui entrèrent d'un air effrayé dans sa chambre; ils venaient l'avertir que plusieurs vaisseaux remplis de marionnettes, ayant Magotine à leur tête, étaient entrés sans obstacle dans le port. Les marionnettes et les pagodes sont ennemis de tout temps: ils sont en concurrence sur mille choses, et les marionnettes ont même le privilège de parler partout, ce que les pagodes n'ont point. Magotine était leur reine, l'aversion qu'elle avait pour le pauvre Serpentin Vert et pour l'infortunée Laideronnette l'obligea d'assembler des troupes, dans la résolution de les venir tourmenter au moment que leurs douleurs seraient les plus vives.
Elle n'eut pas de peine à réussir dans ses projets, car la reine était si désolée, qu'encore qu'on la pressât de donner les ordres nécessaires, elle s'en défendit, assurant qu'elle n'entendait point la guerre: l'on assembla par son ordre les pagodes qui s'étaient trouvés dans des villes assiégées et dans le cabinet des plus grands capitaines, elle leur ordonna de pourvoir à toutes choses et s'enferma ensuite dans son cabinet, regardant d'un œil presque égal tous les événements de la vie.
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