-
Par Stéphanie le 14 Juillet 2011 à 12:04
Conte de Mme d'Aulnoy
Il était une fois une princesse, à laquelle il ne restait plus rien de ses grandeurs passées, que son dais et son cadenas; l'un était de velours en broderies de perles, et l'autre d'or enrichi de diamants. Elle les garda tant qu'elle put; mais l'extrême nécessité où elle se trouvait réduite l'obligeait de temps en temps à détacher une perle, un diamant, une émeraude, et cela se vendait secrètement pour nourrir son équipage. Elle était veuve, chargée de trois filles très jeunes et très aimables. Elle comprit que si elle les élevait dans un air de grandeur et de magnificence convenable à leur rang, elles en ressentiraient davantage la suite de leurs disgrâces. Elle prit donc la résolution de vendre le peu qui lui restait, et de s'en aller bien loin avec ses trois filles, s'établit dans quelque maison de campagne où elles feraient une dépense convenable à leur petite fortune. En passant dans une forêt très dangereuse elle fut volée, de sorte qu'il ne lui resta presque plus rien. Cette pauvre princesse plus chagrine de ce dernier malheur que de tous ceux qui l'avaient précédé, connut bien qu'il fallait gagner sa vie ou mourir de faim. Elle avait aimé autrefois la bonne chère, et savait faire des sauces excellentes. Elle n'allait jamais sans sa petite cuisine d'or, que l'on venait voir de bien loin. Ce qu'elle avait fait pour se divertir, elle le fit alors pour subsister. Elle s'arrêta proche d'une grande ville, dans une maison fort jolie: elle y faisait des ragoûts merveilleux: l'on était friand dans ce pays-là, de sorte que tout le monde accourait chez elle. L'on ne parlait que de la bonne fricasseuse, à peine lui donnait-on le temps de respirer. Cependant ses trois filles devenaient grandes, et leur beauté n'aurait pas fait moins de bruit que les sauces de la princesse, si elle ne les avait cachées dans une chambre, d'où elles sortaient très rarement.
Un jour des plus beaux de l'année, il entra chez elle une petite vieille qui paraissait bien lasse: elle s'appuyait sur un bâton: son corps était tout courbé, et son visage plein de rides. «Je viens, dit-elle, afin que vous me fassiez un bon repas, car je veux, avant que d'aller en l'autre monde, pouvoir m'en vanter en celui-ci.» Elle prit une chaise de paille, se mit auprès du feu, et dit à la princesse de se haler. Comme elle ne pouvait pas tout faire, elle appela ses trois filles: l'aînée avait nom Roussette, la seconde Brunette, et la dernière Blondine. Elle leur avait donné ces noms par rapport à la couleur de leurs cheveux. Elles étaient vêtues en paysannes, avec des corsets et des jupes de différentes couleurs. La cadette était la plus belle et la plus douce. Leur mère commanda à l'une d'aller quérir de petits pigeons dans la volière: à l'autre de tuer des poulets: à l'autre de faire de la pâtisserie. Enfin en moins d'un moment, elles mirent devant la vieille un couvert très propre: du linge fort blanc, de la vaisselle de terre bien vernissée, et on la servit à plusieurs services. Le vin était bon, la glace n'y manquait pas, les verres rincés à tous moments par les plus belles mains du monde: tout cela donnait de l'appétit à la vieille petite bonne femme. Si elle mangea bien, elle but encore mieux. Elle se mit en pointe de vin. Elle disait mille choses où la princesse, qui ne faisait pas semblant d'y prendre garde, trouvait beaucoup d'esprit.
Le repas finit aussi gaiement qu'il s'était commencé, la vieille se leva, elle dit à la princesse: «Ma grande amie, si j'avais de l'argent je vous paierais, mais il y a longtemps que je suis ruinée, j'avais besoin de vous trouver pour faire si bonne chère; tout ce que je puis vous promettre, c'est de vous envoyer de meilleures pratiques que la mienne.» La princesse se prit à sourire, et lui dit gracieusement: « Allez, ma bonne mère, ne vous inquiétez point, je suis toujours assez bien payée, quand je fais quelque plaisir. - Nous avons été ravies de vous servir, dit Blondine, et si vous vouliez souper ici, nous ferions encore mieux. - Oh ! que l'on est heureux, s'écria la vieille, lorsqu'on est née avec un cœur si bien faisant ! mais croyez-vous n'en pas recevoir la récompense? Soyez certaines, continua-t-elle, que le premier souhait que vous ferez sans songer à moi sera accompli.» En même temps elle disparut, et elles n'eurent pas lieu de douter que ce ne fût une fée.
Cette aventure les étonna: elles n'en avaient jamais vue; elles étaient peureuses, de sorte que pendant cinq ou six mois elles en parlèrent: et sitôt qu'elles désiraient quelque chose, elles pensaient à elle. Rien ne réussissait, dont elles étaient fortement en colère contre la fée. Mais un jour que le roi allait à la chasse, il passif chez la bonne fricasseuse pour voir si elle était aussi habile qu'on disait: et comme il approchait du jardin avec grand bruit, les trois sœurs qui cueillaient des fraises l'entendirent: «Ha! dit Roussette, si j'étais assez heureuse pour épouser monseigneur l'amiral, je me vante que je ferais avec mon fuseau et ma quenouille tant de fil, et de ce fil tant de voile, qu'il n'aurait plus besoin d'en acheter pour les voiles de ses navires. - Et moi, dit Brunette, si la Fortune m'était assez favorable pour nie faire épouser le frère du roi, je me vante qu'avec mon aiguille, je lui ferais tant de dentelles, qu'il en verrait son palais rempli. - Et toi, ajouta Blondine, je me vante que si le roi m'épousait, j'aurais au bout de neuf mois deux beaux garçons et une belle fille, que leurs cheveux tomberaient par anneaux, répandant [de] fines pierres, avec une brillante étoile sur le front, et le cou entouré d'une riche chaîne d'or.»
Un des favoris du roi qui s'était avancé pour avertir l'hôtesse de sa venue, ayant entendu parler dans le jardin s'arrêta sans faire aucun bruit, et fut bien surpris de la conversation de ces trois belles filles. II alla promptement la redire au roi pour le réjouir; il en rit en effet, et commanda qu'on les fit venir devant lui.
Elles parurent aussitôt d'un air et dune grâce merveilleuses. Elles saluèrent le roi avec beaucoup de respect et de modestie; et quand il leur demanda s'il était vrai qu'elles venaient de s'entretenir des époux qu'elles désiraient, elles rougirent et baissèrent les veux: il les pressa encore davantage de l'avouer, elles en convinrent, et il s'écria aussitôt: «Certainement, je ne sais quelle puissance agit sur moi, mais je ne sortirai pas d'ici que je n'aie épousé la belle Blondine. - Sire, dit le frère du roi, je vous demande permission de me marier avec cette jolie brunette. - Accordez-moi la même grâce, ajouta l'amiral, car la rousse me plaît infiniment.»
Le roi bien aise d'être imité par les plus grands de son royaume, leur dit qu'il approuvait leur choix, et demanda à leur mère si elle le voulait bien. Elle répondit que c'était la plus grande joie qu'elle pût jamais avoir. Le roi l'embrassa, le prince et l'amiral n'en firent pas moins.
Quand le roi fut prêt à dîner, on vit descendre par la cheminée une table avec sept couverts d'or, et tout ce qu'on peut imaginer de plus délicat pour faire un bon repas. Cependant le roi hésitait à manger; il craignait que l'on n'eût accommodé les viandes au sabbat; et cette manière de servir par la cheminée lui était un peu suspecte.
Le buffet s'arrangea, l'on ne voyait que bassins et que vases d'or, dont le travail surpassait la matière. En même temps un essaim de mouches à miel parut dans des ruches de cristal, et commença la plus charmante musique qui se puisse imaginer. Toute la salle était pleine de frelons, de mouches, de guêpes, de moucherons et d'autres bestiolinettes de cette espèce, qui servaient le roi avec une adresse surnaturelle. Trois ou quatre mille bibets lui apportaient à boire sans qu'un seul osât se noyer dans le vin, ce qui est d'une modération et d'une discipline étonnantes. La princesse et ses filles pénétraient assez que tout ce qui se passait ne pouvait s'attribuer qu'à la petite vieille, elles bénissaient l'heure qu'elles l'avaient connue.
Après le repas, qui fut si long que la nuit surprit la compagnie à table, dont Sa Majesté ne laissa pas d'avoir un peu de honte, car il semblait que dans cet hymen, Bacchus avait pris la place de Cupidon, le roi se leva et dit: « Achevons la fête par où elle devait commencer.» Il tira sa bague de son doigt, et la mit dans celui de Blondine. Le prince et l'amiral l'imitèrent. Les abeilles redoublèrent leurs chants. L'on dansa, l'on se réjouit: et tous ceux qui avaient suivi le roi vinrent saluer la reine et la princesse. Pour l'amirale on ne lui faisait pas tant de cérémonies, dont elle se désespérait: car elle était l'aînée de Brunette et de Blondine, et se trouvait moins bien mariée.
Le roi envoya son Grand Écuyer apprendre à la reine sa mère ce qui venait de se passer et pour faire venir ses plus magnifiques chariots, afin d'emmener la reine Blondine avec ses deux sœurs. La reine mère était la plus cruelle de toutes les femmes et la plus emportée. Quand elle sut que son fils s'était marié sans sa participation, et surtout à une fille d'une naissance si obscure, et que le prince en avait fait autant, elle entra dans une telle colère qu'elle effraya toute la Cour. Elle demanda au Grand Écuyer quelle raison avait pu engager le roi à faire un si indigne mariage ; il lui dit que c'était l'espérance d'avoir deux garçons et une fille dans neuf mois, qui naîtraient avec de grands cheveux bouclés, des étoiles sur la tête, et chacun une chaîne d'or au cou, et que des choses si rares l'avaient charmé. La reine mère sourit dédaigneusement de la crédulité de son fils; elle dit là-dessus bien des choses offensantes, qui marquaient assez sa fureur.
Les chariots étaient déjà arrivés à la petite maisonnette. Le roi convia sa belle-mère à le suivre, et lui promit qu'elle serait regardée avec toute sorte de distinctions; mais elle pensa aussitôt que la Cour est une mer toujours agitée: «Sire, lui dit-elle, j'ai trop d'expérience des choses du monde pour quitter le repos que je n'ai acquis qu'avec beaucoup de peine. - Quoi ! répliqua le roi, vous voulez continuer à tenir hôtellerie? - Non, dit-elle, vous me ferez quelque bien pour vivre. - Souffrez au moins, ajouta-t-il, que je vous donne un équipage et des officiers. - Je vous en rends grâce, dit-elle, quand je suis seule je n'ai point d'ennemis qui me tourmentent, mais si j'avais des domestiques, je craindrais d'en trouver en eux.» Le roi admira l'esprit et la modération d'une femme qui pensait et parlait comme un philosophe.
Pendant qu'il pressait sa belle-mère de venir avec lui, l'amirale Rousse faisait cacher au fond de son chariot tous les beaux bassins et les vases d'or du buffet, voulant en profiter sans rien laisser. Mais la fée qui voyait tout, bien que personne ne la vît, les changea en cruches de terre. Lorsqu'elle fut arrivée et qu'elle voulut les emporter dans son cabinet, elle ne trouva rien qui en valût la peine.
Le roi et la reine embrassèrent tendrement la sage princesse, et l'assurèrent qu'elle pourrait disposer à sa volonté de tout ce qu'ils avaient : ils quittèrent le séjour champêtre et vinrent à la ville, précédés des trompettes, des hautbois, des timbales et des tambours, qui se faisaient entendre de bien loin. Les confidents de la reine mère lui avaient conseillé de cacher sa mauvaise humeur parce que le roi s'en offenserait, et que cela pourrait avoir des suites fâcheuses: elle se contraignit donc, et ne fit paraître que de l'amitié à ses deux belles-filles, leur donnant des pierreries et des louanges indifféremment sur tout ce qu'elles faisaient, bien ou mal.
La reine Blonde et la princesse Brunette étaient étroitement unies: mais à l'égard de l'amirale Rousse, elle les haïssait mortellement: « Voyez, disait-elle, la bonne fortune de mes deux sœurs: l'une est reine, l'autre princesse du sang, leurs maris les adorent : et moi qui suis l'aînée, qui me trouve cent fois plus belle quelles, je n'ai qu'un amiral pour époux, dont je ne suis point chérie comme je devrais l'être.» La jalousie qu'elle avait contre ses sœurs la rangea du parti de la reine mère: car l'on savait bien que la tendresse qu'elle témoignait à ses belles-filles n'était qu'une feinte, et qu'elle trouverait avec plaisir l'occasion de leur faire du mal.
La reine et la princesse devinrent grosses, et par malheur une grande guerre étant survenue, il fallut que le roi partît pour se mettre à la tête de son armée. La jeune reine et la princesse étant obligées de rester sous le pouvoir de la reine mère, le prièrent de trouver bon qu'elles retournassent chez leur mère, afin de se consoler avec elle d'une si cruelle absence. Le roi n'y put consentir. Il conjura sa femme de rester au palais. Il l'assura que sa mère en userait bien. En effet, il la pria avec la dernière instance d'aimer sa belle-fille et d'en avoir soin. Il ajouta qu'elle ne pouvait l'obliger plus sensiblement, qu'il espérait lui voir de beaux enfants, et qu'il en attendrait les nouvelles avec beaucoup d'inquiétude. Cette méchante reine ravie de ce que son fils lui confiait sa femme, lui promit de ne songer qu'à sa conservation, et l'assura qu'il pouvait partir avec un entier repos d'esprit. Ainsi il s'en alla dans une si forte envie de revenir bientôt, qu'il hasardait ses troupes en toutes rencontres; et son bonheur faisait que sa témérité lui réussissait toujours; mais encore qu'il avançât fort ses affaires, la reine accoucha avant son retour. La princesse sa sœur eut le même jour un beau garçon. Elle mourut aussitôt.
L: amirale Rousse était fort occupée des moyens de nuire à la jeune reine. quand elle lui vit des enfants si jolis et qu'elle n'en avait point, sa fureur augmenta: elle prit la résolution de parler promptement à la reine mère, car il n'y avait pas de temps à perdre: « Madame, lui dit-elle, je suis si touchée de l'honneur que Votre Majesté m'a fait en me donnant quelque part dans ses bonnes grâces, que je me dépouille volontiers de mes propres intérêts pour ménager les vôtres ; je comprends tous les déplaisirs dont vous êtes accablée depuis les indignes mariages du roi et du prince. Voilà quatre enfants qui vont éterniser la faute qu'ils ont commise, notre pauvre mère est une pauvre villageoise qui n'avait pas de pain quand elle s'est avisée de devenir fricasseuse. Croyez-moi, madame, faisons une fricassée aussi de tous ces petits marmots, et les ôtons du monde avant qu'ils vous fassent rougir. – Ha ! ma chère amirale, dit la reine en l'embrassant, que je t'aime d'être si équitable, et de partager comme tu fais mes justes déplaisirs ! J'avais déjà résolu d'exécuter ce que tu me proposes, il n'y a que la manière qui m'embarrasse. - Que cela ne vous fasse point de peine, reprit la Rousse, ma doguine vient de faire deux chiens et une chienne: ils ont chacun une étoile sur le front, avec une marque autour du cou, qui fait une espèce de chaîne: il faut faire croire à la reine qu'elle est accouchée de toutes ces petites bêtes, et prendre les deux fils, la fille et le fils de la princesse, que l'on fera mourir.
« Ton dessein me plaît infiniment, s'écria-t-elle, j'ai déjà donné des ordres là-dessus à Feintise, sa dame d'honneur, de sorte qu'il faut avoir les petits chiens. - Les voilà, dit l'amirale, je les ai apportés.» Aussitôt elle ouvrit une grande bourse qu'elle avait toujours à son côté, elle en tira les trois doguines bêtes, que la reine et elle emmaillotèrent comme les enfants de la reine auraient dû être, et tout ornés de dentelles et de langes brochées d'or. Elles les arrangèrent dans une corbeille couverte, puis cette méchante reine, suivie de la Rousse, se rendit auprès de la reine «Je viens vous remercier, lui dit-elle, des beaux héritiers que vous donnez à mon fils, voilà des têtes bien faites pour porter une couronne. Je ne m'étonne pas si vous promettiez à votre mari deux fils et une fille avec des étoiles sur le front, de longs cheveux, et des chaînes d'or au cou. Tenez, nourrissez-les, car il n'y a point de femmes qui veuillent donner à téter à des chiens.»
La pauvre reine qui était accablée du mal qu'elle avait souffert, pensa mourir de douleur quand elle aperçut ces trois chiennes de bêtes et qu'elle vit cette doguinerie sur son lit, qui faisaient un bruit désespéré; elle se mit à pleurer amèrement, puis joignant ses mains: «Hélas! madame, dit-elle, n'ajoutez point des reproches à mon affliction, elle ne peut assurément être plus grande; si les dieux avaient permis ma mort avant que j'eusse reçu l'affront de me voir mère de ces petits monstres, je me serais estimée trop heureuse: hélas ! que ferai-je? Le roi me va haïr autant qu'il m'a aimée.» Les soupirs et les sanglots étouffèrent sa voix, elle n'eut plus de force pour parler; et la reine mère continuant à lui dire des injures, eut le plaisir de passer ainsi trois heures au chevet de son lit.
Elle s'en alla ensuite, et sa sueur qui feignait de partager ses déplaisirs lui dit qu'elle n'était pas la première à qui semblable malheur était arrivé: qu'on voyait bien que c'était là un tour de cette vieille fée qui leur avait promis tant de merveilles ; mais que comme il serait peut-être dangereux pour elle de voir le roi, elle lui conseillait de s'en aller chez leur pauvre mère avec ses trois enfants de chiens. La reine ne lui répondit que par ses larmes. Il fallait avoir le cœur bien dur pour n'être pas touchée de l'état où elles la réduisaient, elle donna à téter à ces vilains chiens, croyant en être la mère.
La reine mère commanda à Feintise de prendre les enfants de la reine avec le fils de la princesse, de les étrangler et de les enterrer si bien qu'on n'en sût jamais rien. Comme elle était sur le point d'exécuter cet ordre et qu'elle tenait déjà le cordeau fatal, elle jeta les yeux sur eux et les trouva si merveilleusement beaux, et vit qu'ils marquaient tant de choses extraordinaires par les étoiles qui brillaient à leur front, qu'elle n'osa porter ses criminelles mains sur un sang si auguste.
Elle fit amener une chaloupe au bord de la mer, elle y mit les quatre enfants dans un même berceau et quelques chaînes de pierreries, afin que si la Fortune les conduisait entre les mains d'une personne assez charitable pour les vouloir nourrir, elle en trouvât aussitôt sa récompense.
La chaloupe poussée par un grand vent s'éloigna si vite du rivage que Feintise la perdit de vue: mais en même temps les vagues s'enflèrent; le soleil se cacha, les nues se fondirent en eau, mille éclats de tonnerre faisaient retentit tous les environs. Elle ne douta point que la petite barque ne fût submergée, et elle ressentit de la joie de ce que ces pauvres innocents étaient péris, car elle aurait toujours appréhendé quelque événement extraordinaire en leur faveur.
Le roi sans cesse occupé de sa chère épouse et de l'état où il l'avait laissée, ayant conclu une trêve pour peu de temps revint en poste: il arriva douze heures après qu'elle fut accouchée. Quand la reine mère le sut, elle alla au-devant de lui, avec un air composé plein de douleur: elle le tint longtemps serré entre ses bras, lui mouillant le visage de larmes ; il semblait que sa douleur l'empêchait de parler. Le roi tout tremblant n'osait demander ce qui était arrivé, car il ne doutait pas que ce ne fût de fort grands malheurs. Enfin elle fit un effort pour lui raconter que sa femme était accouchée de trois chiens: aussitôt Feintise les présenta et l'amirale, se jetant aux pieds du roi, tout en pleurs, le supplia de ne point faire mourir la reine, et de se contenter de la renvoyer chez sa mère, qu'elle y était déjà résolue, et qu'elle recevrait ce traitement comme une grande grâce.
Le roi était si éperdu qu'il pouvait à peine respirer: il regardait les doguins et remarquait avec surprise cette étoile qu'ils avaient au milieu du front, et la couleur différente qui faisait le tour de leur cou. Il se laissa tomber sur un fauteuil, roulant dans son esprit mille pensées, et ne pouvant prendre une résolution fixe: mais la reine mère le pressa si fort, qu'il prononça l'exil de l'innocente reine. Aussitôt on la mit dans une litière avec ses trois chiens, et sans avoir aucun égard pour elle, on la conduisit chez sa mère, où elle arriva presque morte.
votre commentaire -
Par Stéphanie le 14 Juillet 2011 à 11:55
«Je commandai à Perroquet de lui aller dire que ce qu'il souhaitait me semblait presque impossible; que cependant sur la parole qu'il me donnait et les serments qu'il avait faits, j'allais m'appliquer à ce qu'il désirait, que je le conjurais de ne pas venir tous les jours, qu'enfin l'on pourrait s'en apercevoir, et qu'il n'y aurait point de quartier avec les fées.
« Il se retira comblé de joie, par l'espérance dont je le flattais. Et je me trouvai dans le plus grand embarras du monde, lorsque je fis réflexion à ce que je venais de promettre. Comment sortir de cette tour où il n'y avait point de portes? Et n'avoir pour tout secours que Perroquet et Toutou, être si jeune, si peu expérimentée, si craintive ! Je pris donc la résolution de ne point tenter une chose où je ne réussirais jamais, et je l'envoyai dire au roi par Perroquet. Il voulut se tuer à ses yeux : mais enfin il le chargea de me persuader, ou de le venir voir mourir, ou de le soulager. " Sire, s'écria l'ambassadeur emplumé, ma maîtresse est suffisamment persuadée, elle ne manque que de pouvoir."
« Quand il me rendit compte de tout ce qui s'était passé, je m'affligeai plus que je l'eusse encore fait, la fée Violente vint, elle me trouva les yeux enflés et rouges; elle dit que j'avais pleuré, et que si je ne lui en avouais le sujet, elle me brûlerait; car toutes ses menaces étaient toujours terribles. Je répondis en tremblant que j'étais lasse de filer, et que j'avais envie de faire de petits filets pour prendre des oisillons, qui venaient becqueter les fruits de mon jardin. " Ce que tu souhaites, ma fille, me dit-elle, ne te coûtera plus de larmes, je t'apporterai des cordelettes tant que tu en voudras." Et en effet j'en eus le soir même: mais elle m'avertit de songer moins à travailler qu'à me faire belle, parce que le roi Migonnet devait arriver dans peu; je frémis à ces fâcheuses nouvelles, et ne répliquai rien.
« Dès qu'elle fut partie, je commençai deux ou trois morceaux de filets: mais à quoi je m'appliquai, ce fut à faire une échelle de corde, qui était très bien faite, sans en avoir jamais vu. Il est vrai que la fée ne m'en fournissait pas autant qu'il m'en fallait, et sans cesse elle me disait: '' Mais ma fille, ton ouvrage est semblable à celui de Pénélope, il n'avance point, et tu ne laisses pas de me demander de quoi travailler. - Ô ma bonne maman ! disais-je, vous en parlez bien à votre aise; ne voyez-vous pas que je ne sais comment m'y prendre, et que je brûle tout? Avez-vous peur que je ne vous ruine en ficelle? '' Mon air de simplicité la réjouissait, bien qu'elle fût dune humeur très désagréable et très cruelle.
«J'envoyai Perroquet dire au roi de venir un soir sous les fenêtres de la tour, qu'il y trouverait l'échelle, et qu'il saurait le reste quand il set-ait arrivé; en effet, je l'attachai bien ferme, résolue de me sauver avec lui; mais quand il la vit, sans attendre que je descendisse, il monta avec empressement, et se jeta dans ma chambre comme je préparais tout pour ma fuite.
« Sa vue me donna tant de joie, que j'en oubliai le péril où nous étions. Il renouvela tous ses serments, et me conjura de ne point différer de le recevoir pour mon époux: nous prîmes Perroquet et Toutou pour témoins de notre mariage, jamais noces ne se font faites entre des personnes si élevées avec moins d'éclat et de bruit, et jamais cœurs n'ont été plus contents que les nôtres.
« Le jour n'était pas encore venu quand le roi me quitta, je lui racontai l'épouvantable dessein des fées de me marier au petit Migonnet. Je lui dépeignis sa figure, dont il eut autant d'horreur que moi. À peine fut-il parti, que les heures me semblèrent aussi longues que des années; je courus à la fenêtre, je le suivis des yeux malgré l'obscurité; mais quel fut mon étonnement de voir en l'air un chariot de feu traîné par des salamandres ailées, qui faisaient une telle diligence que l'œil pouvait à peine les suivre. Ce chariot était accompagné de plusieurs gardes montés sur des autruches. Je n'eus pas assez de loisir pour bien considérer le magot qui traversait ainsi les airs: mais je crus aisément que c'était une fée, ou un enchanteur.
Peu après la fée Violente entra dans ma chambre: "Je t'apporte de bonnes nouvelles. me dit-elle, ton amant est arrivé depuis quelques heures, prépare-toi à le recevoir; voici des habits et des pierreries. - Et qui vous a dit, m'écriai-je, que je voulais être mariée ? Ce n'est point du tout mon intention; renvoyez le roi Migonnet, je n'en mettrai pas une épingle davantage, qu'il me trouve belle ou laide, je ne suis point pour lui. - Ouais, ouais, dit la fée en colère, quelle petite révoltée, quelle tête sans cervelle ! Je n'entends pas raillerie et je te... - Que me ferez-vous? répliquai-je toute rouge des noms qu'elle m'avait donnés. Peut-on être plus tristement nourrie que je le suis, dans une tour avec un perroquet et un chien, voyant tous les jours plusieurs fois l'horrible figure d'un dragon épouvantable ? - Ha! petite ingrate ! dit la fée, méritais-tu tant de soins et de peines, je ne lai que trop dit à mes ours, que nous en aurions une triste récompense." Elle fut les trouver, elle leur raconta notre différend, elles restèrent aussi surprises les unes que les autres.
« Perroquet et Toutou nie firent de grandes remontrances, que si je faisais davantage la mutine, ils prévoyaient qu'il m'en arriverait de cuisants déplaisirs. Je me sentais si fière de posséder le cœur d'un grand roi, que je méprisais les fées et les conseils de mes pauvres petits camarades. Je ne m'habillai point, et j'affectai de me coiffer de travers, afin que Migonnet me trouvât désagréable. Notre entrevue se fit sur la terrasse. Il y vint dans son chariot de feu: jamais, depuis qu'il y a des nains, il ne s'en est vu un si petit. Il marchait sur ses pieds d'aigle et sur les genoux tout ensemble, car il n'avait point d'os aux jambes; de sorte qu'il se soutenait sur deux béquilles de diamants. Son manteau royal n'avait qu'une demi-aune de long, et traînait de plus d'un tiers. Sa tête était grosse comme un boisseau, et son nez si grand qu'il portait dessus une douzaine d'oiseaux, dont le ramage le réjouissait: il avait une si furieuse barbe que les serins de Canarie y faisaient leurs nids, et ses oreilles passaient d'une coudée au-dessus de sa tête: mais on s'en apercevait peu, à cause d'une haute couronne pointue, qu'il portait pour paraître plus grand. La flamme de son chariot rôtit les fruits, sécha les fleurs, et tarit les fontaines de mon jardin. Il vint à moi les bras ouverts pour m'embrasser, je me tins fort droite, et il fallut que son premier écuyer le haussât, mais aussitôt qu'il s'approcha, je m'enfuis dans ma chambre, dont je fermai la porte et les fenêtres; de sorte que Migonnet se retira chez les fées très indigné contre moi.
« Elles lui demandèrent mille fois pardon de ma brusquerie, et pour l'apaiser, car il était redoutable, elles résolurent de l'amener la nuit dans ma chambre pendant que je dormirais, de m'attacher les pieds et les mains pour me mettre avec lui dans son brûlant chariot, afin qu'il m'emmenât. La chose ainsi arrêtée, elles me grondèrent à peine des brusqueries que j'avais faites. Elles dirent seulement qu'il fallait songer à les réparer. Perroquet et Toutou restèrent surpris d'une si grande douceur: " Savez-vous bien, ma maîtresse, dit mon chien, que le cœur ne m'annonce rien de bon? Mesdames les fées sont d'étranges personnes, et surtout violentes." Je me moquai des ces alarmes, et j'attendis mon cher époux avec mille impatiences, il en avait trop de me voir pour tarder; je lui jetai l'échelle de corde, bien résolue de m'en retourner avec lui, il monta légèrement et me dit des choses si tendres, que je n'ose encore les rappeler à mon souvenir.
«Comme nous parlions ensemble avec la même tranquillité que nous aurions eue dans son palais, nous vîmes enfoncer tout d'un coup les fenêtres de ma chambre. Les fées entrèrent sur leur terrible dragon, Migonnet les suivait dans son chariot de feu, et tous ses gardes avec leurs autruches. Le roi sans s'effrayer mit l'épée à la main, et ne songea qu'à me garantir de la plus furieuse aventure qui se soit jamais passée; car enfin vous le dirai-je, seigneur? Ces barbares créatures poussèrent leur dragon sur lui, et à mes yeux il le dévora.
« Désespérée de son malheur et du mien, je me jetai dans la gueule de cet horrible monstre, voulant qu'il m'engloutît, comme il venait d'engloutir tout ce que j'aimais au monde. Il le voulait bien aussi: mais les fées encore plus cruelles que lui, ne le voulurent pas: -Il faut, s'écrièrent-elles, la réserver à de plus longues peines, une prompte mort est trop douce pour cette indigne créature." Elles me touchèrent, je me vis aussitôt sous la figure d'une chatte blanche ; elles me conduisirent dans ce superbe palais, qui était à mon père, elles métamorphosèrent tous les seigneurs et toutes les dames du royaume en chats et en chattes; elles en laissèrent d'autres à qui l'on ne voyait que les mains, et me réduisirent dans le déplorable état où vous me trouvâtes, me faisant savoir ma naissance, la mort de mon père, celle de ma mère, et que je ne serais délivré de ma chatonique figure, que par un prince qui ressemblerait parfaitement à l'époux qu'elles m'avaient ravi. C'est vous, seigneur, qui avez cette ressemblance, continua-t-elle, mêmes traits, mêmes airs, même son de voix; j'en fus frappée aussitôt que je vous vis, j'étais informée de tout ce qui devait arriver, et je le suis encore de tout ce qui arrivera, mes peines vont finir. - Et les miennes, belle reine, dit le prince, en se jetant à ses pieds, seront-elles de longue durée? Je vous aime déjà plus que ma vie. - Seigneur, dit la reine, il faut partir pour aller vers votre père, nous verrons ses sentiments pour moi, et s'il consentira à ce que vous désirez.»
Elle sortit, le prince lui donna la main, elle monta dans un chariot avec lui: il était beaucoup plus magnifique que ceux qu'il avait eus jusqu'alors. Le reste de l'équipage y répondait à tel point, que tous les fers des chevaux étaient d'émeraudes, et les clous de diamants. Cela ne s'est peut-être jamais vu que cette fois-là. Je ne dis point les agréables conversations que la reine et le prince avaient ensemble: si elle était unique en beauté, elle ne l'était pas moins en esprit, et ce jeune prince était aussi parfait qu'elle; de sorte qu'ils pensaient des choses toutes charmantes.
Lorsqu'ils furent proches du château où les deux frères aînés du prince devaient se trouver, la reine entra dans un petit rocher de cristal, dont toutes les pointes étaient garnies d'or et de rubis. Il y avait des rideaux tout autour, afin qu'on ne la vît point, et il était porté par de jeunes hommes très bien faits et superbement vêtus. Le prince demeura dans le beau chariot, il aperçut ses frères qui se promenaient avec des princesses d'une excellente beauté. Dès qu'ils le reconnurent, ils s'avancèrent pour le recevoir, et lui demandèrent s'il amenait une maîtresse: il leur dit qu'il avait été si malheureux, que dans tout son voyage il n'en avait rencontrées que de très laides, que ce qu'il rapportait de plus rare, c'était une petite chatte blanche. Ils se prirent à rire de sa simplicité: « Une chatte, lui dirent-ils, avez-vous peur que les souris ne mangent notre palais?» Le prince répliqua qu'en effet il n'était pas sage de vouloir faire un tel présent à son père; là-dessus, chacun prit le chemin de la ville.
Les princes aînés montèrent avec leurs princesses dans des calèches toutes d'or et d'azur, leurs chevaux avaient sur leur tête des plumes et des aigrettes; rien n'était plus brillant que cette cavalcade. Notre jeune prince allait après et puis le rocher de cristal, que tout le monde regardait avec admiration.
Les courtisans s'empressèrent de venir dire au roi que les trois princes arrivaient. «Amènent-ils de belles dames? répliqua le roi. - Il est impossible de rien voir qui les surpasse.» À cette réponse, il parut fâché. Les deux princes s'empressèrent de monter avec leurs merveilleuses princesses. Le roi les reçut très bien, et ne savait à laquelle donner le prix; il regarda son cadet, et lui dit: « Cette fois ici vous venez donc seul? - Votre Majesté verra dans ce rocher une petite chatte blanche, répliqua le prince, qui miaule si doucement, et qui fait si bien patte de velours, qu'elle lui agréera.» Le roi sourit, et fut lui-même pour ouvrir le rocher: mais aussitôt qu'il s'approcha, la reine avec un ressort en fit tomber toutes les pièces, et parut comme le soleil qui a été quelque temps enveloppé dans une nue, ses cheveux blonds étaient épars sur ses épaules, ils tombaient par grosses boucles jusqu'à ses pieds. Sa tête était ceinte de fleurs, sa robe d'une légère gaze blanche doublée de taffetas couleur de rose, elle se leva, et fit une profonde révérence au roi qui ne put s'empêcher dans l'excès de son admiration de s'écrier: «Voici l'incomparable et celle qui mérite ma couronne.»
« Seigneur, lui dit-elle, je ne suis pas venue pour vous arracher un trône que vous remplissez si dignement, je suis née avec six royaumes: permettez que je vous en offre un, et que j'en donne autant à chacun de vos fils. Je ne vous demande pour toute récompense que votre amitié, et ce jeune prince pour époux. Nous aurons encore assez de trois royaumes.» Le roi et toute la Cour poussèrent de longs cris de joie, et d'étonnement. Le mariage fut célébré aussitôt, aussi bien que celui des deux princes, de sorte que toute la Cour passa plusieurs mois dans les divertissements et les plaisirs. Chacun ensuite partit pour aller gouverner ses États; la belle Chatte Blanche s'y est immortalisée, autant par ses bontés et ses libéralités que par son rare mérite et sa beauté.
Ce jeune prince fut heureux
De tramer en sa Chatte une auguste princesse,
Digne de recevoir son encens et ses vœux,
Et prête à partager ses soins et sa tendresse
Quand de deux yeux enchanteurs veulent se faire aimer,
On fait bien peu de résistance,
Surtout quand la reconnaissance,
Aide encore à nous enflammer.
Tairai-je cette mère, et cette folle envie,
Qui fit à Chatte Blanche éprouver tant d'ennuis?
Pour goûter de funestes fruits,
Au pouvoir d'une fée elle la sacrifie.
Mères qui possédez des objets pleins d'appas,
Détestez sa conduite, et ne 1'imitez pas.
Les contes sont la propriété de leurs auteurs
votre commentaire -
Par Stéphanie le 14 Juillet 2011 à 11:54
«Je fus mise dans un berceau de nacre de perle, orné de tout ce que l'art peut faire imaginer de plus galant. Ce n'étaient que guirlandes de fleurs et festons qui pendaient autour, et les fleurs en étaient de pierreries, dont les différentes couleurs frappées par le soleil, réfléchissaient des rayons si brillants qu'on ne les pouvait regarder. La magnificence de mon ajustement surpassait s'il se peut celle du berceau. Toutes les bandes de mon maillot étaient faites de grosses perles, vingt-quatre princesses du sang me portaient sur une espèce de brancard fort léger; leurs parures n'avaient rien de commun : mais il ne leur fut pas permis de mettre d'autres couleurs que du blanc, par rapport à mon innocence. Toute la Cour m'accompagna, chacun dans son rang.
«Pendant que l'on montait la montagne, on entendit une mélodieuse symphonie qui s'approchait; enfin les fées parurent au nombre de trente-six, elles avaient prié leurs bonnes amies de venir avec elles, chacune était assise dans une coquille de perle plus grande que celle où Vénus était, lorsqu'elle sortit de la mer; des chevaux marins qui n'allaient guère bien sur terre, les traînaient plus pompeuses que les premières reines de l'univers, mais d'ailleurs vieilles et laides avec excès. Elles portaient une branche d'olivier pour signifier au roi que sa soumission trouvait grâce devant elles: et lorsqu'elles me tinrent, ce fut des caresses si extraordinaires, qu'il semblait qu'elles ne voulaient plus vivre que pour me rendre heureuse.
« Le dragon qui avait servi à les venger contre mon père venait après elles, attaché avec des chaînes de diamants ; elles me prirent entre leurs bras, me firent mille caresses, me douèrent de plusieurs avantages, et commencèrent ensuite le branle des fées. C'est une danse fort gaie; il n'est pas croyable combien ces vieilles dames sautèrent et gambadèrent, puis le dragon qui avait mangé tant de personnes s'approcha en rampant. Les trois fées à qui ma mère m'avait promise s'assirent dessus, mirent mon berceau au milieu d'elles, et frappant le dragon avec une baguette, il déploya aussitôt ses grandes ailes écaillées plus fines que du crêpe, elles étaient mêlées de mille couleurs bizarres, elles se rendirent ainsi à leur château. Ma mère me voyant en l'air exposée sur ce furieux dragon, ne put s'empêcher de pousser de grands cris. Le roi la consola par l'assurance que son amie lui avait donnée, qu'il ne m'arriverait aucun accident, et que l'on prendrait le même soin de moi que si j'étais restée dans son propre palais. Elle s'apaisa, bien qu'il lui fût très douloureux de me perdre pour si longtemps, et d'en être la seule cause: car si elle n'avait pas voulu manger les fruits du jardin, je serais demeurée dans le royaume de mon père et je n'aurais pas eu tous les déplaisirs qui me restent à vous raconter.
«Sachez donc, fils de roi, que mes gardiennes avaient bâti exprès une tour dans laquelle on trouvait mille beaux appartements pour toutes les saisons de l'année, des meubles magnifiques, des livres agréables; mais il n'y avait point de porte, et il fallait toujours entrer par les fenêtres qui étaient prodigieusement hautes. L'on trouvait un beau jardin sur la tour, orné de fleurs, de fontaines, et de berceaux de verdures, qui garantissent de la chaleur dans la plus ardente canicule. Ce fut en ce lieu que les fées m'élevèrent, avec des soins qui surpassaient tout ce qu'elles avaient promis à la reine. Mes habits étaient des plus à la mode, et si magnifiques, que si quelqu'un m'avait vue, l'on aurait cru que c'était le jour de mes noces. Elles m'apprenaient tout ce qui convenait à mon âge, et à ma naissance; je ne leur donnais pas beaucoup de peine, car il n'y avait guère de chose que je ne comprisse avec une extrême facilité; ma douceur leur était fort agréable, et comme je n'avais jamais rien vu qu'elles, je serais demeurée tranquille dans cette situation le reste de ma vie.
« Elles venaient toujours me voir, montées sur le furieux dragon dont j'ai déjà parlé, elles ne m'entretenaient jamais du roi ni de la reine, elles me nommaient leur fille, et je croyais l'être. Personne au monde ne restait avec moi dans la tour qu'un perroquet et un petit chien, qu'elles m'avaient donnés pour me divertir, car ils étaient doués de raison, et parlaient à merveille.
« Un des côtés de la tour était bâti sur un chemin creux, plein d'ornières et d'arbres qui l'embarrassaient; de sorte que je n'y avais aperçu personne, depuis qu'on m'avait enfermée. Mais un jour, comme j'étais à la fenêtre, causant avec mon perroquet et mon chien, j'entendis quelque bruit. Je regardai de tous côtés, et j’aperçus un jeune chevalier, qui s'était arrêté pour écouter notre conversation; je n'en avais jamais vu qu'en peinture. Je ne fus pas fâchée qu'une rencontre inespérée me fournît cette occasion; de sorte que ne me défiant point du danger qui est attaché à la satisfaction de voir un objet aimable, je m'avançai pour le regarder, et plus je le regardais, plus j'y prenais de plaisir. Il me fit une profonde révérence, il attacha ses yeux sur moi, et me parut très en peine de quelle manière il pourrait m'entretenir: car ma fenêtre était fort haute, il craignait d'être entendu, et il savait bien que j'étais dans le château des fées.
«La nuit vint presque tout d'un coup, ou pour parler plus juste, elle vint sans que nous nous en aperçussions: il sonna deux ou trois fois du cor et me réjouit de quelques fanfares, puis il partit sans que je pusse même distinguer de quel côté il allait, tant l'obscurité était grande. Je restai très rêveuse: je ne sentis plus le même plaisir que j'avais toujours pris à causer avec Perroquet et mon chien. Ils me disaient les plus jolies choses du monde. car des bêtes fées deviennent fort spirituelles: mais j'étais occupée, et je ne savais point l'art de me contraindre. Perroquet le remarqua: i1 était fin, il ne témoigna rien de ce qui lui roulait dans la tête.
«Je ne manquai pas de me lever avec le jour. Je courus à ma fenêtre: je demeurai agréablement surprise d'apercevoir au pied de la tour le jeune chevalier. Il avait des habits magnifiques: je me flattai que j'y avais un peu de part, et je ne me trompais point. Il me parla avec une espèce de trompette qui porte la voix, et par son secours, il me dit qu'ayant été insensible jusqu'alors à toutes les beautés qu'il avait vues, il s'était senti tout d'un coup si vivement frappé de la mienne, qu'il ne pouvait comprendre comme quoi il se passerait sans mourir de me voir tous les jours de sa vie. Je demeurai très contente de son compliment, et très inquiète de n'oser y répondre: car il aurait fallu crier de toute ma force, et tee mettre dans le risque d'être entendue encore mieux des fées que de lui. Je tenais quelques fleurs que je lui jetai, il les reçut comme une insigne faveur: de sorte qu'il les baisa plusieurs fois, et me remercia. Il me demanda ensuite si je trouverais bon qu'il vînt tous les jours à la même heure sous mes fenêtres, et que si je le voulais bien, je lui jetasse quelque chose. J'avais une bague de turquoise que j'ôtai brusquement de mon doigt, et que je lui jetai avec beaucoup de précipitation, lui faisant signe de s'éloigner en diligence: c'est que j'entendais de l'autre côté la fée Violente, qui montait sur son dragon pour m'apporter à déjeuner.
« La première chose qu'elle dit en entrant dans la chambre, ce fut ces mots: "Je sens ici la voix d'un homme, cherche, dragon." Oh, que devins-je! J'étais transie de peur qu'il ne passât par l'autre fenêtre, et qu'il ne suivît le chevalier, pour lequel je m'intéressais déjà beaucoup. "En vérité, dis-je, ma bonne maman (car la vieille fée voulait que je la nommasse ainsi), vous plaisantez quand vous dites que vous sentez la voix d'un homme. Est-ce que la voix sent quelque chose, et quand cela serait, quel est le mortel assez téméraire pour hasarder de monter dans cette tour? - Ce que tu dis est vrai, ma fille, répondit-elle, je suis ravie de te voir raisonner si joliment, et je conçois que c'est la haine que j'ai pour tous les hommes qui me persuade quelquefois qu'ils ne sont pas éloignés de moi." Elle me donna mon déjeuner et ma quenouille. "Quand tu auras mangé, ne manque pas de filer: car tu ne fis rien hier, me dit-elle, et mes sœurs se fâcheront." En effet je m'étais si fort occupée de l'inconnu, qu'il m'avait été impossible de filer.
«Dès qu’elle fut partie, je jetai la quenouille d'un petit air mutin, et montai sur- la terrasse pour découvrir de plus loin dans la campagne. J'avais une lunette d'approche excellente: rien ne bornait ma vue, je regardais de tous côtés, lorsque je découvris mon chevalier sur le haut d'une montagne. Il se reposait sous un riche pavillon d'étoffe d'or, et il était entouré d'une fort grosse Cour. Je ne doutai point que ce fût le fils de quelque roi voisin du palais des fées, et comme je craignais que s'il revenait à la tour il ne tût découvert par le terrible dragon, je vins prendre mon perroquet, et lui dis de voler jusqu'à cette montagne, qu'il y trouverait celui qui m'avait parlé, et qu'il le priât de ma part de ne plus revenir, parce que j'appréhendais la vigilance de mes gardiennes, et quelles ne lui fissent un mauvais tour.
«Perroquet s'acquitta de sa mission en perroquet d'esprit. Chacun demeura surpris de le voir venir à tire d'ailes se percher sur l'épaule du prince, et lui parler tout bas à l'oreille. Le prince ressentit de la joie, et de la peine de cette ambassade. Le soin que je prenais flattait son cœur: niais les difficultés qui se rencontraient à me parler l'accablaient, sans pouvoir le détourner du dessein qu'il avait formé de me plaire. Il fit cent questions à Perroquet, et Perroquet lui en fit cent à son tour: car il était naturellement curieux. Le roi le chargea d'une bague pour moi, à la place de ma turquoise, c'en était une aussi, mais beaucoup plus belle que la mienne. Elle était taillée en cœur avec des diamants "Il est juste, ajouta-t-il que je vous traite en ambassadeur. Voilà mon portrait que je vous donne, ne le montrez qu'à votre charmante maîtresse." Il lui attacha sous son aile son portrait, et il apporta la bague dans son bec.
«J’attendais le retour de mon petit courrier vert avec une impatience que je n'avais point connue jusqu'alors. Il me dit que celui à qui je l'avais envoyé était un grand roi, qu'il l'avait reçu le mieux du monde, et que je pouvais m'assurer qu'il ne voulait plus vivre que pour moi, qu'encore qu'il y eût beaucoup de péril à venir au bas de ma tour, il était résolu à tout plutôt que de renoncer à me voir. Ces nouvelles m'intriguèrent fort, je me mis à pleurer; Perroquet et Toutou me consolèrent de leur mieux; car ils m'aimaient tendrement. Puis Perroquet me présenta la bague du prince, et me montra le portrait. J'avoue que je n'ai jamais été si aise que je le fus de pouvoir considérer de près celui que je n'avais vu que de loin. Il me parut encore plus aimable qu'il ne m'avait semblé, il me vint cent pensées dans l'esprit, dont les unes agréables et les autres tristes, me donnèrent un air d'inquiétude extraordinaire.
« Les fées, qui vinrent me voir s'en aperçurent. Elles se dirent l'une à l'autre que sans doute je m'ennuyais, et qu'il fallait songer à me donner un époux de race fée. Elles parlèrent de plusieurs, et s'arrêtèrent sur le petit roi Migonnet, dont le royaume était à cinq cent mille lieues de leur palais; mais ce n'était pas là une affaire. Perroquet entendit ce beau conseil: il vint m'en rendre compte, et me dit: "Ha ! que je vous plains, ma chère maîtresse, si vous devenez la reine Migonnette, c'est un magot qui fait peur. J'ai regret de vous le dire: mais en vérité le roi qui vous aime, ne voudrait pas de lui pour être son valet de pied. - Est-ce que tu l'as vu, Perroquet? - Je le crois vraiment, continua-t-il, j'ai été élevé sur une branche avec lui. -Comment, sur une branche? repris-je. - Oui, dit-il, c'est qu'il a les pieds d'un aigle."
« Un tel récit m'affligea étrangement. Je regardais le charmant portrait du jeune roi, je pensais bien qu'il n'en avait régalé Perroquet que pour me donner lieu de le voir: et quand j'en faisais comparaison avec Migonnet, je n'espérais plus rien de ma vie, et je me résolvais plutôt à mourir qu'à l'épouser.
«Je ne dormis point tant que la nuit dura. Perroquet et Toutou causèrent avec moi ; je m'endormis un peu sur le matin, et comme mon chien avait le nez bon, il sentit que le roi était au pied de la tour. Il éveilla Perroquet: "Je gage, dit-il, que le roi est là-bas." Perroquet répondit: "Tais-toi babillard, parce que tu as presque toujours les yeux ouverts et l'oreille alerte, tu es fâché du repos des autres. - Mais gageons, dit encore le bon Toutou, je sais bien qu'il y est." Perroquet répliqua: "Et moi je sais bien qu'il n'y est point. Ne lui ai-je pas défendu d'y venir de la part de notre maîtresse? – Ha !vraiment tu me la donnes belle avec tes défenses, s'écria mon chien, un homme passionné ne consulte que son cœur." Et là-dessus il se mit à lui tirailler si fort les ailes, que Perroquet se fâcha. Je m'éveillai aux cris de l'un et de l'autre: ils me dirent ce qui en faisait le sujet, je courus ou plutôt je volai à ma fenêtre. je vis le roi qui me tendait les bras, et qui me dit avec sa trompette qu'il ne pouvait plus vivre sans moi, qu'il possédait un florissant royaume, qu'il me conjurait de trouver les moyens de sortir de ma tour, ou de l'y faire entrer; qu'il attestait tous les dieux et tous les éléments qu'il m'épouserait aussitôt, et que je serais une des plus grandes reines de l'univers.
votre commentaire
Suivre le flux RSS des articles de cette rubrique
Suivre le flux RSS des commentaires de cette rubrique