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Par Stéphanie le 14 Juillet 2011 à 12:16
Conte de Mme d'Aulnoy
Il y avait une fois une grande reine, qui étant accouchée de deux filles jumelles, convia douze fées du voisinage de les venir voir, et de les douer comme c'était la coutume en ce temps-là, coutume très commode, car le pouvoir des fées raccommodait presque toujours ce que la nature avait gâté: mais quelquefois aussi, il gâtait bien ce que la nature avait le mieux fait.
Quand les fées furent toutes dans la salle des festins, on leur servit un repas magnifique, chacun allait se placer à table, lorsque Magotine entra: c'était la sueur de Carabosse, qui n'était pas moins méchante qu'elle. La reine à cette vue frissonna, craignant quelque désastre parce qu'elle ne l'avait point priée de venir à la fête; mais cachant son inquiétude avec soin, elle fut elle-même quérir un fauteuil de velours vert en broderie de saphirs; comme elle était la doyenne des fées, toutes les autres se rangèrent pour lui faire place, et chacune se disait à l'oreille: « Dépêchons-nous, ma saur, de douer les petites princesses, afin de prévenir Magotine.»
Lorsqu'on lui présenta un fauteuil, elle dit rudement qu'elle n'en voulait point, et qu'elle était assez grande pour manger debout; mais elle se trompa, car la table étant un peu haute, elle ne la voyait seulement pas, tant elle était petite; elle en eut un dépit qui augmenta encore sa mauvaise humeur. « Madame, lui dit la reine, je vous supplie de vous mettre à table. - Si vous aviez eu envie de m'avoir, répliqua la fée, vous m'auriez priée comme les autres; il ne faut à votre Cour que de jolies personnes, bien faites et bien magnifiques comme sont mes sueurs: pour moi, je suis trop laide et trop vieille, mais avec cela, je n'ai pas moins de pouvoir qu'elles: et sans me vanter, j'en ai peut-être davantage.» Toutes les fées la pressèrent tant de se mettre à table, qu'elle y consentit; l'on posa d'abord une corbeille d'or, et dedans douze bouquets de pierreries: les premières venues prirent chacune le leur, de sorte qu'il n'en resta point pour Magotine; elle se mit à grommeler entre ses dents. La reine courut à son cabinet et lui apporta une cassette de peau d'Espagne parfumée, couverte de rubis, toute remplie de diamants; elle la supplia de les recevoir, mais Magotine secoua la tête et lui dit: «Gardez vos bijoux, madame, j'en ai de reste, je venais seulement pour voir si vous aviez pensé à moi, vous m'avez for négligée.» Là-dessus elle donna un coup de baguette sur la table, et toutes les viandes dont elle était chargée se changèrent en serpents fricassés: les fées en eurent tant d'horreur, qu'elles jetèrent leurs serviettes et quittèrent le festin.
Pendant qu'elles s'entretenaient du mauvais tour que Magotine venait de leur faire, cette barbare petite fée s'approcha du berceau où les princesses étaient enveloppées de langes de drap d'or, et les plus jolies du monde: «Je te doue, dit-elle promptement, d'être parfaite en laideur.» Elle allait donner quelque malédiction à l'autre, quand les fées tout émues accoururent et l'en empêchèrent: de sorte que la mauvaise Magotine cassa un panneau de vitres, et passant au travers comme un éclair, elle disparut aux yeux.
De quelques dons que les fées bienfaisantes pussent douer les princesses, la reine ressentit moins leurs bontés qu'elle ne ressentait la douleur de se voir mère de la plus laide créature du monde, elle la prit entre ses bras, et elle eut le chagrin de la voir enlaidir d'un instant à l'autre: elle essayait inutilement de se faire violence pour ne pas pleurer devant mesdames les fées, elle ne pouvait s'en empêcher, et l'on ne saurait comprendre la pitié qu'elle leur faisait: «Que ferons-nous, ma sueur, s'entredisaient-elles, que ferons-nous pour consoler la reine?» Elles tinrent un grand conseil et lui dirent ensuite d'écouter moins sa douleur, parce qu'il y avait un temps marqué où sa fille serait fort heureuse. « Mais, interrompit la reine, deviendra-t-elle belle? - Nous ne pouvons, répliquèrent-elles, nous expliquer davantage, qu'il vous suffise, madame, que votre fille sera contente.» Elle les remercia fort, et ne manqua pas de les charger de présents; car encore que les fées fussent bien riches, elles voulaient toujours qu'on leur donnât quelque chose; et cette coutume a passé depuis chez tous les peuples de la terre, sans que le temps l'ait détruite.
La reine appela sa fille aînée Laideronnette, et la cadette Bellotte ; ces noms leur convenaient parfaitement bien, car Laideronnette devenait si affreuse, que quelque esprit qu'elle eût, il était impossible de la regarder ; sa sueur embellissait, et paraissait toute charmante; de sorte que Laideronnette ayant déjà douze ans, vint se jeter aux pieds du roi et de la reine pour les prier de lui permettre de s'aller renfermer dans le château des Solitaires, afin de cacher sa laideur, et de ne les en point désoler plus longtemps; ils ne laissaient pas de l'aimer malgré sa difformité, de sorte qu'ils eurent quelque peine d'y consentir; mais Bellotte leur restait, c'était assez de quoi les consoler.
Laideronnette pria la reine de n'emmener avec elle que sa nourrice et quelques officiers pour la servir: « Vous ne devez pas craindre, madame, lui dit-elle, que l'on m'enlève, et je vous avoue qu'étant faite comme je suis, je voudrais éviter jusqu'à la lumière du jour.» Le roi et la reine lui accordèrent ce qu'elle demandait, elle fut conduite dans le château qu'elle avait choisi. Il était bâti depuis plusieurs siècles, la mer venait jusque sous les fenêtres et lui servait de canal, une vaste forêt voisine fournissait des promenades, et plusieurs prairies en terminaient la vue. La princesse jouait des instruments et chantait divinement bien; elle demeura deux ans dans cette agréable solitude, où elle fit même quelques livres de réflexions: mais l'envie de revoir le roi et la reine l'obligea de monter en carrosse, et d'aller à la Cour. Elle arriva justement comme on allait marier la princesse Bellotte; tout était dans la joie; lorsqu'on vit Laideronnette, chacun prit un air chagrin, elle ne fut embrassée ni caressée par aucun de ses parents; et pour tout régal, on lui dit qu'elle était fort enlaidie, et qu'on lui conseillait de ne pas paraître au bal; que cependant si elle avait envie de le voir, on pourrait lui ménager quelque petit trou pour le regarder. Elle répondit qu'elle n'était venue ni pour danser, ni pour entendre des violons; qu'il y avait si longtemps qu'elle était dans le château Solitaire, qu'elle n'avait pu s'empêcher de le quitter pour rendre ses respects au roi et à la reine ; qu'elle connaissait avec une vive douleur qu'ils ne pouvaient la souffrir, qu'ainsi elle allait retourner dans son désert, où les arbres, les fleurs et les fontaines ne lui reprochaient point sa laideur lorsqu'elle s'en approchait. Quand le roi et la reine virent qu'elle était si fâchée, ils lui dirent en se faisant quelque violence qu'elle pouvait rester deux ou trois jours auprès d'eux; mais comme elle avait du cœur, elle répliqua qu'elle aurait trop de peine à les quitter, si elle passait ce temps en si bonne compagnie. Ils souhaitaient trop qu'elle s'en allât pour la retenir, ils lui dirent froidement qu'elle avait raison.
La princesse Bellotte lui donna pour présent de noces un vieux ruban qu'elle avait porté tout l'hiver à son manchon, et le roi qu'elle épousait lui donna du taffetas zinzolin pour lui faire une jupe; si elle s’en était crue, elle aurait bien jeté le ruban et le zinzolinage aux nez des généreuses personnes qui la régalaient si mal; mais elle avait tant d'esprit, de sagesse et de raison, qu'elle ne voulut témoigner aucune aigreur; elle partit donc avec sa fidèle nourrice pour retourner dans son château, le cœur si rempli de tristesse, qu'elle fit tout le voyage sans dire une parole.
Comme elle était un jour dans une des plus sombres allées de la forêt, elle vit sous un arbre un gros serpent vert, qui haussant la tête, lui dit: « Laideronnette, tu n'es pas seule malheureuse, vois mon horrible figure, et sache que j'étais né encore plus beau que toi.» La princesse effrayée n'entendit pas la moitié de ses paroles; elle s'enfuit, et demeura plusieurs jours sans oser sortir, tant elle avait peur d'une pareille rencontre. Enfin, s'ennuyant d'être toujours seule dans sa chambre. elle en descendit sur le soir et fut au bord de la mer, elle se promenait lentement et rêvait à sa triste destinée, lorsqu'elle vit venir à elle une petite barque toute dorée, et peinte de mille devises différentes: la voile en était de brocard d'or, le mât de cèdre, les rames de calambour; il semblait que le hasard seul la faisait voguer: et comme elle s'arrêta fort proche du rivage, la princesse curieuse d'en voir toutes les beautés entra dedans, elle la trouva garnie de velours cramoisi à fond d'or, et ce qui servait de clous était fait de diamants. Mais tout d'un coup cette barque s'éloigna du rivage; la princesse alarmée du péril qu'elle courait prit les rames pour essayer d'y revenir: ses efforts furent inutiles, le vent qui soufflait éleva les flots, elle perdit la terre de vue; n'apercevant plus que le ciel et la mer, elle s'abandonna à la Fortune, persuadée qu'elle ne lui serait guère favorable, et que Magotine lui faisait encore ce mauvais tour. « Il faut que je meure, dit-elle, quels mouvements secrets me font craindre la mort? Hélas ! jusqu'ici, ai-je connu aucun des plaisirs qui peuvent la faire haïr? Ma laideur effraie jusqu'à mes proches parents; ma sœur est une grande reine, et moi je suis reléguée au fond d'un désert, où pour toute compagnie, j'ai trouvé un serpent qui parlait. Ne vaut-il donc pas mieux que je périsse, que de traîner une languissante vie, telle qu'est la mienne?»
Ces réflexions tarirent les larmes de la princesse, elle regardait avec intrépidité de quel côté viendrait la mort, et elle semblait la convier de ne pas tarder, lorsqu'elle vit sur les flots un serpent qui s'approcha de sa barque, et qui lui dit: «Si vous étiez d'humeur à recevoir quelque secours d'un pauvre Serpentin Vert tel que moi, je suis en état de vous sauver la vie. - La mort me fait moins de peur que toi, s'écria la princesse, et si tu cherches à me faire quelque plaisir, ne te montre jamais à mes yeux.» Serpentin Vert fit un long sifflement (c'est la manière dont les serpents soupirent) et sans rien répliquer, il s'enfonça dans l'onde. « Quel horrible monstre ! disait la princesse en elle-même, il a des ailes verdâtres, son corps est de mille couleurs, ses griffes d'ivoire, ses yeux de feu, et sa tête hérissée de longs crins. Ah ! j'aime mieux périr que de lui devoir la vie; mais, reprenait-elle, quel attachement a-t-il à me suivre, et par quelle aventure peut-il parler comme s'il était raisonnable?» Elle rêvait ainsi, quand une voix répondant à sa pensée lui dit: «Apprends, Laideronnette, qu'il ne faut point mépriser Serpentin Vert, et si ce n'était pas te dire une dureté, je t'assurerais qu'il est moins laid en son espèce, que tu ne l'es en la tienne; mais bien loin de vouloir te fâcher, l'on voudrait soulager tes peines, si tu voulais y consentir.»
Cette voix surprit beaucoup la princesse; et ce qu'elle lui avait dit lui parut si peu soutenable, qu'elle n'eut pas assez de force pour retenir ses larmes; mais, en y faisant tout d'un coup réflexion : « Quoi ! s'écria-t-elle, je ne veux pas pleurer ma mort, et j'ai la faiblesse de pleurer parce qu'on me reproche ma laideur? De quoi me servirait, hélas ! d'être la plus belle personne du monde, je n'en périrais pas moins, ce me doit être même un motif de consolation pour m'empêcher de regretter la vie.»
Pendant qu'elle moralisait ainsi, la barque flottant toujours au gré des vents vint se briser contre un rocher, il n'en resta pas deux pièces de bois ensemble. La pauvre princesse sentit que toute sa philosophie ne pouvait tenir contre un péril si évident; elle trouva quelques morceaux de bois qu'elle crut prendre entre ses bras, et se sentant soulevée, elle arriva heureusement au pied de ce grand rocher. Hélas! que devint-elle, quand elle vit qu'elle embrassait étroitement Serpentin Vert? Comme il s'aperçut de la frayeur épouvantable qu'elle avait, il s'éloigna un peu, et lui cria: « Vous me craindriez moins si vous me connaissiez davantage, mais il est de la rigueur de ma destinée d'effrayer tout le monde.» Il se jeta aussitôt dans l'eau, et Laideronnette resta seule sur un rocher d'une grandeur prodigieuse.
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Par Stéphanie le 14 Juillet 2011 à 12:15
L'affreuse mégère était essoufflée, elle s'assit sous l'Oranger; la princesse Abeille se donna le plaisir de la piquer en mille endroits; quelque dure que fût sa peau, elle la dardait et la faisait crier: il semblait à la voir se rouler et se débattre sur l'herbe, d'un taureau ou d'un jeune lion assailli par les mouches, car celle-ci en valait cent. Le prince Oranger mourait de peur qu'elle ne se laissât attraper et qu'elle ne la tuât. Enfin, Tourmentine tout en sang s'éloigna, et la princesse allait reprendre sa première forme, quand malheureusement des voyageurs passèrent par le bois: ayant aperçu la baguette d'ivoire qui était fort propre, ils la ramassèrent et l'emportèrent. Il n'y a guère de contretemps plus fâcheux que celui-là: le prince et la princesse n'avaient pas perdu l'usage de la parole, mais que c'était un faible secours en l'état où ils se voyaient ! Le prince, accablé de douleur, poussait des regrets qui augmentaient sensiblement le déplaisir de sa chère Aimée; il s'écriait quelquefois:
Je touchais art moment où nia belle princesse
Devait couronner ma tendresse:
Ce doux espoir enchantait tous mes sens.
Amour qui fais tant de merveilles,
Et dont les traits sont si puissants,
Conserve-toi ma chère Abeille:
Fais que son cœur ne change pas,
Et malgré la métamorphose
Que notre infortune nous cause,
Qu'elle m'aime jusqu'au trépas.
«Que je suis malheureux, continuait-il, je me trouve resserré sous l'écorce d'un arbre: me voilà Oranger, je n'ai aucun mouvement; que deviendrai-je si vous m'abandonnez, ma chère petite Abeille! Mais, ajoutait-il, pourquoi vous éloigneriez-vous de moi? Vous trouverez sur mes fleurs une agréable rosée et une liqueur plus douce que le miel, vous pourrez vous en nourrir; mes feuilles vous serviront de lit de repos, où vous n'aurez rien à craindre de la malice des araignées.» Dès que l'Oranger finissait ses plaintes, l'Abeille lui répondait ainsi:
Prince, ne craigne: pas que jamais je vous quitte,
Rien ne peut ébranler mon cour;
Faites que rien ne vous agite,
Que le doux souvenir d'en être le vainqueur.
Elle ajoutait à cela: «N'appréhendez pas que je vous laisse jamais, ni les lis, ni les jasmins, ni les roses, ni toutes les fleurs des plus charmants parterres, ne me pourraient faire commettre une telle infidélité; vous me verrez sans cesse voltiger autour de vous, et vous connaîtrez que l'Oranger n'est pas moins cher à l'Abeille, que le prince Aimé l'était à sa princesse Aimée.» En effet, elle s'enferma dans une des plus grosses fleurs, comme dans un palais; et la véritable tendresse, qui trouve des ressources partout, ne laissait pas d'avoir les siennes dans cette union.
Le bois où l'Oranger était, servait de promenade à une princesse qui demeurait dans un palais magnifique; elle avait de la jeunesse, de la beauté et de l'esprit; on l'appelait Linda. Elle ne voulait point se marier, parce qu'elle craignait de n'être pas toujours aimée de celui qu'elle choisirait pour époux; et comme elle avait de grands biens, elle fit bâtir un château somptueux, et elle n'y recevait que des dames et des vieillards, plus philosophes que galants, sans permettre qu'aucun autre cavalier en approchasse.
Le chaud du jour l'ayant arrêtée dans son appartement plus longtemps qu'elle n'aurait voulu, elle sortit sur le soir avec toutes ses darnes, et vint se promener dans le bois; l'odeur de l'Oranger la surprit; elle n'en avait jamais vu, et elle resta charmée de l'avoir trouvé: on ne comprenait point par quel hasard il se rencontrait dans un lieu comme celui-là; il fut bien vite entouré de toute cette grande compagnie. Linda défendit qu'on en cueillît une seule fleur, et on le porta dans son jardin, où la fidèle Abeille le suivit. Linda ravie de son excellente odeur, s'assit dessous; et sur le point de rentrer dans le palais, elle allait prendre quelques fleurs, lorsque la vigilante Abeille sortit, bourdonnant dessous les feuilles où elle se tenait en sentinelle, et piqua la princesse d'une telle force, qu'elle pensa s'évanouir: il ne fut plus question de dépouiller l'Oranger de ses fleurs: Linda revint chez elle toute malade.
Quand le prince put parler en liberté à Aimée: « Quel chagrin vous a pris, ma chère Abeille, lui dit-il, contre la jeune Linda? Vous l'avez cruellement piquée. - Pouvez-vous me faire une telle question ? répondit-elle. N'êtes-vous pas assez délicat pour comprendre que vous ne devez avoir des douceurs que pour moi ? Que tout ce qui est à vous m'appartient, et que je défends mon bien, quand je défends vos fleurs? - Mais, lui dit-il, vous en voyez tomber sans peine: ne vous serait-il pas égal que la princesse s'en fût parée? Qu'elle les eût passées dans ses cheveux ou mises sur son sein? - Non, lui dit l'Abeille, d'un ton assez aigre, la chose ne m'est point égale: je connais, ingrat, que vous êtes plus touché pour elle que pour moi ! Il y a aussi une grande différence entre une personne polie, richement vêtue, qui tient ici un rang considérable, ou une princesse infortunée, que vous avez vue couverte d'une peau de tigre, au milieu de plusieurs monstres qui ne lui ont donné que des manières dures et barbares, et dont la beauté est trop médiocre pour vous arrêter.» Elle pleura en cet endroit, autant qu'une abeille est capable de pleurer; quelques fleurs de l'amoureux Oranger en furent mouillées, et son déplaisir d'avoir chagriné sa princesse alla si loin, que toutes ses feuilles jaunirent, plusieurs branches séchèrent, et il en pensa mourir. «Qu'ai-je donc fait, s'écria-t-il, belle Abeille? Qu'ai-je fait pour m'attirer votre courroux? Ah! vous voulez sans doute m'abandonner; vous êtes déjà lasse de vous être attachée à un malheureux comme moi !» La nuit se passa en reproches; mais au point du jour un zéphyr obligeant, qui les avait écoutés, les engagea de se raccommoder; il ne pouvait leur rendre un service plus agréable.
Cependant Linda, qui mourait d'envie d'avoir un bouquet de fleurs d'orange[r], se leva fort matin; elle descendit dans son parterre, et fut pour en cueillir; mais comme elle avançait la main, elle se sentit piquer si violemment par la jalouse Abeille, que le cœur lui en manqua; elle rentre dans sa chambre de fort mauvaise humeur: «Je ne comprends point, dit-elle, ce que c'est que l'arbre que nous avons trouvé; mais aussitôt que j'en veux prendre le plus petit bouton, des mouches qui les gardent, me pénètrent de leurs piqûres.»
Une de ses filles, qui avait de l'esprit et qui était fort gaie, lui dit en riant: «Je suis d'avis, madame, que vous vous armiez comme une amazone, et qu'à l'exemple de Jason, lorsqu'il fut conquérir la Toison d'or, vous alliez courageusement prendre les plus belles fleurs de ce joli arbre.» Linda trouva quelque chose de plaisant dans cette idée, et sur-le-champ elle se fit faire un casque couvert de plumes, une légère cuirasse, des gantelets, et au son des trompettes, des timbales, des fifres et des hautbois, elle entra dans son jardin, suivie de toutes ses dames qui s'étaient armées à son exemple, et qui appelaient cette fête, la guerre des Mouches et des Amazones. Linda tira son épée de fort bonne grâce, puis frappant sur la plus belle branche de l'Oranger: «Paraissez, terribles abeilles, s'écria-t-elle, paraissez, je viens vous défier; serez-vous assez vaillantes pour défendre ce que vous aimez?»
Mais que devint Linda et toutes celles qui l'accompagnaient, lorsqu'elles entendirent sortir du tronc de l'Oranger un «hélas !» pitoyable, suivi d'un profond soupir, et qu'elles virent couler du sang de la branche coupée. «Ciel ! s'écria-t-elle, qu'ai-je fait? Quel prodige!» Elle prit la branche ensanglantée, elle la rapprocha inutilement pour la rejoindre, elle se sentit saisir d'une frayeur et d'une inquiétude épouvantables.
La pauvre petite Abeille, désespérée de l'aventure funeste de son cher Oranger, pensa paraître pour chercher la mort dans la pointe de cette fatale épée, voulant venger son cher prince; mais elle aima mieux vivre pour lui; et songeant au remède dont il avait besoin, elle le conjura de vouloir bien qu'elle volât en Arabie pour lui rapporter du baume: en effet, après qu'il y eut consenti et qu'ils se furent dit un adieu tendre et touchant, elle s'achemina dans cette partie du monde, où son seul instinct la guidait; mais pour parler plus juste, l'Amour l'y mena; et comme il va plus vite que les plus diligentes mouches, il lui fournit le moyen de faire promptement ce grand voyage. Elle rapporta des baumes merveilleux sur ses ailes et au bout de ses petits pieds, dont elle guérit son prince. Il est vrai que ce fut bien moins par l'excellence du baume, que par le plaisir qu'il eut de voir la princesse Abeille prendre tant de soins de son mal; elle y mettait tous les jours de son baume, et il en avait bien besoin, car la branche coupée était un de ses doigts: de sorte que pour peu qu'on l'eût maltraité, comme avait fait Linda, il ne lui serait demeuré ni bras ni jambes. Oh! que l'Abeille ressentait vivement les souffrances de l'Oranger! Elle se reprochait d'en être la cause, par l'empressement qu'elle avait eu de défendre ses fleurs.
Linda, épouvantée de ce qu'elle avait vu, ne dormait et ne mangeait plus; enfin, elle résolut d'envoyer chercher des fées pour tâcher d'être éclaircie sur une chose qui lui paraissait si extraordinaire: elle dépêcha des ambassadeurs et les chargea de grands présents, pour les convier de venir à sa Cour.
Entre celles qui arrivèrent chez Linda, la reine Trufio vint une des premières: il n'a jamais été une personne plus savante dans l'art de féerie; elle examina la branche et l'Oranger, elle en sentit les fleurs, et démêla une odeur humaine qui la surprit. Elle ne négligea aucune conjuration et elle en fit de si fortes, que tout d'un coup l'Oranger disparaissant, on aperçut le prince plus beau et mieux fait qu'aucun autre. À cette vue Linda demeura immobile ! Elle se sentit frappée d'admiration, et de quelque chose de si particulier pour lui, qu'elle avait déjà perdu sa première indifférence, lorsque le jeune prince occupé de son aimable Abeille, se jeta aux pieds de Trufio: «Grande reine, lui dit-il, je te dois infiniment: tu me rends l'usage de la vie en nie rendant ma première forme; mais si tu veux que je te doive mon repos, ma joie, enfin plus que le jour auquel tu me rappelles, rends-moi nia princesse.» En achevant ces paroles, il prit la petite Abeille, sur laquelle il avait toujours les yeux. « Tu seras content », répondit la généreuse Trufio, elle recommença ses cérémonies, et la princesse Aimée parut avec tant de charmes, qu'il n'y eut pas une des daines qui ne lui portât envie.
Linda hésitait dans son cœur si elle devait avoir de la joie ou du chagrin d'une aventure si extraordinaire, et particulièrement de la métamorphose de l'Abeille; enfin la raison l'emporta sur la passion qui n'était encore que naissante; elle fit mille caresses à Aimée, et Trufio la pria de leur conter ses aventures: elle lui avait trop d'obligation pour différer ce qu'elle souhaitait d'elle; la grâce et le bon air dont elle parlait, intéressa toute l'assemblée; et lorsqu'elle dit à Trufio qu'elle avait fait tant de merveilles par la vertu de son nom et de sa baguette, il s'éleva un cri de joie dans la salle, et chacun pria la fée d'achever ce grand ouvrage.
Trufio de son côté ressentait un plaisir extrême de tout ce qu'elle entendait; elle serra étroitement la princesse entre ses bras: «Puisque je vous ai été si utile sans vous connaître, lui dit-elle, jugez, charmante Aimée, à présent que je vous connais, de ce que je veux faire pour votre service; je suis amie du roi votre père et de la reine votre mère: allons promptement dans mon char volant à l'Île Heureuse, où vous serez reçus comme vous le méritez l'un et l'autre.»
Linda les pria de rester un jour chez elle, pendant lequel elle leur fit de riches présents, et la princesse Aimée quitta sa peau de tigre pour prendre des habits d'une beauté incomparable. Que l'on comprenne à présent la joie de nos tendres amants: oui, qu'on la comprenne si l'on peut; mais il faudrait pour cela s'être trouvé dans les mêmes malheurs; avoir été parmi les ogres, et s'être métamorphosé tant de fois. Enfin ils partirent. Trufio les conduisit au travers de l'air dans l'Île Heureuse; ils furent reçus du roi et de la reine comme les personnes du monde qu'ils espéraient le moins de revoir, et qu'ils revoyaient avec la plus grande satisfaction. La beauté et la sagesse d'Aimée jointes à son esprit, la rendirent l'admiration de son siècle; sa chère mère l'aimait éperdument. Les grandes qualités du prince Aimé ne charmaient pas moins que sa bonne mine; leur mariage se fit; rien n'a jamais été si pompeux: les Grâces y vinrent en habits de fête, les Amours s'y trouvèrent sans même en avoir été priés; et par un ordre exprès de leur part, on nomma le fils aîné du prince et de la princesse, Amour Fidèle.
L'on ajouta depuis beaucoup de titres à celui-ci, et sous tous ces différents titres l'on a bien de la peine à le retrouver tel qu'il est né de ce charmant mariage. Heureux qui le rencontre sans s'y méprendre.
Avec un tendre amant, seule au milieu des bois,
Aimée eut en tout temps une extrême sagesse;
Toujours de la raison elle écouta la voix,
Et sut de son amant conserver la tendresse.
Beautés, ne croyez pas pour captiver les cœurs,
Que les plaisirs soient nécessaires;
L'amour souvent s'éteint au milieu des douceurs:
Soyez fières, soyez sévères,
Et vous inspirerez d'éternelles ardeurs.
Les contes sont la propriété de leurs auteur
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Par Stéphanie le 14 Juillet 2011 à 12:14
Cette nuit si désirée arriva: la princesse prit de la farine et pétrit de ses mains blanches un gâteau où elle mit une fève, puis elle dit en tenant la baguette d'ivoire: «Ô fève, petite fève, je souhaite au nom de la royale fée Trufio, que tu parles s'il le faut, jusqu'à ce que tu sois cuite.» Elle mit ce gâteau sous les cendres chaudes, et fut prendre le prince qui l'attendait bien impatiemment dans le vilain gîte des ogrichons: «Partons, lui dit-elle, le chameau est lié dans le bois. - Que l'Amour et la Fortune nous conduisent, répondit tout bas le jeune prince: allons, allons mon Aimée, allons chercher un séjour heureux et tranquille.» Il faisait clair de lune; elle s'était saisie de la secourable baguette d'ivoire: ils trouvèrent le chameau et se mirent en chemin, sans savoir où ils allaient.
Cependant Tourmentine qui avait la tête remplie de chagrin, se tournait et retournait sans pouvoir dormir; elle allongea le bras pour sentir si la princesse était déjà dans son petit lit, et ne la trouvant point, elle s'écria d'une voix de tonnerre: «Où es-tu donc, fille?-Me voici auprès du feu, répondit la fève. - Viendras-tu te coucher? dit Tourmentine. - Tout à l'heure, répondit la fève; dormez, dormez.» Tourmentine, ayant peur de réveiller son Ravagio, ne parla plus: mais à deux heures de là elle tâta encore dans le petit lit d'Aimée, et s'écria: «Quoi, petite pendarde! Tu ne veux donc pas te coucher? - Je me chauffe tant que je peux, répondit la fève. -Je voudrais que tu fusses au milieu du feu pour ta peine, ajouta l'ogresse. - J'y suis aussi, dit la fève; et l'on ne s'est jamais chauffée de plus près.» Elles firent encore beaucoup d'autres discours, que la fève soutint en fève très habile. Conclusion: vers le jour Tourmentine appela encore la princesse: mais la fève qui était cuite ne répliqua rien. Ce silence l'inquiète; elle se lève fort émue, regarde, parle, s'alarme et cherche partout: point de princesse, plus de prince, ni de petite baguette. Elle s'écrie d'une telle force, que les bois et les vallons en retentissaient: «Réveille-toi mon poupard, réveille-toi, beau Ravagio, ta Tourmentine est trahie, nos chars fraches ont pris la fuite.»
Ravagio ouvre son œil, saute au milieu de la caverne comme un lion, il rugit, il beugle, il hurle, il écume: «Allons, allons, dit-il, mes bottes de sept lieues, mes hottes de sept lieues, que je poursuive nos fuyards; j'en ferai bonne curée et gorge chaude avant qu'il soit peu.» Il met ses bottes avec lesquelles une seule de ses jambes l'avançait de sept lieues. Hélas ! quel moyen d'aller assez vite pour se garantir d'un tel coureur? On s'étonnera qu'avec la baguette d'ivoire ils n'allaient pas encore plus vite que lui: mais la belle princesse était bien neuve dans l'art de féerie; elle ne savait pas tout ce qu'elle pouvait faire avec une telle baguette ; et il n'y avait que les grandes extrémités qui pussent lui donner des lumières tout d'un coup.
Flattés du plaisir d'être ensemble, de celui de s'entendre, et de l'espoir de n'être point poursuivis, ils avançaient leur chemin, lorsque la princesse, qui aperçut la première le terrible Ravagio, s'écria: « Prince, nous sommes perdus ! Voyez cet affreux monstre qui vient vers nous comme un tonnerre! - Qu'allons-nous faire? dit le prince, qu'allons-nous devenir ? Ah ! si j'étais seul, je ne regretterais point ma vie; mais la vôtre, ma chère maîtresse, est exposée ! - Je suis sans consolation si la baguette ne nous garantit pas, ajouta Aimée en pleurant; il faut nous résoudre à la mort. Je souhaite, dit-elle, au nom de la royale fée Trufio, que notre chameau devienne un étang, que le prince soit un bateau, et moi une vieille batelière qui le conduirai.» En même temps l'étang, le bateau et la batelière se forment, et Ravagio arrive sur le bord; il crie: «Holà, ho ! vieille mère éternelle, n'avez-vous pas vu passer un chameau, un jeune homme et une fille ?» La batelière, qui se tenait au milieu de l'étang, mit ses lunettes sur son nez, et regardant Ravagio, elle lui fit signe qu'elle les avait vus, et qu'ils étaient passés dans la prairie. L'ogre la crut, il prit à gauche; la princesse souhaita de reprendre sa forme naturelle; elle se toucha trois fois avec la baguette, elle en frappa le bateau et l'étang, elle redevint belle et jeune, ainsi que le prince; ils montèrent sur le chameau, et tournèrent à droite pour ne pas rencontrer leur ennemi.
Pendant qu'ils s'avançaient diligemment, et qu'ils souhaitaient de trouver quelqu'un à qui demander le chemin de l'Île Heureuse, ils vivaient des fruits de la campagne, ils buvaient l'eau des fontaines et couchaient sous les arbres, bien inquiets que les bêtes sauvages ne vinssent pour les dévorer: mais la princesse avait son arc et ses flèches, dont elle aurait essayé de se défendre. Le péril ne les effrayait pas si fort, qu'ils ne ressentissent vivement le plaisir d'être échappés de la caverne, et de se trouver ensemble: depuis qu'ils s'entendaient, ils se disaient les plus jolies choses du monde; l'amour donne ordinairement de l'esprit; à leur égard ils n'avaient pas besoin de ce secours, ayant mille agréments naturels, et des pensées toujours nouvelles.
Le prince témoignait à sa princesse l'extrême impatience qu'il avait d'arriver bientôt chez le roi son père ou chez le sien, puisqu'elle lui avait promis qu'avec leur consentement, elle le recevrait pour époux. Ce qu'on ne croira peut-être pas sans peine, c'est qu'en attendant cet heureux jour, il vivait avec elle dans les bois, dans la solitude, et maître de lui proposer tout ce qu'il aurait voulu, d'une manière si respectueuse et si sage, qu'il ne s'est jamais trouvé tant de passion et tant de vertu ensemble. Après que Ravagio eut parcouru les monts, les forêts et les plaines, il retourna à sa caverne, où Tourmentine et les ogrichons l'attendaient impatiemment; il était chargé de cinq ou six personnes qui étaient tombées malheureusement sous ses griffes. «Hé bien ! lui cria Tourmentine, les as-tu trouvés et mangés, ces fuyards, ces voleurs, ces chars fraches? Ne m'en as-tu gardé ni pieds ni pattes?-Je crois qu'ils sont envolés, répondit Ravagio; j'ai couru comme un loup de tous côtés, sans les rencontrer; et j'ai vu seulement une vieille dans un bateau sur un étang, qui m'en a dit des nouvelles. -Et que t'en a-t-elle dit? répliqua l'impatiente Tourmentine. - Qu'ils avaient tourné à gauche, ajouta Ravagio. - Par mon chef, dit-elle, tu en es la dupe ! J'ai dans la tête que tu parlais à eux-mêmes: retourne et si tu les attrapes, ne leur fais pas quartier d'un moment.»
Ravagio graissa ses bottes de sept lieues et partit comme un désespéré. Nos jeunes amants sortaient d'un bois où ils avaient passé la nuit. Quand ils l'aperçurent, ils s'effrayèrent également: « Mon Aimée, dit le prince, voici notre ennemi: je me sens assez de courage pour le combattre, n'en aurez-vous pas assez pour fuir toute seule? - Non, s'écria-t-elle, je ne vous abandonnerai point, cruel, doutez-vous ainsi de ma tendresse? Mais ne perdons pas un moment, la baguette nous sera peut-être d'un grand secours. Je souhaite, dit-elle, au nom de la royale fée Trufio, que le prince soit métamorphosé en portrait, le chameau en pilier, et moi en nain.» Le changement se fit, et le nain se mit à sonner du cor. Ravagio qui s'avançait au grand pas, lui dit: «Apprends-moi, petit avorton de la nature, si tu n'as point vu passer un beau garçon, une jeune fille, et un chameau. - Ors vous le dirai, répondit le nain: jaçoient que soyez en quête d'un gentil damoisel, d'une émerveillable dame, et de leur monture, les avisai hier en cet ère qui se pavanoient tous coyent et réjouis; icel gentil chevalier reçut le lots et galardon des joûtes et tournoyements qui se firent à l'honneur de Merlusine, qu'ilec voyez dépeinte en sa vive ressemblance; moult hauts prud'hommes et bons chevaliers y dérompirent lances, hauberts, salades et pavois: le conflict fut rude, et le guerdon un moult beau fermeillet d'or, accoutré de perles et diamans; au départir la dame inconnue me dit: "Nain, mon ami, sans plus longs parlemens, je te requiers un service au nom de ta plus douce amie (si n'en serez éconduite, lui dis-je, et vous l'octroye, à celle condition qu'il soit en mon pouvoir), au cas dit-elle, qu'aviser tu puisse le grand et décommunal géant, qui œil porte droit par le milieu du front; prie-le moult accortement qu'il voise en paix, et nous y laisse." Puis elle chassa son palfroi et ils s'éloignèrent. - Par où? dit Ravagio. - Jus cette verdoyante prairie, à l'orée du bois, dit le nain. - Si tu mens, répliqua l'ogre, sois assuré, petit crasseux, que je te mangerai, toi, ton pilier et ton portrait de Merluche. - Oncque vilenie, ni falace n'y eut en moi, dit le nain; ma bouche n'est mie mensongère, homme vivant ne me peut trouver en fraude; mais allez vite, si quérez les occire avant soleil couché.» L'ogre s'éloigna, le nain reprit sa figure et toucha le portrait et le pilier, qui devinrent ce qu'ils devaient être.
Quelle joie pour l'amant et pour la maîtresse ! « Non, disait le prince, je n'ai jamais ressenti de si vives alarmes, ma chère Aimée; comme ma passion pour vous prend à tout moment de nouvelles forces, mes inquiétudes augmentent quand vous êtes en péril. - Et moi, lui dit-elle, il me semble que je n'avais point de peur, parce que Ravagio ne mange pas les tableaux: que j'étais seule exposée à sa fureur; que ma figure était peu appétissante; et qu'enfin je donnerais ma vie, pour conserver la vôtre.»
Ravagio courut inutilement, il ne trouva ni l'amant ni la maîtresse; il était las comme un chien; il reprit le chemin de sa caverne. «Quoi 1 tu reviens sans nos prisonniers? s'écria Tourmentine en arrachant ses crins hérissés. Ne m'approche pas, ou je t'étrangle. - Je n'ai rencontré, dit-il, qu'un nain, un pilier et un tableau. - Par mon chef, continua-t-elle, ce les était ! Je suis bien folle de te confier le soin de ma vengeance, comme si j'étais trop petite pour la prendre moi-même ! Çà, çà, j'y vas; je veux me botter à mon tour, et je n'irai pas avec moins de diligence que toi.» Elle mit les bottes de sept lieues et partit. Quel moyen que le prince et la princesse allassent assez vite, pour s'échapper de ces monstres avec leurs maudites bottes de sept lieues? Ils virent venir Tourmentine vêtue de peau de serpent, dont les couleurs bigarrées surprenaient; elle portait sur son épaule une massue de fer d'une terrible pesanteur; et comme elle regardait soigneusement de tous côtés, elle aurait aperçu le prince et la princesse, sans qu'ils étaient dans le fond d'un bois.
«L'affaire est sans retour, dit Aimée en pleurant; voici la cruelle Tourmentine, dont l'aspect me glace le sang: elle est plus adroite que Ravagio; si l'un de nous deux lui parle, elle nous reconnaîtra et commencera notre procès par nous manger; il finira bientôt, comme vous le pouvez croire. - Amour, Amour, s'écria le prince, ne nous abandonne point! Est-il sous ton empire des cœurs plus tendres et des feux plus purs que les nôtres? Ah! ma chère Aimée, continua-t-il, en prenant ses mains et les baisant avec ardeur, êtes-vous destinée à périr de manière si barbare? - Non, dit-elle, non, je sens de certains mouvements de courage et de fermeté qui me rassurent; allons, petite baguette, fais ton devoir; je souhaite au nom de la royale fée Trufio que le chameau soit une caisse, que mon cher prince devienne un bel oranger, et que métamorphosée en abeille, je vole autour de lui.» Elle frappa à son ordinaire les trois coups sur chacun d'eux, et le changement fut assez tôt fait pour que Tourmentine, qui arriva en ce lieu, ne s'en aperçût point.
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