• Il y avait une fois la fille d'un roi qui était si belle, qu'il n'y avait rien de si beau au monde. On la nommait la Belle aux Cheveux d'Or car ses cheveux étaient plus fins que de l'or, et blonds par merveille, tout frisés, qui lui tombaient jusque sur les pieds. Elle allait toujours couverte de ses cheveux bouclés, avec une couronne de fleurs sur la tête et des habits brochés de diamants et de perles, si bien qu'on ne pouvait la voir sans l'aimer.

     

    Il y avait un jeune roi de ses voisins qui n'était point marié, et qui était bien fait et bien riche. Quand il eut appris tout ce qu'on disait de la Belle aux Cheveux d'Or, bien qu'il ne l'eût point encore vue, il se prit à l'aimer si fort, qu'il en perdait le boire et le manger, et il se résolut de lui envoyer un ambassadeur pour la demander en mariage. Il fit faire un carrosse magnifique à son ambassadeur ; il lui donna plus de cent chevaux et cent laquais, et lui recommanda bien de lui amener la princesse.

     

    Quand il eut pris congé du roi et qu'il fut parti, toute la cour ne parlait d'autre chose ; et le roi, qui ne doutait pas que la Belle aux Cheveux d'Or ne consentît à ce qu'il souhaitait, lui faisait déjà faire de belles robes et des meubles admirables. Pendant que les ouvriers étaient occupés à travailler, l'ambassadeur, arrivé chez la Belle aux Cheveux d'Or, lui fit son petit message. Mais, soit qu'elle ne fût pas ce jour-là de bonne humeur, ou que le compliment ne lui semblât pas à son gré, elle répondit à l'ambassadeur qu'elle remerciait le roi, mais qu'elle n'avait point envie de se marier.

     

    L'ambassadeur partit de la cour de cette princesse, bien triste de ne la pas amener avec lui ; il rapporta tous les présents qu'il lui avait portés de la part du roi : car elle était fort sage, et savait bien qu'il ne faut pas que les filles reçoivent rien des garçons. Aussi elle ne voulut jamais accepter les beaux diamants et le reste ; et, pour ne pas mécontenter le roi, elle prit seulement un quarteron d'épingles d'Angleterre.

     

    Quand l'ambassadeur arriva à la grande ville du roi, où il était attendu si impatiemment, chacun s'affligea de ce qu'il n'amenait point la Belle aux Cheveux d'Or. Le roi se mit à pleurer comme un enfant : on le consolait sans en pouvoir venir à bout.

     

    Il y avait un jeune garçon à la cour qui était beau comme le soleil, et le mieux fait de tout le royaume : à cause de sa bonne grâce et de son esprit, on le nommait Avenant. Tout le monde l'aimait, hors les envieux, qui étaient fâchés que le roi lui fît du bien et qu'il lui confiât tous les jours ses affaires.

     

    Avenant se trouva avec des personnes qui parlaient du retour de l'ambassadeur, et qui disaient qu'il n'avait rien fait qui vaille. Il leur dit, sans y prendre garde : " Si le roi m'avait envoyé vers la Belle aux Cheveux d'Or, je suis certain qu'elle serait venue avec moi. "

     

    Tout aussitôt ces méchantes gens vont dire au roi : " Sire, vous ne savez pas ce que dit Avenant ? Que, si vous l'aviez envoyé chez la Belle aux Cheveux d'Or, il l'aurait ramenée. Considérez bien sa malice, il prétend être plus beau que vous, et qu'elle l'aurait tant aimé, qu'elle l'aurait suivi partout. "
    Voilà le roi qui se met en colère, en colère tant et tant, qu'il était hors de lui. " Ha ! ha ! dit-il, ce joli mignon se moque de mon malheur, et il se prise plus que moi. Allons, qu'on le mette dans ma grosse tour, et qu'il y meure de faim ! "
    Les gardes du roi furent chez Avenant, qui ne pensait plus à ce qu'il avait dit. Ils le traînèrent en prison et lui firent mille maux. Ce pauvre garçon n'avait qu'un peu de paille pour se coucher et il serait mort sans une petite fontaine qui coulait dans le pied de la tour, dont il buvait un peu pour se rafraîchir : car la faim lui avait bien séché la bouche.

     

    Un jour qu'il n'en pouvait plus, il disait en soupirant : " De quoi se plaint le roi ? Il n'a point de sujet qui lui soit plus fidèle que moi, je ne l'ai jamais offensé. " Le roi, par hasard, passait près de la tour : quand il entendit la voix de celui qu'il avait tant aimé, il s'arrêta pour l'écouter, malgré ceux qui étaient avec lui, qui haïssaient Avenant et qui disaient au roi : " A quoi vous amusez-vous, sire ! ne savez-vous pas que c'est un fripon ? " Le roi répondit : " Laissez-moi là, je veux l'écouter. " Ayant ouï ses plaintes, les larmes lui vinrent aux yeux. Il ouvrit la porte de la tour et l'appela.

     

    Avenant vint tout triste se mettre a genoux devant lui, et baisa ses pieds : " Que vous ai-je fait, sire, lui dit-il, pour me traiter si durement ?
    - Tu t'es moqué de moi et de mon ambassadeur, dit le roi. Tu as dit que, si je t'avais envoyé chez la Belle.

     

    - Il est vrai, sire, répondit Avenant, que je lui aurais si bien fait connaître vos grandes qualités, que je suis persuadé qu'elle n'aurait pu s'en défendre ; et en cela je n'ai rien dit qui ne vous dût être agréable. "

     

    Le roi trouva qu'effectivement il n'avait point de tort ; il regarda de travers ceux qui lui avaient dit du mal de son favori, et il l'emmena avec lui, se repentant bien de la peine qu'il lui avait faite.

     

    Après l'avoir fait souper à merveille, il l'appela dans son cabinet, et lui dit : " Avenant, j'aime toujours la Belle aux Cheveux d'Or, ses refus ne m'ont point rebuté ; mais je ne sais comment m'y prendre pour quelles veuille m'épouser : j'ai envie de t'y envoyer pour voir si tu pourras réussir. "
    Avenant répliqua qu'il était disposé à lui obéir en toutes choses, et qu'il partirait dès le lendemain.

     

    " Oh ! dit le roi, je veux te donner un grand équipage.
    - Cela n'est point nécessaire, répondit-il ; il ne me faut qu'un bon cheval, avec des lettres de votre part. "
    Le roi l'embrassa, car il était ravi de le voir sitôt prêt.

     

    Ce fut le lundi matin qu'il prit congé du roi et de ses amis, pour aller à son ambassade tout seul, sans pompe et sans bruit. Il ne faisait que rêver aux moyens d'engager la Belle aux Cheveux d'Or à épouser le roi. Il avait une écritoire dans sa poche, et, quand il lui venait quelque belle pensée à mettre dans sa harangue, il descendait de cheval et s'asseyait sous des arbres pour écrire, afin de ne rien oublier. Un matin qu'il était parti à la petite pointe du jour, en passant dans une grande prairie, il lui vint une pensée fort jolie ; il mit pied à terre, et se plaça contre des saules et des peupliers qui étaient plantés le long d'une petite rivière qui coulait au bord du pré. Après qu'il eut écrit, il regarda de tous côtés, charmé de se trouver en un si bel endroit. Il aperçut sur l'herbe une grosse carpe dorée qui bâillait et qui n'en pouvait plus, car, ayant voulu attraper de petits moucherons, elle avait sauté si hors de l'eau, qu'elle s'était élancée sur l'herbe, où elle était près de mourir. Avenant en eut pitié ; et, quoiqu'il fût jour maigre et qu'il eût pu l'emporter pour son dîner, il fut la prendre et la remit doucement dans la rivière. Dès que ma commère la carpe sent la fraîcheur de l'eau, elle commence à se réjouir, et se laisse couler jusqu'au fond ; puis revenant toute gaillarde au bord de la rivière : " Avenant, dit-elle, je vous remercie du plaisir que vous venez de me faire ; sans vous je serais morte, et vous m'avez sauvée ; je vous le revaudrai. " Après ce petit compliment, elle s'enfonça dans l'eau ; et Avenant demeura bien surpris de l'esprit et de la grande civilité de la carpe.

     

    Un autre jour qu'il continuait son voyage, il vit un corbeau bien embarrassé : ce pauvre oiseau était poursuivi par un gros aigle (grand mangeur de corbeaux) : il était près de l'attraper, et il l'aurait avalé comme une lentille, si Avenant n'eût éprouvé de la compassion pour cet oiseau. " Voilà, dit-il, comme les plus forts oppriment les plus faibles : quelle raison a l'aigle de manger le corbeau ? " Il prend son arc qu'il portait toujours, et une flèche, puis, visant bien l'aigle, croc ! il lui décoche la flèche dans le corps et le perce de part en part. L'aigle tombe mort, et le corbeau, ravi, vient se percher sur un arbre. " Avenant, lui dit-il, vous êtes bien généreux de m'avoir secouru, moi qui ne suis qu'un misérable corbeau ; mais je ne demeurerai point ingrat, je vous le revaudrai. "

     

    Avenant admira le bon esprit du corbeau et continua son chemin. En entrant dans un grand bois, si matin qu'il ne voyait qu'à peine son chemin, il entendit un hibou qui criait en hibou désespéré. " Ouais ! dit-il, voilà un hibou bien affligé ; il pourrait s'être laissé prendre dans quelque filet. " Il chercha de tous côtés, et enfin il trouva de grands filets que des oiseleurs avaient tendus la nuit pour attraper des oisillons. " Quelle pitié dit-il ; les hommes ne sont faits que pour s'entre-tourmenter, ou pour persécuter de pauvres animaux qui ne leur font ni tort ni dommage. "

     

    Il tira son couteau et coupa les cordelettes. Le hibou prit l'essor ; mais, revenant à tire-d'aile : " Avenant, dit-il, il n'est pas nécessaire que je vous fasse une longue harangue pour vous faire comprendre l'obligation que je vous ai ; elle parle assez d'elle-même : les chasseurs allaient venir, j'étais pris, j'étais mort sans votre secours. J'ai le cœur reconnaissant, je vous le revaudrai. "

     

    Voilà les trois plus considérables aventures qui arrivèrent à Avenant dans son voyage. Il était si pressé d'arriver, qu'il ne tarda pas à se rendre au palais de la Belle aux Cheveux d'Or. Tout y était admirable ; l'on y voyait les diamants entassés comme des pierres ; les beaux habits, le bonbon, l'argent ; c'étaient des choses merveilleuses: et il pensait en lui-même que, si elle quittait tout cela pour venir chez le roi son maître, il faudrait qu'il ait bien de la chance. Il prit un habit de brocart, des plumes incarnates et blanches ; il se peigna, se poudra, se lava le visage, mit une riche écharpe toute brodée à son cou, avec un petit panier, et dedans un beau petit chien, qu'il avait acheté en passant à Bologne. Avenant était si bien fait, si aimable, il faisait toute chose avec tant de grâce, que, lorsqu'il se présenta à la porte du palais, tous les gardes lui firent une grande révérence ; et l'on courut dire à la Belle aux Cheveux d'Or qu'Avenant, ambassadeur du roi son plus proche voisin, demandait à la voir. Sur ce nom d'Avenant, la princesse dit : " Je gagerais qu'il est joli et qu'il plaît à tout le monde.
    - Vraiment oui, madame, lui dirent toutes ses filles d'honneur : nous l'avons vu du grenier où nous accommodions votre filasse, et tant qu'il est demeuré sous les fenêtres nous n'avons pu rien faire.
    - Voilà qui est beau, répliqua la Belle aux Cheveux d'Or, de vous amuser à regarder les garçons ! Çà, que l'on me donne ma grande robe de satin bleu brodée, et que l'on éparpille bien mes blonds cheveux ; que l'on me fasse des guirlandes de fleurs nouvelles ; que l'on me donne mes souliers hauts et mon éventail ; que l'on balaie ma chambre et mon trône : car je veux qu'il dise partout que je suis vraiment la Belle aux Cheveux d'Or. "

     

    Voilà toutes ses femmes qui s'empressaient de la parer comme une reine. Elles montraient tant de hâte qu'elles s'entre cognaient et n'avançaient guère. Enfin la princesse passa dans sa galerie aux grands miroirs, pour voir si rien ne lui manquait. Puis elle monta sur son trône d'Or, d'ivoire, et d'ébène, qui sentait comme un baume, et elle commanda à ses filles de prendre des instruments et de chanter tout doucement pour n'étourdir personne.

     

    On conduisit Avenant dans la salle d'audience. Il demeura si transporté d'admiration, qu'il a dit depuis bien des fois qu'il ne pouvait presque parler. Néanmoins il reprit courage et fit sa harangue à merveille : il pria la princesse qu'il n'eût pas le déplaisir de s'en retourner sans elle.

     

    " Gentil Avenant, lui dit-elle, toutes les raisons que vous venez de me conter sont fort bonnes, et je vous assure que je serais bien aise de vous favoriser plus qu'un autre. Mais il faut que vous sachiez qu'il y a un mois je fus me promener sur la rivière avec toutes mes dames ; et comme l'on me servit ma collation, en ôtant mon gant je tirai de mon doigt une bague qui tomba par malheur dans la rivière. Je la chérissais plus que mon royaume. Je vous laisse à juger de quelle affliction cette perte fut suivie. J'ai fait serment de n'écouter jamais aucune proposition de mariage, que l'ambassadeur qui me proposera un époux ne me rapporte ma bague. Voyez à présent ce que vous avez à faire là-dessus car quand vous me parleriez quinze jours et quinze nuits, vous ne me persuaderiez pas de changer de sentiment. "

     

    Avenant demeura bien étonné de cette réponse. Il lui fit une profonde révérence et la pria de recevoir le petit chien, le panier et l'écharpe ; mais elle lui répliqua qu'elle ne voulait point de présents, et qu'il songeât à ce qu'elle venait de lui dire.

     

    Quand il fut retourné chez lui, il se coucha sans souper. Son petit chien, qui s'appelait Cabriole, ne voulut pas souper non plus : il vint se mettre auprès de lui. De toute la nuit, Avenant ne cessa point de soupirer. " Où puis-je prendre une bague tombée depuis un mois dans une grande rivière ? disait-il : c'est folie d'essayer. La princesse ne m'a dit cela que pour me mettre dans l'impossibilité de lui obéir. "

     

    Il soupirait et s'affligeait très fort. Cabriole, qui l'écoutait, lui dit : " Mon cher maître, je vous prie, ne désespérez point de votre bonne fortune : vous êtes trop aimable pour n'être pas heureux. Allons, dès qu'il fera jour, au bord de la rivière. "

     

    Avenant lui donna deux petits coups de la main et ne répondit rien ; mais, tout accablé de tristesse, il s'endormit.
    Cabriole, voyant le jour, cabriola tant qu'il l'éveilla, et lui dit : " Mon maître, habillez- vous, et sortons. " Avenant le voulut bien. Il se lève, s'habille et descend dans le jardin, et du jardin il va insensiblement au bord de la rivière, où il se promenait son chapeau sur ses yeux et ses bras croisés l'un sur l'autre, ne pensant qu'à son départ, quand tout d'un coup il entendit qu'on l'appelait :
    " Avenant ! Avenant ! " Il regarde de tous côtés et ne voit personne ; il crut rêver. Il continue sa promenade ; on le rappelle : " Avenant ! Avenant !
    - Qui m'appelle ? " dit-il.

     

    Cabriole, qui était fort petit, et qui regardait de près l'eau, lui répliqua : " Ne me croyez jamais, si ce n'est une carpe dorée que j'aperçois. "
    Aussitôt la grosse carpe paraît, et lui dit : "Vous m'avez sauvé la vie dans le pré des Aliziers, où je serais restée sans vous ; je vous promis de vous le revaloir. Tenez, cher Avenant, voici la bague de la Belle aux Cheveux d'Or."
    Il se baissa et la prit dans la gueule de ma commère la carpe, qu'il remercia mille fois.

     

    Au lieu de retourner chez lui, il fut droit au palais avec le petit Cabriole, qui était bien aise d'avoir fait venir son maître au bord de l'eau. On alla dire à la princesse qu'il demandait à la voir. " Hélas ! dit-elle, le pauvre garçon, il vient prendre congé de moi. Il a considéré que ce que je veux est impossible, et il va le dire à son maître. "

     

    On fit entrer Avenant, qui lui présenta sa bague et lui dit : " Madame la princesse, voilà votre commandement fait ; vous plaît-il recevoir le roi mon maître Pour époux ? "

     

    Quand elle vit sa bague où il ne manquait rien, elle resta si étonnée, qu'elle croyait rêver. " Vraiment, dit-elle, gracieux Avenant, il faut que vous soyez favorisé de quelque fée ; car naturellement cela n'est pas possible.
    - Madame, dit-il, je n'en connais aucune, mais j'avais bien envie de vous obéir.
    - Puisque vous avez si bonne volonté, continua-t-elle, il faut que vous me rendiez un autre service, sans lequel je ne me marierai jamais. Il y a un prince, qui n'est pas éloigné d'ici, appelé Galifron, lequel s'était mis dans l'esprit de m'épouser. Il me fit déclarer son dessein avec des menaces épouvantables, que si je le refusais il désolerait mon royaume. Mais jugez si je pouvais l'accepter : c'est un géant qui est plus haut qu'une haute tour ; il mange un homme comme un singe mange un marron. Quand il va à la campagne, il porte dans ses poches de petits canons, dont il se sert de pistolets ; et, lorsqu'il parle bien haut, ceux qui sont près de lui deviennent sourds. Je lui fis répondre que je ne voulais point me marier, et qu'il m'excusât. Depuis, il n'a cessé de me persécuter; il tue tous mes sujets et, avant toutes choses, il faut vous battre contre lui et m'apporter sa tête. "

     

    Avenant demeura un peu étourdi de cette proposition. Il rêva quelque temps, puis il dit : " Eh bien, madame, je combattrai Galifron. Je crois que je serai vaincu ; mais je mourrai en homme brave. "

     

    La princesse resta bien étonnée : elle lui dit mille choses pour l'empêcher de faire cette entreprise. Cela ne servit à rien : il se retira pour aller chercher des armes et tout ce qu'il lui fallait. Quand il eut ce qu'il voulait, il remit le petit Cabriole dans son panier, monta sur son beau cheval, et fut dans le pays de Galifron. Il demandait de ses nouvelles à ceux qu'il rencontrait, et chacun lui disait que c'était un vrai démon dont on n'osait approcher : Plus il entendait dire cela, plus il avait Peur. Cabriole le rassurait, en lui disant : " Mon cher maître, pendant que vous vous battrez, j'irai lui mordre les jambes ; il baissera la tête pour me chasser, et vous le tuerez. " Avenant admirait l'esprit du petit chien, mais il savait assez que son secours ne suffirait pas.

     

    Enfin, il arriva près du château de Galifron. Tous les chemins étaient couverts d'os et de carcasses d'hommes qu'il avait mangés ou mis en pièces. Il ne l'attendit pas longtemps, qu'il le vit venir à travers un bois. Sa tête dépassait les plus grands arbres, et il chantait d'une voix épouvantable :

     

    Où sont les petits enfants
    Que je les croque à belles dents ?
    Il m'en faut tant, tant et tant,
    Que le monde n'est suffisant.
    aux Cheveux d'Or, tu l'aurais bien amenée.

    Aussitôt Avenant se mit à chanter sur le même air :

    Approche : voici Avenant,
    Qui t'arrachera les dents.
    Bien qu'il ne soit pas des plus grands,
    Pour te battre il est suffisant.

     

    Les rimes n'étaient pas bien régulières mais il fit la chanson fort vite, et c'est même un miracle qu'il ne la fît pas plus mal, car il avait horriblement peur. Quand Galifron entendit ces paroles, il regarda de tous côtés, et aperçut Avenant l'épée à la main, qui lui dit deux ou trois injures pour l'irriter. Il n'en fallut pas tant : il se mit dans une colère effroyable, et prenant une massue toute de fer, il aurait assommé du premier coup le gentil Avenant, sans un corbeau qui vint se mettre sur le haut de sa tête, et avec son bec lui donna si juste dans les yeux, qu'il les creva. Son sang coulait sur son visage. Il était comme un désespéré, frappant de tous côtés. Avenant l'évitait et lui portait de grands coups d'épée qu'il enfonçait jusqu'à la garde, et qui lui faisaient mille blessures, par où il perdit tant de sang qu'il tomba. Aussitôt Avenant lui coupa la tête, bien ravi d'avoir été si heureux ; et le corbeau, qui s'était perché sur un arbre, lui dit : " Je n'ai pas oublié le service que vous me rendîtes en tuant l'aigle qui me poursuivait. Je vous promis de m'en acquitter : je crois l'avoir fait aujourd'hui.

     

    - C'est moi qui vous dois tout, monsieur du Corbeau, répliqua Avenant ; je demeure votre serviteur. "

     

    Il monta aussitôt à cheval, chargé de l'épouvantable tête de Galifron.
    Quand il arriva dans la ville, tout le monde le suivait et criait : " Voici le brave Avenant qui vient de tuer le monstre " ; de sorte que la princesse, qui entendit bien du bruit et qui tremblait qu'on ne lui vînt apprendre la mort d'Avenant, n'osait demander ce qui lui était arrivé ; mais elle vit entrer Avenant avec la tête du géant, qui ne laissa pas de lui faire encore peur, bien qu'il n'y eût plus rien à craindre.

     

    " Madame, lui dit-il, votre ennemi est mort ; j'espère que vous ne refuserez plus le roi mon maître ?
    - Ah ! si fait, dit la Belle aux Cheveux d'Or, je le refuserai si vous ne trouvez moyen, avant mon départ, de m'apporter de l'eau de la grotte ténébreuse. Il y a proche d'ici une grotte profonde qui a bien six lieues de tour. On trouve à l'entrée deux dragons qui empêchent qu'on y entre. Ils ont du feu dans la gueule et dans les yeux. Puis, lorsqu'on est dans la grotte, on trouve un grand trou dans lequel il faut descendre : il est plein de crapauds, de couleuvres et de serpents. Au fond de ce trou, il y a une petite cave où coule la fontaine de beauté et de santé: c'est de cette eau que je veux absolument. Tout ce qu'on en lave devient merveilleux : si l'on est belle, on demeure toujours belle ; si l'on est laide, on devient belle ; si l'on est jeune, on reste jeune ; si l'on est vieille, on devient jeune. Vous jugez bien, Avenant, que je ne quitterai pas mon royaume sans en emporter.

     

    - Madame, lui dit-il, vous êtes si belle que cette eau vous est bien inutile ; mais je suis un malheureux ambassadeur dont vous voulez la mort : je vais aller chercher ce que vous désirez, avec la certitude de n'en pouvoir revenir. "

     

    La Belle aux Cheveux d'Or ne changea point de dessein, et Avenant partit avec le petit chien Cabriole, pour aller à la grotte ténébreuse chercher de l'eau de beauté. Tous ceux qu'il rencontrait sur le chemin disaient : " C'est une pitié de voir un garçon si aimable aller se perdre de gaieté de cœur ; il va seul à la grotte, et quand irait-il accompagné de cent braves, il n'en pourrait venir à bout. Pourquoi la princesse ne veut-elle que des choses impossibles ? " Il continuait de marcher, et ne disait pas un mot ; mais il était bien triste.

     

    Il arriva vers le haut d'une montagne où il s'assit pour se reposer un peu, et il laissa paître son cheval et courir Cabriole après des mouches. Il savait que la grotte ténébreuse n'était pas loin de là, il regardait s'il ne la verrait point. Enfin il aperçut un vilain rocher noir comme de l'encre, d'où sortait une grosse fumée, et au bout d'un moment un des dragons, qui jetait du feu par les yeux et par la gueule : il avait le corps jaune et vert, des griffes et une longue queue qui faisait plus de cent tours. Cabriole vit tout cela ; il ne savait où se cacher, tant il avait peur.

     

    Avenant, tout résolu de mourir, tira son épée, descendit avec une fiole que la Belle aux Cheveux d'Or lui avait donnée pour la remplir de l'eau de beauté. Il dit à son chien Cabriole : " C'en est fait de moi ! je ne pourrai jamais avoir de cette eau qui est gardée par des dragons. Quand je serai mort, remplis la fiole de mon sang et porte-la à la princesse, pour qu'elle voie ce qu'elle me coûte ; et puis va trouver le roi mon maître et conte-lui mon malheur."

     

    Comme il parlait ainsi, il entendit qu'on appelait : " Avenant ! Avenant ! "
    Il dit : " Qui m'appelle ? " et il vit un hibou dans le trou d'un vieil arbre, qui lui dit : " Vous m'avez retiré du filet des chasseurs où j'étais pris, et vous me sauvâtes la vie, je vous promis que je vous le revaudrais : en voici le temps. Donnez-moi votre fiole : je sais tous les chemins de la grotte ténébreuse ; je vais vous chercher de l'eau de beauté. "

     

    Dame ! qui fut bien aise ? je vous le laisse à penser. Avenant lui donna vite la fiole, et le hibou entra sans nul empêchement dans la grotte. En moins d'un quart d'heure, il revint rapporter la bouteille bien bouchée. Avenant fut ravi. Il le remercia de tout son cœur, et, remontant la montagne, il prit le chemin de la ville bien joyeux.

     

    Il alla droit au palais ; il présenta la fiole à la Belle aux Cheveux d'Or, qui n'eut plus rien à dire : elle remercia Avenant, et donna ordre à tout ce qu'il fallait pour partir ; puis elle se mit en voyage avec lui. Elle le trouvait bien aimable et lui disait quelquefois : " Si vous aviez voulu, je vous aurais fait roi, nous ne serions point partis de mon royaume. "

     

    Mais il répondit : " Je ne voudrais pas faire un si grand déplaisir à mon maître pour tous les royaumes de la terre, quoique je vous trouve plus belle que le soleil. "

     

    Enfin ils arrivèrent à la grande ville du roi, qui, sachant que la Belle aux Cheveux d'Or venait, alla au-devant d'elle et lui fit les plus beaux présents du monde. Il l'épousa avec tant de réjouissances que l'on ne parlait d'autre chose. Mais la Belle aux Cheveux d'Or, qu'aimait Avenant dans le fond de son cœur, n'était heureuse que quand elle le voyait, et le louait toujours. " Je ne serais point venue sans Avenant, dit-elle au roi. Il a fallu qu'il ait fait des choses impossibles pour mon service : vous lui devez être obligé. Il m'a donné de l'eau de beauté : je ne vieillirai jamais, je serai toujours belle. "

     

    Les envieux qui écoutaient la reine dirent au roi : " Vous n'êtes point jaloux, et vous avez sujet de l'être. La reine aime si fort Avenant qu'elle en perd le boire et le manger. Elle ne fait que parler de lui et des obligations que vous lui avez, comme si tel autre que vous auriez envoyé n'en eût pas fait autant. "
    Le roi dit : " Vraiment, je m'en aperçois ; qu'on aille le mettre dans la tour avec les fers aux pieds et aux mains."

     

    On prit Avenant, et, pour sa récompense d'avoir si bien servi le roi, on l'enferma dans la tour avec les fers aux pieds et aux mains. Il ne voyait personne que le geôlier, qui lui jetait un morceau de pain noir par un trou, et de l'eau dans une écuelle de terre. Pourtant son petit chien Cabriole ne le quittait point ; il le consolait et venait lui dire toutes les nouvelles.

     

    Quand la Belle aux Cheveux d'Or sut sa disgrâce, elle se jeta aux pieds du roi, et, tout en pleurs, elle le pria de faire sortir Avenant de prison. Mais plus elle le priait, plus il se fâchait, songeant : " C'est qu'elle l'aime "; et il n'en voulut rien faire. Elle n'en parla plus ; elle était bien triste.

     

    Le roi s'avisa qu'elle ne le trouvait peut-être pas assez beau ; il eut envie de se frotter le visage avec de l'eau de beauté, afin que la reine l'aimât plus qu'elle ne faisait. Cette eau était dans une fiole sur le bord de la cheminée de la chambre de la reine, elle l'avait mise là pour la regarder plus souvent ; mais une de ses femmes de chambre, voulant tuer une araignée avec un balai, jeta par malheur la fiole par terre, qui se cassa, et toute l'eau fut perdue. Elle balaya vitement, et, ne sachant que faire, elle se souvint qu'elle avait vu dans le cabinet du roi une fiole toute semblable pleine d'eau claire comme était l'eau de beauté ; elle la prit adroitement sans rien dire, et la porta sur la cheminée de la reine.

     

    L'eau qui était dans le cabinet du roi servait à faire mourir les princes et les grands seigneurs quand ils étaient criminels ; au lieu de leur couper la tête ou de les pendre, on leur frottait le visage de cette eau : ils s'endormaient, et ne se réveillaient plus. Un soir donc, le roi prit la fiole et se frotta bien le visage, puis il s'endormit et mourut. Le petit chien Cabriole l'apprit parmi les premiers et ne manqua pas de l'aller dire à Avenant, qui lui dit d'aller trouver la Belle aux Cheveux d'Or et de la faire souvenir du pauvre prisonnier.


    Cabriole se glissa doucement dans la presse ; car il y avait grand bruit à la cour pour la mort du roi. Il dit à la reine : " Madame, n'oubliez pas le pauvre Avenant. " Elle se souvint aussitôt des peines qu'il avait souffertes à cause d'elle et de sa grande fidélité. Elle sortit sans parler à personne, et fut droit à la tour, où elle ôta elle-même les fers des pieds et des mains d'Avenant. Et, lui mettant une couronne d'or sur la tête et le manteau royal sur les épaules, elle lui dit : "Venez, aimable Avenant, je vous fais roi et vous prends pour mon époux. "
    Il se jeta à ses pieds et la remercia. Chacun fut ravi de l'avoir pour maître. Il se fit la plus belle noce du monde, et la Belle aux Cheveux d'Or vécut longtemps avec le bel Avenant, tous deux heureux et satisfaits.

     

    Si par hasard un malheureux
    Te demande ton assistance,
    Ne lui refuse point un secours généreux.
    Un bienfait tôt ou tard reçoit sa récompense.
    Quand Avenant, avec tant de bonté,
    Servati carpe et corbeau ; quand jusqu'au hibou même,
    Sans être rebuté de sa laideur extrême,
    Il conservait la liberté !
    Aurait-on jamais pu le croire,
    Que ces animaux quelque jour
    Le conduiraient au comble de la gloire,
    Lorsqu'il voudrait du roi servir le tendre amour ?
    Malgré tous les attraits d'une beauté charmante,
    Qui commençait pour lui de sentir des désirs,
    Il conserve à son maître, étouffant ses soupirs,
    Une fidélité constante.
    Toutefois, sans raison, il se voit accusé :
    Mais, quand à son bonheur il paraît plus d'obstacle,
    Le Ciel lui devait un miracle,
    Qu'à la vertu jamais le Ciel n'a refusé.

     

    Les contes sont la propriété de leurs auteurs.

     

    Gouttes féériques


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  • Il y avait une fois un roi et une reine qui s'aimaient si fort, si fort, qu'ils faisaient la félicité l'un de l'autre. Leurs cœurs et leurs sentiments se trouvaient toujours d'intelligence ; ils allaient tous les jours à la chasse tuer des lièvres et des cerfs ; ils allaient à la pêche prendre des soles et des carpes ; au bal, danser la bourrée et la pavane ; à de grands festins, manger du rôt et des dragées ; à la comédie et à l'opéra. Ils riaient, ils chantaient, ils se faisaient mille pièces pour se divertir ; enfin c'était le plus heureux de tous les temps. Leurs sujets suivaient l'exemple du roi et de la reine ; ils se divertissaient à l'envi l'un de l'autre. Par toutes ces raisons, l'on appelait ce royaume le pays de joie.

    Il arriva qu'un roi voisin du roi Joyeux vivait tout différemment. Il était ennemi déclaré des plaisirs ; il ne demandait que plaies et bosses ; il avait une mine renfrognée, une grande barbe, les yeux creux ; il était maigre et sec, toujours vêtu de noir, des cheveux hérissés, gras et crasseux. Pour lui plaire, il fallait tuer et assommer les passants. Il pendait lui-même les criminels ; il se réjouissait à leur faire du mal. Quand une bonne maman aimait bien sa petite fille ou son petit garçon, il l'envoyait quérir, et devant elle il lui rompait les bras ou lui tordait le cou. On nommait ce royaume le pays des larmes.

    Le méchant roi entendit parler de la satisfaction du roi Joyeux ; il lui porta grande envie, et résolut de faire une grosse armée, et d'aller le battre tout son saoul, jusqu'à ce qu'il fût mort ou bien malade. Il envoya de tous côtés pour amasser du monde et des armes ; il faisait faire des canons. Chacun tremblait. L'on disait : sur qui se jettera le roi, il ne fera point de quartier.

    Lorsque tout fut prêt, il s'avança vers le pays du roi Joyeux. A ces mauvaises nouvelles il se mit promptement en défense ; la reine mourait de peur, elle lui disait en pleurant : " Sire, il faut nous enfuir : tâchons d'avoir bien de l'argent, et nous en allons tant que terre nous pourra porter. " Le roi répondait : " Fi, madame, j'ai trop de courage ; il vaudrait mieux mourir que d'être un poltron. " Il ramassa tous ses gens d'armes, dit un tendre adieu à la reine, monta sur un beau cheval, et partit.

    Quand elle l'eut perdu de vue, elle se mit à pleurer douloureusement ; et joignant ses mains, elle disait : " Hélas, je suis grosse ; si le roi est tué à la guerre, je serai veuve et prisonnière, le méchant roi me fera dix mille maux. " Cette pensée l'empêchait de manger et de dormir. Il lui écrivait tous les jours ; mais un matin qu'elle regardait par-dessus les murailles, elle vit venir un courrier qui courait de toute sa force, elle l'appela : " Hô, courrier, hô, quelle nouvelle ? - Le roi est mort, s'écria-t-il, la bataille est perdue, le méchant roi arrivera dans un moment. "

    La pauvre reine tomba évanouie ; on la porta dans son lit, et toutes ses dames étaient autour d'elle, qui pleuraient, l'une son père, l'autre son fils ; elles s'arrachèrent les cheveux, c'était la chose du monde la plus pitoyable.

    Voilà que tout d'un coup l'on entend : " Au meurtre, au larron ! " C'était le méchant roi qui arrivait avec tous ses malheureux sujets ; ils tuaient pour oui et pour non, ceux qu'ils rencontraient. Il entra tout armé dans la maison du roi, et monta dans la chambre de la reine. Quand elle le vit entrer, elle eut si grande peur, qu'elle s'enfonça dans son lit, et mit la couverture sur sa tête. Il l'appela deux ou trois fois, mais elle ne disait mot ; il se fâcha, bien fâché, et dit : " Je crois que tu te moques de moi ; sais-tu que je peux t'égorger tout à l'heure ? " Il la découvrit, lui arracha ses cornettes, ses beaux cheveux tombèrent sur ses épaules ; il en fit trois tours à sa main, et la chargea dessus son dos comme un sac de blé : il l'emporta ainsi, et monta sur son grand cheval qui était tout noir. Elle le priait d'avoir pitié d'elle, il s'en moquait, et lui disait : " Crie, plains-toi, cela me fait rire et me divertit. "

    Il l'emmena en son pays, et jura pendant tout le chemin qu'il était résolu de la pendre ; mais on lui dit que c'était dommage, et qu'elle était grosse.

    Quand il vit cela, il lui vint dans l'esprit que si elle accouchait d'une fille, il la marierait avec son fils ; et pour savoir ce qui en était, il envoya quérir une fée, qui demeurait près de son royaume. Étant venue, il la régala mieux qu'il n'avait de coutume ; ensuite il la mena dans une tour, au haut de laquelle la pauvre reine avait une chambre bien petite et bien pauvrement meublée. Elle était couchée par terre, sur un matelas qui ne valait pas deux sous, où elle pleurait jour et nuit. La fée en la voyant fut attendrie ; elle lui fit la révérence, et lui dit tous bas en l'embrassant : " Prenez courage, madame, vos malheurs finiront ; j'espère y contribuer. " La reine un peu consolée de ces paroles, la caressait, et la priait d'avoir pitié d'une pauvre princesse qui avait joui d'une grande fortune, et qui s'en voyait bien éloignée. Elles parlaient ensemble, quand le méchant roi dit : " Allons, point tant de compliments ; je vous ai amenée ici pour me dire si cette esclave est grosse d'un garçon ou d'une fille. " La fée répondit : " Elle est grosse d'une fille, qui sera la plus belle princesse et la mieux apprise que l'on ait jamais vue. " Elle lui souhaita ensuite des biens et des honneurs infinis. " Si elle n'est pas belle et bien apprise, dit le méchant roi, je la pendrai au cou de sa mère, et sa mère à un arbre, sans que rien m'en puisse empêcher. " Après cela il sortit avec la fée, et ne regarda pas la bonne reine, qui pleurait amèrement ; car elle disait en elle-même : " Hélas ! que ferai-je ? Si j'ai une belle petite fille, il la donnera à son magot de fils ; et si elle est laide, il nous pendra toutes deux. A quelle extrémité suis-je réduite ? Ne pourrai-je point la cacher quelque part, afin qu'il ne la vît jamais ? "

    Le temps que la petite princesse devait venir au monde approchait, et les inquiétudes de la reine augmentaient : elle n'avait personne avec qui se plaindre et se consoler. Le geôlier qui la gardait, ne lui donnait que trois pois cuits dans l'eau pour toute la journée, avec un petit morceau de pain noir. Elle devint plus maigre qu'un hareng : elle n'avait plus que la peau et les os.

    Un soir qu'elle filait (car le méchant roi qui était fort avare, la faisait travailler jour et nuit), elle vit entrer par un trou une petite souris, qui était fort jolie. Elle lui dit : " Hélas ! ma mignonne, que viens-tu chercher ici ? Je n'ai que trois pois pour toute ma journée ; si tu ne veux jeûner, va-t'en. " La petite souris courait de-çà, courait de-là, dansait, cabriolait comme un petit singe ; et la reine prenait un si grand plaisir à la regarder, qu'elle lui donna le seul pois qui restait pour son souper. " Tiens, mignonne, dit-elle, mange, je n'en ai pas davantage, et je te le donne de bon cœur. " Dès qu'elle eut fait cela, elle vit sur sa table une perdrix excellente, cuite à merveille, et deux pots de confitures. " En vérité, dit-elle, un bienfait n'est jamais perdu. " Elle mangea un peu, mais son appétit était passé à force de jeûner. Elle jeta du bonbon à la souris, qui le grignota encore ; et puis elle se mit à sauter mieux qu'avant le souper.

    Le lendemain matin le geôlier apporta de bonne heure les trois pois de la reine, qu'il avait mis dans un grand plat pour se moquer d'elle ; la petite souris vint doucement, et les mangea tous trois, et le pain aussi. Quand la reine voulut dîner, elle ne trouva plus rien ; la voilà bien fâchée contre la souris. " C'est une méchante petite bête, disait-elle, si elle continue, je mourrai de faim. " Comme elle voulut couvrir le grand plat qui était vide, elle trouva dedans toutes sortes de bonnes choses à manger : elle en fut bien aise, et mangea ; mais en mangeant, il lui vint dans l'esprit que le méchant roi ferait peut-être mourir dans deux ou trois jours son enfant, et elle quitta la table pour pleurer ; puis elle disait, en levant les yeux au ciel : " Quoi ! n'y a-t-il point quelque moyen de se sauver ? " En disant cela, elle vit la petite souris qui jouait avec de longs brins de paille ; elle les prit, et commença de travailler avec. " Si j'ai assez de paille, dit-elle, je ferai une corbeille couverte pour mettre ma petite fille, et je la donnerai par la fenêtre à la première personne charitable qui voudra en avoir soin. "

    Elle se mit donc à travailler de bon courage ; la paille ne lui manquait point, la souris en traînait toujours par la chambre où elle continuait de sauter ; et aux heures des repas, la reine lui donnait ses trois pois, et trouvait en échange cent sortes de ragoûts. Elle en était bien étonnée ; elle songeait sans cesse qui pouvait lui envoyer de si excellentes choses.

    La reine regardait un jour à la fenêtre, pour voir de quelle longueur elle ferait cette corde, dont elle devait attacher la corbeille pour la descendre. Elle aperçut en bas une vieille petite bonne femme qui s'appuyait sur un bâton, et qui lui dit " Je sais votre peine, madame ; si vous voulez je vous servirai. - Hélas ma chère amie, lui dit la reine, vous me ferez un grand plaisir venez tous les soirs au bas de la tour, je vous descendrai mon pauvre enfant ; vous le nourrirez, et je tâcherai, si je suis jamais riche, de vous bien payer. - Je ne suis pas intéressée, répondit la vieille, mais je suis friande ; il n'y a rien que j'aime tant qu'une souris grassette et dodue. Si vous en trouvez dans votre galetas, tuez-les et me les jetez ; je n'en serai point ingrate, votre poupard s'en trouvera bien."

    La reine l'entendant se mit à pleurer sans rien répondre ; et la vieille, après avoir un peu attendu, lui demanda pourquoi elle pleurait. " C'est, dit-elle, qu'il ne vient dans ma chambre qu'une seule souris, qui est si jolie, si joliette, que je ne puis me résoudre à la tuer. - Comment, dit la vieille en colère, vous aimez donc mieux une friponne de petite souris, qui ronge tout, que l'enfant que vous allez avoir ? Hé bien, madame, vous n'êtes pas à plaindre, restez en si bonne compagnie, j'aurai bien des souris sans vous, je ne m'en soucie guère. " Elle s'en alla grondant et marmottant.

    Quoique la reine eût un bon repas, et que la souris vînt danser devant elle, jamais elle ne leva les yeux de terre, où elle les avait attachés, et les larmes coulaient le long de ses joues.

    Elle eut cette même nuit une princesse, qui était un miracle de beauté ; au lieu de crier comme les autres enfants, elle riait à sa bonne maman, et lui tendait ses petites menottes, comme si elle eût été bien raisonnable. La reine la caressait et la baisait de tout son cœur, songeant tristement. " Pauvre mignonne ! chère enfant ! si tu tombes entres les mains du méchant roi, c'est fait de ta vie. " Elle l'enferma dans la corbeille, avec un billet attaché sur son maillot, où était écrit :

    Cette infortunée petite fille a nom Joliette.

    Et quand elle l'avait laissée un moment sans la regarder, elle ouvrait encore la corbeille, et la trouvait embellie ; puis elle la baisait et pleurait plus fort, ne sachant que faire.

    Mais voici la petite souris qui vient, et qui se met dans la corbeille avec Joliette. " Ah ! petite bestiole, dit la reine, que tu me coûtes cher pour te sauver la vie ! Peut-être que je perdrai ma chère Joliette ! Une autre que moi t'aurait tuée, et donnée à la vieille friande ; je n'ai pu y consentir. " La souris commence à dire : " Ne vous en repentez point, madame, je ne suis pas si indigne de votre amitié que vous le croyez. " La reine mourait de peur d'entendre parler la souris ; mais sa peur augmenta bien quand elle aperçut que son petit museau prenait la figure d'un visage, que ses pattes devinrent des mains et des pieds, et qu'elle grandit tout d'un coup. Enfin la reine n'osant presque la regarder, la reconnut pour la fée qui l'était venue voir avec le méchant roi, et qui lui avait fait tant de caresses.

    Elle lui dit : " J'ai voulu éprouver votre cœur ; j'ai reconnu qu'il est bon, et que vous êtes capable d'amitié. Nous autres fées, qui possédons des trésors et des richesses immenses, nous ne cherchons pour la douceur de la vie que de l'amitié, et nous en trouvons rarement. - Est-il possible, belle dame, dit la reine en l'embrassant, que vous ayez de la peine à trouver des amies, étant si riches et si puissantes ? - Oui, répliqua-t-elle ; car on ne nous aime que par intérêt, et cela ne nous touche guère ; mais quand vous m'avez aimée en petite souris, ce n'était pas un motif d'intérêt. J'ai voulu vous éprouver plus fortement ; j'ai pris la figure d'une vieille ; c'est moi qui vous ai parlé au bas de la tour, et vous m'avez toujours été fidèle. " A ces mots elle embrassa la reine ; puis elle baisa trois fois le bécot vermeil de la petite princesse, et elle lui dit : " Je te doue, ma fille, d'être la consolation de ta mère, et plus riche que ton père ; de vivre cent ans toujours belle, sans maladie, sans rides et sans vieillesse. " La reine toute ravie la remercia, et la pria d'emporter Joliette, et d'en prendre soin, ajoutant qu'elle la lui donnait pour être sa fille.

    La fée l'accepta, et la remercia ; elle mit la petite dans la corbeille, qu'elle descendit en bas ; mais s'étant un peu arrêtée à reprendre sa forme de petite souris, quand elle descendit après elle par la cordelette, elle ne trouva plus l'enfant ; et remontant fort effrayée : " Tout est perdu, dit- elle à la reine, mon ennemie Cancaline vient d'enlever la princesse ! Il faut que vous sachiez que c'est une cruelle fée qui me hait ; et par malheur, étant mon ancienne, elle a plus de pouvoir que moi. Je ne sais par quel moyen retirer Joliette de ses vilaines griffes. "

    Quand la reine entendit de si tristes nouvelles, elle pensa mourir de douleur ; elle pleura bien fort, et pria sa bonne amie de tâcher de ravoir la petite, à quelque prix que ce fût.

    Cependant le geôlier vint dans la chambre de la reine ; il vit qu'elle n'était plus grosse ; il fut le dire au roi, qui accourut pour lui demander son enfant mais elle dit qu'une fée, dont elle ne savait pas le nom, l'était venue prendre par force. Voilà le méchant roi qui frappait du pied, et qui rongeait ses ongles jusqu'au dernier morceau : " Je t'ai promis, dit-il, de te pendre ; je vais tenir ma parole tout à l'heure. " En même temps il traîne la pauvre reine dans un bois, grimpe sur un arbre, et l'allait pendre, lorsque la fée se rendit invisible, et le poussant rudement, elle le fit tomber du haut de l'arbre ; il se cassa quatre dents. Pendant qu'on tâchait de les raccommoder, la fée enleva la reine dans son char volant, et elle l'emporta dans un beau château. Elle en prit grand soin et si elle avait eu la princesse Joliette, elle aurait été contente mais on ne pouvait découvrir en quel lieu Cancaline l'avait mise, bien que la petite souris y fît tout son possible.

    Enfin le temps se passait, et la grande affliction de la reine diminuait. Il y avait quinze ans déjà lorsqu'on entendit dire que le fils du méchant roi s'allait marier à sa dindonnière, et que cette petite créature n'en voulait point. Cela était bien surprenant qu'une dindonnière refusât d'être reine ; mais pourtant les habits de noces étaient faits, et c'était une si belle noce, qu'on y allait de cent lieues à la ronde. La petite souris s'y transporta ; elle voulait voir la dindonnière tout à son aise. Elle entra dans le poulailler, et la trouva vêtue d'une grosse toile, nu-pieds, avec un torchon gras sur sa tête. Il y avait là des habits d'or et d'argent, des diamants, des perles, des rubans, des dentelles qui traînaient à terre ; les dindons se hochaient dessus, les crottaient et les gâtaient. La dindonnière était assise sur une grosse pierre ; le fils du méchant roi, qui était tordu, borgne et boiteux, lui disait rudement :

    " Si vous me refusez votre cœur, je vous tuerai. " Elle lui répondait fièrement : " Je ne vous épouserai point, vous êtes trop laid, vous ressemblez à votre cruel père. Laissez-moi en repos avec mes petits dindons ; je les aime mieux que toutes vos braveries. "

    La petite souris la regardait avec admiration ; car elle était aussi belle que le soleil. Dès que le fils du méchant roi fut sorti, la fée prit la figure d'une vieille bergère, et lui dit : " Bonjour, ma mignonne, voilà vos dindons en bon état. " La jeune dindonnière regarda cette vieille avec des yeux pleins de douceur, et lui dit : " L'on veut que je les quitte pour une méchante couronne ; que m'en conseillez-vous ? - Ma petite fille, dit la fée, une couronne est fort belle ; vous n'en connaissez pas le prix ni le poids. - Mais si fait, je le connais, repartit promptement la dindonnière, puisque je refuse de m'y soumettre ; je ne sais pourtant qui je suis, ni où est mon père, ni où est ma mère ; je me trouve sans parents et sans amis. - Vous avez beauté et vertu, mon enfant, dit la sage fée, qui valent plus que dix royaumes. Contez-moi, je vous prie, qui vous a donc mise ici, puisque vous n'avez ni père, ni mère, ni parents, ni amis ? - Une fée, appelée Cancaline, est cause que j'y suis venue ; elle me battait ; elle m'assommait sans sujet et sans raison. Je m'enfuis un jour, et ne sachant où aller, je m'arrêtai dans un bois. Le fils du méchant roi s'y vint promener ; il me demanda si je voulais servir à sa basse-cour. Je le voulus bien ; j'eus soin des dindons ; il venait à tout moment les voir, et il me voyait aussi. Hélas ! sans que j'en eusse envie, il se mit à m'aimer tant et tant, qu'il m'importune fort. "

    La fée , a ce récit, commença de croire que la dindonnière était la princesse Joliette. Elle lui dit : " Ma fille, apprenez-moi votre nom ? - Je m'appelle Joliette, pour vous rendre service ", dit-elle. A ce mot la fée ne douta plus de la vérité ; et lui jetant les bras au cou, elle pensa la manger de caresses ; puis elle lui dit : " Joliette, je vous connais il y a longtemps, je suis bien aise que vous soyez si sage et si bien apprise ; mais je voudrais que vous fussiez plus propre, car vous ressemblez à une petite souillon ; prenez les beaux habits que voilà, et vous accommodez. "

    Joliette, qui était fort obéissante, quitta aussitôt le torchon gras qu'elle avait dessus la tête, et la secouant un peu, elle se trouva toute couverte de ses cheveux, qui étaient blonds comme un bassin, et déliés comme fils d'or. Ils tombaient par boucles jusqu'à terre. Puis prenant dans ses mains délicates de l'eau à une fontaine qui coulait proche le poulailler, elle se débarbouilla le visage, qui devint aussi clair qu'une perle orientale. Il semblait que des roses s'étaient épanouies sur ses joues et sur sa bouche ; sa douce haleine sentait le thym et le serpolet ; elle avait le corps plus droit qu'un jonc ; en temps d'hiver, l'on eût pris sa peau pour de la neige ; en temps d'été, c'était des lys.

    Quand elle fut parée des diamants et des belles robes, la fée la considéra comme une merveille ; elle lui dit :

    " Qui croyez-vous être, ma chère Joliette, car vous voilà bien brave ? " Elle répliqua : " En vérité, il me semble que je suis la fille de quelque grand roi. - En seriez-vous bien aise ? dit la fée. - Oui, ma bonne mère, répondit Joliette, en faisant la révérence ; j'en serais fort aise. - Hé bien, dit la fée, soyez donc contente ; je vous en dirai davantage demain. "

    Elle se rendit en diligence à son beau château, où la reine était occupée à filer de la soie. La petite souris lui cria: " Voulez-vous gager, madame la reine, votre quenouille et votre fuseau, que je vous apporte les meilleures nouvelles que vous puissiez jamais entendre ? - Hélas ! répliqua la reine, depuis la mort du roi Joyeux et la perte de ma Joliette, je donnerais bien toutes les nouvelles de ce monde pour une épingle. - Là, là, ne vous chagrinez point, dit la fée, la princesse se porte à merveille ; je viens de la voir ; elle est si belle, si belle, qu'il ne tient qu'à elle d'être reine. " Elle lui conta tout le conte d'un bout à l'autre, et la reine pleurait de joie de savoir sa fille si belle, et de tristesse qu'elle fût dindonnière. " Quand nous étions de grands rois dans notre royaume, disait-elle, et que nous faisions tant de bombance, le pauvre défunt et moi, nous n'aurions pas cru voir notre enfant dindonnière. - C'est la cruelle Cancaline, ajouta la fée, qui sachant comme je vous aime, pour me faire dépit, l'a mise en cet état ; mais elle en sortira, ou j'y brûlerai mes livres. - Je ne veux pas, dit la reine, qu'elle épouse le fils du méchant roi ; allons dès demain la quérir, et l'amenons ici. "

    Or, il arriva que le fils du méchant roi étant tout à fait fâché contre Joliette, fut s'asseoir sous un arbre, où il pleurait si fort, si fort, qu'il hurlait. Son père l'entendit ; il se mit à la fenêtre, et lui cria : " Qu'est-ce que tu as à pleurer ? Comme tu fais la bête ! " Il répondit : " C'est que notre dindonnière ne veut pas m'aimer. - Comment ! elle ne veut pas t'aimer, dit le méchant roi. Je veux qu'elle t'aime ou qu'elle meure. " Il appela ses gens d'armes, et leur dit : " Allez la quérir ; car je lui ferai tant de mal, qu'elle se repentira d'être opiniâtre. "

    Ils furent au poulailler, et trouvèrent Joliette qui avait une belle robe de satin blanc, toute en broderie d'or, avec des diamants rouges, et plus de mille aunes de rubans partout. Jamais, au grand jamais, il ne s'est vu une si belle fille ; ils n'osaient lui parler, la prenant pour une princesse. Elle leur dit fort civilement : " Je vous prie, dites-moi qui vous cherchez ici ? - Madame, dirent-ils, nous cherchons une petite malheureuse, qu'on appelle Joliette.
    - Hélas ! c'est moi, dit-elle ; qu'est-ce que vous me voulez ? " Ils la prirent vitement, et lièrent ses pieds et ses mains avec de grosses cordes, de peur qu'elle ne s'enfuît. Ils la menèrent de cette manière au méchant roi, qui était avec son fils. Quand il la vit si belle, il ne laissa pas d'être un peu ému ; sans doute qu'elle lui aurait fait pitié, s'il n'avait pas été le plus méchant et le plus cruel du monde. Il lui dit : " Ha, ha petite friponne, petite crapaude, vous ne voulez donc pas aimer mon fils ? Il est cent fois plus beau que vous ; un seul de ses regards vaut mieux que toute votre personne. Allons, aimez-le tout à l'heure, ou je vais vous écorcher. " La princesse, tremblante comme un petit pigeon, se mit à genoux devant lui, et lui dit " Sire, je vous prie de ne me point écorcher, cela fait trop de mal ; laissez-moi un ou deux jours pour songer à ce que je dois faire, et puis vous serez le maître. " Son fils, désespéré, voulait qu'elle fût écorchée. Ils conclurent ensemble de l'enfermer dans une tour où elle ne verrait pas seulement le soleil.

    Là-dessus, la bonne fée arriva dans le char volant, avec la reine ; elles apprirent toutes ces nouvelles ; aussitôt la reine se mit à pleurer amèrement disant qu'elle était toujours malheureuse, et qu'elle aimerait mieux que sa fille fût morte, que d'épouser le fils du méchant roi. La fée lui dit : " Prenez courage ; je vais tant les fatiguer, que vous serez contente et vengée. "

    Comme le méchant roi allait se coucher, la fée se met en petite souris, et se fourre sous le chevet du lit : dès qu'il voulut dormir, elle lui mordit l'oreille ; le voilà bien fâché ; il se tourna de l'autre côté, elle lui mord l'autre oreille; il crie au meurtre, il appelle pour qu'on vienne ; on vient, on lui trouve les deux oreilles mordues, qui saignaient si fort qu'on ne pouvait arrêter le sang. Pendant qu'on cherchait partout la souris, elle en fut faire autant au fils du méchant roi : il fait venir ses gens, et leur montre ses oreilles qui étaient toutes écorchées ; on lui met des emplâtres dessus. La petite souris retourna dans la chambre du méchant roi, qui était un peu assoupi ; elle mord son nez et s'attache à le ronger ; il y porte les mains, et elle le mord et l'égratigne. Il crie : " Miséricorde, je suis perdu ! " Elle entre dans sa bouche et lui grignote la langue, les lèvres, les joues. L'on entre, on le voit épouvantable, qui ne pouvait presque plus parler, tant il avait mal à la langue ; il fit signe que c'était une souris ; on cherche dans la paillasse, dans le chevet, dans les petits coins, elle n'y était déjà plus ; elle courut faire pis au fils, et lui mangea son bon œil (car il était déjà borgne). Il se leva comme un furieux, l'épée à la main ; il était aveugle, il courut dans la chambre de son père, qui de son côté avait pris son épée, tempêtant et jurant qu'il allait tout tuer, si l'on n'attrapait la souris.

    Quand il vit son fils si désespéré, il le gronda, et celui-ci qui avait les oreilles échauffées, ne reconnut pas la voix de son père, il se jeta sur lui. Le méchant roi, en colère, lui donna un grand coup d'épée, il en reçut un autre ; ils tombèrent tous deux par terre, saignant comme des bœufs. Tous leurs sujets qui les haïssaient mortellement, et qui ne les servaient que par crainte, ne les craignant plus, leur attachèrent des cordes aux pieds, et les traînèrent dans la rivière, disant qu'ils étaient bienheureux d'en être quittes.

    Voilà le méchant roi tout mort et son fils aussi. La bonne fée qui savait cela, fut quérir la reine, elles allèrent à la tour noire, où Joliette était enfermée sous plus de quarante clés. La fée frappa trois fois avec une petite baguette de coudre à la grosse porte qui s'ouvrit, et les autres de même ; elles trouvèrent la pauvre princesse bien triste, qui ne disait pas un petit mot. La reine se jeta à son cou : " Ma chère mignonne, lui dit-elle, je suis ta maman la reine Joyeuse. " Elle lui conta le conte de sa vie. 0 bon Dieu ! quand Joliette entendit de si belles nouvelles, à peu tint qu'elle ne mourût de plaisir ; elle se jeta aux pieds de la reine, elle lui embrassait les genoux, elle mouillait ses mains de ses larmes, et les baisait mille fois ; elle caressait tendrement la fée qui lui avait porté des corbeilles pleines de bijoux sans prix, d'or et de diamants ; des bracelets, des perles, et le portrait du roi Joyeux entouré de pierreries, qu'elle mit devant elle. La fée dit : " Ne nous amusons point, il faut faire un coup d'état : allons dans la grande salle du château, haranguer le peuple. "

    Elle marcha la première, avec un visage grave et sérieux, ayant une robe qui traînait de plus de dix aunes ; et la reine une autre de velours bleu, toute brodée d'or, qui traînait bien davantage. Elles avaient apporté leurs beaux habits avec elles ; puis elles avaient des couronnes sur la tête, qui brillaient comme des soleils ; la princesse Joliette les suivait avec sa beauté et sa modestie, qui n'avaient rien que de merveilleux. Elles faisaient la révérence à tous ceux qu'elles rencontraient par le chemin, aux petits comme aux grands. On les suivait, fort empressés de savoir qui étaient ces belles dames. Lorsque la salle fut toute pleine, la bonne fée dit aux sujets du méchant roi, qu'elle voulait leur donner pour reine, la fille du roi Joyeux qu'ils voyaient, qu'ils vivraient contents sous son empire ; qu'ils l'acceptassent, qu'elle lui chercherait un époux aussi parfait qu'elle, qui rirait toujours, et qui chasserait la mélancolie de tous les cœurs. A ces mots chacun cria : " Oui, oui, nous le voulons bien ; il y a trop longtemps que nous sommes tristes et misérables. " En même temps cent sortes d'instruments jouèrent de tous côtés ; chacun se donna la main et dansa en danse ronde, chantant autour de la reine, de sa fille et de la bonne fée : " Oui, oui, nous le voulons bien. "


    Voilà comme elles furent reçues. Jamais joie n'a été égale. On mit les tables, l'on mangea, l'on but, et puis on se coucha pour bien dormir. Au réveil de la jeune princesse, la fée lui présenta le plus beau prince qui eût encore vu le jour. Elle l'était allé quérir dans le char volant jusqu'au bout du monde ; il était tout aussi aimable que Joliette. Dès qu'elle le vit, elle l'aima. De son côté, il en fut charmé, et pour la reine, elle était transportée de joie. On prépara un repas admirable et des habits merveilleux. Les noces se firent avec des réjouissances infinies.


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  • C’était il y a bien longtemps, mais peut-être hier.

     

    C’était bien loin d’ici, mais peut-être tout près de toi.

     

    A l’orée d’une belle forêt se dressait un majestueux château. Ses tours s’élançaient par-dessus les champs qui coloriaient la campagne. Les hommes, les fées, les animaux vivaient en harmonie dans ce pays, royaume de la Fée du Matin, connue pour sa bonté et sa sagesse lumineuses.

     

    Sa petite fille Linotte, très étourdie, oubliait, perdait, jusqu'à ses paroles ou ses idées. Aussi, sa maman l’avait-elle nommée fée des écureuils, qui égarent leurs réserves de noisettes. La magie, et même les sorties étaient interdites à Linotte, qui vivait dans les nuages.

     

    Un beau jour de mai, la Fée du Matin décide, pour ses sept ans, d’offrir à la petite fée une promenade pour rendre visite aux écureuils ses amis.

     

    Heureuse, Linotte sort le balai offert par sa marraine, la Fée de la Lumière. Par la fenêtre de sa chambre, dans la tour de l’Est, elle sent les parfums de la nature qui l’appellent : la lavande, l’herbe sèche de l’été.

     

    Bientôt envolée, elle voit les couleurs en bas dessiner la palette d’un peintre. Les deux fées se dirigent vers une clairière tapissée d’un joli parterre de fleurs bleues pour s'y poser. Autour des myosotis, volette un joli papillon qui fascine Linotte. C'est la Fée des Papillons, qui l’entraîne de jonquille en violettes; les deux amies s’éloignent peu à peu de la clairière où se tient la Fée du Matin.

    Le soleil baisse sur l’horizon, les ombres du soir grandissent. Sans que les espiègles le remarquent, il fait bientôt sombre. La fée des papillons, habituée au soleil, s’inquiète.

     

    Courageusement, Linotte guide son amie à la recherche d'un sentier. Des hérissons écrasent les feuilles, des pigeons bousculent les branches dans un vacarme inquiétant. Au pied d’un arbre, un petit écureuil est perdu.

    "Ne pleure pas, je suis ta Fée, et je vais prendre soin de toi." Malgré sa peur, Linotte veut secourir son protégé qui se rassure à ces mots.

    Soudain, une voix grave surprend la petite équipe qui se terre. Un géant barbu surgit, accompagné d'une petite fille qui sautille.

     

    "Oh, Oh! C’est bon de rentrer à la maison ! Mais que vois-je ici ? Qu’elle est cette drôle de troupe ?"

     

    "S’il vous plaît, monsieur l’Ogre, commence Linotte, ne nous mangez pas !"
    "Je pense plutôt à manger une bonne potée à la chaumière, nigauds! Mais que fabriquez-vous ici ?"

     

    Rassurée par la petite fille venue accueillir son papa bûcheron, Linotte raconte son après-midi, les jeux, et comment elle a perdu son chemin.

    "Vous me raconterez tout devant un bon pot-au-feu! La chaumière est devant nous."

     

    Les petites et l’écureuil ne se font pas prier et gagnent l’intérieur de la maisonnette. La maîtresse de maison a déjà servi le dîner pour leurs deux petites filles qui font connaissance avec les invités-surprise.

     

    "Ne t’inquiète pas, Linotte, ta maman sera prévenue de ta présence."

    Linotte est rassurée ; son ami écureuil se régale d’un festin de noisettes!

    Nos petits amis s’endorment bientôt et rêvent de fleurs, de château, et de noisettes.

     

    Bientôt, le soleil illumine une nouvelle journée, et de fins rayons dansent dans la chaumière. Après quelques tartines, il est temps de se séparer. Linotte a l’impression qu’elle a toujours connu cette famille qui l’a accueillie.

    Arrivés à la clairière, nos trois amis se quittent à leur tour : l’une retrouve ses papillons, l’autre sa famille d’écureuils, et Linotte le chemin du château, qu’elle atteint sans se tromper.

     

    Linotte explique ses aventures à la Fée du Matin sans chercher d'excuses comme autrefois mais se soucie plutôt de remercier la famille de la forêt. Et puis, elle doit prendre des nouvelles de la Fée des papillons, et aussi du petit écureuil. Elle doit s'occuper de beaucoup de choses et de beaucoup de gens, dit-elle à sa maman !

     

    C’est étonnant, la Fée du Matin ne semble pas fâchée. C’est curieux, elle a le même sourire que la femme du bûcheron.

     

    "Ma chère Linotte, je suis fière de toi : hier, tu as su guider ta camarade dans la forêt obscure, et protégé un écureuil comme tu le devais. Ton courage et ta bonté pour ces deux êtres t'ont permis d'oublier ta propre tristesse. Sache que c’est ta marraine, la Fée de la Lumière qui t’a recueillie hier. Le réconfort que tu as apporté à tes amis a attiré dans ton cœur ses rayons, qui t'ont guidée."

    La petite fée a ainsi appris d’elle-même que le courage de son cœur pouvait venir à bout de son étourderie.

     

    Aujourd'hui, Linotte n’oublie plus jamais rien et les jeunes fées aiment prendre conseil auprès d'elle.

     

    Si tu rencontres un jour une petite « tête de linotte », peut-être est-ce une fée en devenir!


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