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CONTE - Serpentin Vert page 4
Magotine avait pour général le fameux Polichinelle, qui savait bien son métier, et qui avait un gros corps de réserve, composé de mouches guêpes, de hannetons et de papillons, qui firent merveilles contre quelques grenouilles et quelques lézards armés à la légère. Ils étaient depuis longtemps à la solde des pagodes, à la vérité plus redoutables par leur nom que par leur valeur.
Magotine se divertit quelque temps à voir le combat, pagodes et pagodines s'y surpassèrent: mais la fée d'un coup de baguette dissipa tous ces superbes édifices: ces charmants jardins, ces bois, ces prés, ces fontaines furent ensevelis sous leurs propres ruines, et la reine Laideronnette ne put éviter la dure condition d'être esclave de la plus maligne fée qui sera jamais, quatre ou cinq cents marionnettes l'obligèrent de venir jusqu'où était Magotine. «Madame, lui dit Polichinelle, voici la reine des pagodes, que j'ose vous présenter. - Je la connais il y a longtemps, dit Magotine: elle est cause que je reçus un affront le jour de sa naissance, je ne l'oublierai jamais. - Hélas ! madame, lui dit la reine, je croyais que vous vous en étiez suffisamment vengée, le don de laideur que vous me distribuâtes au suprême degré, pourrait avoir satisfait une personne moins vindicative que vous. - Comme elle cause, dit la fée, voici un docteur de nouvelle édition, votre premier emploi sera d'enseigner la philosophie à mes fourmis, préparez-vous à leur donner tous les jours une leçon. - Comment m'y prendrai-je, madame, répliqua la reine affligée, je ne sais point la philosophie, et quand je la saurais, vos fourmis sont-elles capables de l'apprendre? - Voyez, voyez cette raisonneuse. s'écria Magotine: hé bien !reine, vous ne leur apprendrez pas la philosophie; mais vous donnerez à tout le monde, malgré vous, des exemples de patience qu'il sera difficile d'imiter.»
Là-dessus elle lui fit apporter des souliers de fer si étroits, que la moitié de son pied n'y pouvait entrer; mais cependant il fallut bien les chausser, cette pauvre reine eut tout le temps de pleurer et de souffrir: «Oh çà ! dit Magotine, voici une quenouille chargée de toile d'araignée, je prétends que vous la filiez aussi fine que vos cheveux, et je ne vous donne que deux heures. - Je n'ai jamais filé, madame, lui dit la reine, mais encore que ce que vous voulez me paraisse impossible, je vais essayer de vous obéir.» On la conduisit aussitôt dans le fond d'une grotte très obscure, on la ferma avec une grosse pierre, après lui avoir donné un pain bis et une cruche d'eau.
Lorsqu'elle voulut filer cette crasseuse toile d'araignée, son fuseau trop pesant tombait cent et cent fois en terre, elle eut la patience de le ramasser autant, et de recommencer l'ouvrage à plusieurs reprises; mais c'était toujours inutilement. «Je connais bien à cette heure, dit-elle, l'excès de mon malheur, je suis livrée à l'implacable Magotine; elle n'est pas contente de m'avoir dérobé toute ma beauté, elle veut trouver des prétextes pour me faire mourir.» Elle se prit à pleurer, repassant dans son esprit l'état heureux dont elle venait de jouir dans le royaume de Pagodie, et jetant sa quenouille par terre : « Que Magotine vienne quand il lui plaira, dit-elle, je ne sais point faire l'impossible.» Elle entendit une voix qui lui dit: « Ah ! reine, votre curiosité trop indiscrète vous coûte les larmes que vous répandez: cependant il n'y a pas moyen de voir souffrir ce que l'on aime, j'ai une amie dont je ne vous ai point encore parlé, elle se nomme fée Protectrice, j'espère qu'elle vous sera d'un grand secours.» Aussitôt on frappa trois coups, et sans qu'elle vît personne, sa quenouille fut filée et dévidée. Au bout des deux heures, Magotine, qui cherchait noise, fit ôter la pierre de la grotte, et elle y entra suivie d'un nombreux cortège de marionnettes: «Voyons, voyons, dit-elle, l'ouvrage dune paresseuse qui ne sait ni coudre ni filer. - Madame, dit la reine, je ne le savais pas en effet, mais il a bien fallu l'apprendre.» Quand Magotine vit une chose si étrange, elle prit le peloton de fil d'araignée, et lui dit: «Vraiment, vous êtes trop adroite, ce serait grand dommage de ne vous pas occuper: tenez, reine, faites des filets avec ce fil, qui soient assez forts pour prendre des saumons. - Hé ! de grâce, répliqua-t-elle, considérez qu'à peine les mouches s'y peuvent prendre. - Vous raisonnez beaucoup, ma belle amie, dit Magotine, mais cela ne vous servira de rien.» Elle sortit de la grotte, fit remettre la grosse pierre devant, et l'assura que si dans deux heures, les filets n'étaient pas achevés, elle était perdue.
« Ah ! fée Protectrice, dit alors la reine, s'il est vrai que mes malheurs puissent vous toucher, ne me refusez pas votre secours.» En même temps les filets se trouvent commencés et achevés. Laideronnette demeura surprise au dernier point, elle remercia dans son cœur cette secourable fée qui lui faisait tant de bien, et elle pensa avec plaisir que c'était sans doute son mari qui lui procurait cette amie. « Hélas ! Serpentin Vert, dit-elle, vous êtes bien généreux de m'aimer encore après les maux que je vous ai faits.» On ne lui répondit rien, car Magotine entra, et fut bien étonnée de trouver les filets si industrieusement travaillés, qu'une main ordinaire n'était pas capable de faire un tel ouvrage. « Quoi ! lui dit-elle, auriez-vous la hardiesse de me soutenir que c'est vous qui avez tissé ces filets? - Je n'ai aucun ai-ni à votre Cour, madame, lui dit la reine, et quand j'y en aurais, je suis si bien enfermée qu'il serait difficile qu'on me pût parler sans votre permission. - Puisque vous êtes si habile et si adroite, dit Magotine, vous me serez fort utile dans mon royaume.»
Elle ordonna aussitôt que l'on appareillât ses vaisseaux, et que toutes les marionnettes fussent prêtes à partir; elle fit attacher la reine avec de grosses chaînes de fer, crainte que par quelque mouvement de désespoir, elle ne se jetât dans la mer. Cette princesse infortunée déplorait pendant une nuit sa triste destinée, lorsqu'elle aperçut à la clarté des étoiles Serpentin Vert, qui s'approchait doucement du vaisseau. «Je crains toujours de vous faire peur, lui dit-il, et malgré les raisons que j'ai de ne vous point ménager, vous m'êtes infiniment chère. - Pouvez-vous nie pardonner mon indiscrète curiosité? répliqua-t-elle, et puis-je vous dire sans vous déplaire:
Est-ce vous, Serpentin, cher amant, est-ce vous?
Puis-je revoir l'objet pour qui mon cœur soupire,
Quoi ! je puis vous revoir, mon cher et tendre époux
O Ciel ! que j'ai souffert un rigoureux martyre, Que j'ai souffert, hélas!
En ne vous voyant pas !
Serpentin répliqua par ces vers:
Que les douleurs de l'absence
Troublent les cours amoureux.
Dans le royaume affreux,
Où les dieux irrités exercent leur vengeance !
On ne saurait souffrir de maux plus rigoureux, Que les douleurs de l 'absence.
Magotine n'était pas de ces fées qui dorment quelquefois, l'envie de mal l'aire la tenait toujours éveillée, elle ne manqua pas d'entendre la conversation du roi Serpentin et de son épouse : elle vint l'interrompre comme une furie: «Ah ! ah !dit-elle, vous vous mêlez de rimer, et de vous plaindre sur le ton de Phébus; vraiment, j'en suis bien aise. Proserpine, qui est ma meilleure amie, m'a priée de lui donner quelque poète à ses gages; ce n'est pas qu'elle en manque, mais elle en veut encore. Allons, Serpentin Vert, je vous ordonne, pour achever votre pénitence, d'aller au sombre manoir et de faire mes compliments à la gentille Proserpine.» L'infortuné Serpentin partit aussitôt avec de longs sifflements, il laissa la reine dans la plus vive douleur; elle crut qu'elle n'avait plus rien à ménager, dans son transport elle s'écria: «Par quel crime t'avons-nous déplu, barbare Magotine ! J'étais à peine au monde que ton infernale malédiction m'ôta ma beauté, et me rendit affreuse: peux-tu dire que j'étais coupable de quelque chose, puisque je n'avais point encore l'usage de la raison, et que je ne me connaissais pas moi-même? Je suis certaine que le malheureux roi que tu viens d'envoyer aux Enfers est aussi innocent que je l'étais: mais achève, fais-moi promptement mourir: c'est la seule grâce que je te demande. - Tu serais trop contente, lui dit Magotine, si je t'accordais ta prière, il faut auparavant que tu puises de l'eau dans la Source sans fond.»
Dès que les vaisseaux furent arrivés au royaume des marionnettes, la cruelle Magotine prit une meule de moulin: elle l'attacha au cou de la reine, et lui commanda de monter avec jusqu'au sommet d'une montagne qui était fort au-dessus des nuées; que lorsqu'elle y serait, elle cueillît du trèfle à quatre feuilles, qu'elle en emplît sa corbeille, et qu'ensuite elle descendît jusqu'au fond de la vallée, pour y puiser dans une cruche percée l'Eau de Discrétion, et qu'elle lui en apportât assez pour remplir son grand verre. La reine lui dit qu'il était impossible qu'elle pût obéir; que la meule de moulin était dix fois plus pesante qu'elle; que la cruche percée ne pourrait jamais retenir l'eau qu'elle voulait boire, et qu'elle ne pouvait pas se résoudre à entreprendre une chose si impossible. « Si tu y manques, lui dit Magotine, assure-toi que ton Serpentin Vert en souffrira.» Cette menace causa tant de frayeur à la reine, que sans examiner sa faiblesse, elle essaya de marcher, mais hélas ! ç'aurait été bien inutilement, si la fée Protectrice, qu'elle appela, ne fût venue à son secours. «Voilà, lui dit-elle en l'abordant, le juste paiement de votre fatale curiosité, ne vous plaignez qu'à vous-même de l'état où Magotine vous réduit.» Aussitôt elle la transporta sur la montagne et lui mit du trèfle à quatre feuilles dans sa corbeille, malgré les monstres affreux qui le gardaient, et qui firent pour le défendre des efforts surnaturels: mais d'un coup de baguette, la fée Protectrice les rendit plus doux que des agneaux.
Elle n'attendit pas que la reine reconnaissante l'eût remerciée pour achever de lui faire tout le plaisir qui dépendait d'elle. Elle lui donna un petit chariot traîné par deux serins blancs, qui parlaient et qui sifflaient à merveille; elle lui dit de descendre la montagne, de jeter ses souliers de fer contre deux géants armés de massues qui gardaient la fontaine, qu'ils tomberaient sans aucun sentiment: qu'elle donnât sa cruche aux petits serins, qu'ils trouveraient bien le moyen de l'emplir de l'Eau de Discrétion; qu'aussitôt qu'elle en aurait, elle s'en frottât le visage, et qu'elle deviendrait la plus belle personne du monde; qu'elle lui conseillait encore de ne point rester à la fontaine, de ne pas remonter sur la montagne; mais de s'arrêter dans un petit bois très agréable, qu'elle trouverait sur son chemin; qu'elle pouvait y passer trois ans, que Magotine croirait toujours qu'elle serait occupée à puiser de l'eau dans sa cruche, ou que les autres périls du voyage l'auraient fait mourir.
La reine embrassa les genoux de la fée Protectrice, elle la remercia cent fois des faveurs particulières qu'elle en recevait: « Mais, ajouta-t-elle, madame, les heureux succès que je dois avoir, ni la beauté que vous me promettez, ne sauraient me toucher de joie jusqu'à ce que Serpentin soit déserpentiné. - C'est ce qui arrivera, après que vous aurez été trois ans au bois de la montagne, lui dit la fée, et qu'à votre retour vous aurez donné l'eau dans la cruche percée, et le trèfle à Magotine.»
La reine promit à la fée Protectrice de ne manquer à rien de tout ce qu'elle lui prescrivait. «Cependant, madame, ajouta-t-elle, serai-je trois ans sans entendre parler du roi Serpentin? - Vous mériteriez d'être tout le temps de votre vie privée de ses nouvelles, répondit la fée; car se peut-il rien de plus terrible que de réduire comme vous avez fait ce pauvre roi à recommencer sa pénitence?» La reine ne répondit rien, les larmes qui coulaient de ses yeux et son silence marquaient assez la douleur qu'elle ressentait. Elle monta dans le petit chariot, les serins de Canaries firent leur devoir et la conduisirent au fond de la vallée, où les géants gardaient la Fontaine de Discrétion. Elle prit promptement ses souliers de fer qu'elle leur jeta à la tête; dès qu'ils en furent touchés, ils tombèrent comme des colosses sans vie: les serins prirent la cruche percée, et la raccommodèrent avec une adresse si surprenante qu'il ne paraissait pas qu'elle eût jamais été cassée; le nom que cette eau portait lui donna envie d'en boire: « Elle me rendra, dit-elle, plus prudente, et plus discrète que par le passé: hélas ! si j'avais eu ces qualités, je serais encore dans le royaume de Pagodie.» Après qu'elle eut bu un long trait, elle se lava le visage, et devint si belle, si belle, qu'on l'aurait plutôt prise pour une déesse, que pour une personne mortelle.
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