• Il y a très, très longtemps, un vieux sorcier entreprit un long voyage.
    Un jour qu'il avait tant et tant marché qu'il ne sentait plus ses pieds, il décida de chercher un endroit pour se reposer.

    C'est alors qu'il entendit soudain chanter. Ce n'était pas un chant comme celui des oiseaux, ni comme celui du vent à travers les feuilles, mais une voix claire, qui prononçait des mots qu'il ne comprenait point.
    Poursuivant son chemin, il arriva dans une clairière. Juste au centre, se dressait un arbre majestueux, dont les feuilles brillaient au soleil. On eût dit qu'il était en or!
    Alors, le sorcier entendit à nouveau le chant, mais, cette fois, plus fort que précédemment. Regardant tout autour de lui, il ne vit personne. Il n'y avait là que les branches dorées de l'arbre, plus quelques souris grises qui couraient dans l'herbe.
    Le sorcier s'assit contre l'arbre pour souffler un peu. Il songea qu'il serait sage de piquer un petit somme avant de continuer sa route.
    Mais le chant le tenait éveillé! Enervé, il regarda encore autour de lui, sans rien remarquer d'anormal.
    "Il faut que je trouve ce chanteur! ", se dit-il. "J'aimerais bien qu'il se taise, pour que je puisse me reposer. "
    Le vieux sorcier se leva et observa les alentours à travers le feuillage de l'arbre. Ce faisant, il posa ses mains sur le tronc et sentit l'écorce vibrer. Il comprit alors que le chant provenait de l'arbre lui-même!
    -"Tiens ! Cela fait bien longtemps que je n'avais plus, entendu un arbre chanter!", grommela-t-il. "Mais, par chance, je connais encore le moyen de le faire cesser! "
    Il sortit de la poche de son manteau long morceau de corde et le lança en l'air tout en marmonnant une formule. La corde se tortilla quelque peu, puis s'enroula deux fois autour du tronc. Le sorcier prononça ensuite d'autres mots magiques, puis il termina en faisant un gros nœud dans la corde. Aussitôt, le l'arbre d'or cessa de chanter.
    -"Je vais enfin pouvoir me reposer", soupira le sorcier avant de s'allonger dans l'herbe.
    Mais il découvrit alors des rubans de fumée, qui se dégageaient des racines de l'arbre. Peu à peu, la fumée s'épaissit, jusqu'à former un gros nuage gris, qui changea progressivement de couleur. Il devint d'abord gris foncé, et puis noir.
    Tout à coup... il se mit à tournoyer sur lui-même et se transforma en un hideux génie aux longues oreilles, avec un gros nez bourgeonnant de verrues, des bras démesurés et des mains larges des pelles!
    -"Hahaha! Hihihi! ", ricana le génie. "Quel stupide sorcier tu es! Il y a des années, un de tes confrères m'a enfermé dans cet arbre. Mais maintenant que tu lui as cloué le bec, je suis libre! Et j'ai fort envie de te dévorer! "
    Ce disant, le génie saisit le vieux sorcier par la barbe.
    Heureusement, ce dernier savait que les esprits des bois sont toujours idiots! Et celui-là semblait encore plus bête que les autres...
    -"Vas-tu me faire mijoter ou rôtir?", demanda-t-il au génie. "Tu sais que les vieux sorciers ne se mangent pas crus. Tu aurais des crampes d'estomac! "
    L'affreux génie réfléchit quelques instants.
    "Je vais faire un grand feu et t'attacher à une branche. Ensuite, je te ferai rôtir au-dessus des flammes", déclara-t-il, tout content.
    -"Mais je vais m'enfuir pendant que tu allumeras le feu", insinua le sorcier.
    -"C'est vrai ... ", admit le génie. "Je vais... euh ... je vais ... "
    -"Pourquoi ne me ligotes-tu pas? ", suggéra le sorcier. "Ainsi, je serai incapable de fuir. "
    -"Très bonne idée! ", s'exclama le génie. "Mais à quoi donc vais-je t'attacher? "
    -"A cet arbre, bien sûr! ", répondit le sorcier. "Utilise donc la corde que j'avais enroulée autour du tronc pour le faire taire! "
    Convaincu, l'esprit des bois alla détacher la corde.
    Il commença par défaire le nœud... tout comme le sorcier l'avait espéré. En effet, dès que la corde eut été dénouée, l'enchantement se trouva rompu!
    L'arbre se remit à chanter et le génie, de violet qu'il était, vira au mauve foncé. Puis, très lentement, il se transforma en fumée noire, puis en fumée grise, pour disparaître enfin en minces rubans de vapeur blanche.
    Le sorcier remit alors la corde dans la poche de son large manteau. Avant de se remettre en route, il prononça quelques mots magiques et ni bête ni homme -pas même un sorcier - ne revit jamais le génie des bois.

     

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  • Après avoir marché huit jours et huit nuits sans s'arrêter, elle arrive au pied d'une montagne prodigieuse par sa hauteur, toute d'ivoire, et si droite que l'on n'y pouvait mettre les pieds sans tomber. Elle fit mille tentatives inutiles ; elle glissait, elle se fatiguait, et, désespérée d'un obstacle si insurmontable, elle se coucha au pied de la montagne, résolue de s'y laisser mourir, quand elle se souvint des œufs que la fée lui avait donnés. Elle en prit un : "Voyons, dit-elle, si elle ne s'est point moquée de moi en me promettant les secours dont j'aurais besoin. " Dès qu'elle l'eut cassé, elle y trouva de petits crampons d'or, qu'elle mit à ses pieds et à ses mains. Quand elle les eut, elle monta la montagne d'ivoire sans aucune peine, car les crampons entraient dedans et l'empêchaient de glisser. Lorsqu'elle fut tout en haut, elle eut de nouvelles peines pour descendre : toute la vallée était d'une seule glace de miroir. Il y avait autour plus de soixante mille femmes qui s'y miraient avec un plaisir extrême, car ce miroir avait bien deux lieues de large et six de haut. Chacune s'y voyait selon ce qu'elle voulait être : la rouge y paraissait blonde, la brune avait les cheveux noirs, la vieille croyait être jeune, la jeune n'y vieillissait point ; enfin, tous les défauts y étaient si bien cachés, que l'on y venait des quatre coins du monde. Il y avait de quoi mourir de rire, de voir les grimaces et les minauderies que la plupart de ces coquettes faisaient. Cette circonstance n'y attirait pas moins d'hommes ; le miroir leur plaisait aussi. Il faisait paraître aux uns de beaux cheveux, aux autres la taille plus haute et mieux prise, l'air martial, et meilleure mine. Les femmes, dont ils se moquaient, ne se moquaient pas moins d'eux ; de sorte que l'on appelait cette montagne de mille noms différents. Personne n'était jamais parvenu jusqu'au sommet ; et, quand on vit Florine, les dames poussèrent de longs cris de désespoir : "Où va cette malavisée ? disaient-elles. Sans doute qu'elle a assez d'esprit pour marcher sur notre glace ; du premier pas elle brisera tout. " Elles faisaient un bruit épouvantable.
    La reine ne savait comment faire, car elle voyait un grand péril à descendre par là ; elle cassa un autre œuf, dont il sortit deux pigeons et un chariot, qui devint en même temps assez grand pour s'y placer commodément ; puis les pigeons descendirent doucement avec la reine, sans qu'il lui arrivât rien de fâcheux. Elle leur dit : " Mes petits amis, si vous vouliez me conduire jusqu'au lieu où le roi Charmant tient sa cour, vous n'obligeriez point une ingrate. " Les pigeons, civils et obéissants, ne s'arrêtèrent ni jour ni nuit qu'ils ne fussent arrivés aux portes de la ville. Florine descendit et leur donna à chacun un doux baiser plus estimable qu'une couronne.
    Oh ! que le cœur lui battit en entrant ! elle se barbouilla le visage pour n'être point connue. Elle demanda aux passants où elle pouvait voir le roi. Quelques-uns se prirent à rire ! " Voir le roi ? lui dirent-ils ; oh ! que lui veux-tu, ma mie Souillon ? Va, va te décrasser, tu n'as pas les yeux assez bons pour voir un tel monarque." La reine ne répondit rien : elle s'éloigna doucement et demanda encore à ceux qu'elle rencontra où elle se pourrait mettre pour voir le roi. " Il doit venir demain au temple avec la princesse Truitonne lui dit-on ; car enfin il consent à l'épouser. "
    Ciel ! quelle nouvelle ! Truitonne, l'indigne Truitonne sur le point d'épouser le roi ! Florine pensa mourir ; elle n'eut plus de force pour parler ni pour marcher : elle se mit sous une porte, assise sur des pierres, bien cachée de ses cheveux et de son chapeau de paille. " Infortunée que je suis ! disait-elle, je viens ici pour augmenter le triomphe de ma rivale et me rendre témoin de sa satisfaction ! C'était donc à cause d'elle que l'Oiseau Bleu cessa de me venir voir ! C'était pour ce petit monstre qu'il me faisait la plus cruelle de toutes les infidélités, pendant qu'abîmée dans la douleur je m'inquiétais pour la conservation de sa vie ! Le traître avait changé ; et, se souvenant moins de moi que s'il ne m'avait jamais vue, il me laissait le soin de m'affliger de sa trop longue absence, sans se soucier de la mienne. "
    Quand on a beaucoup de chagrin, il est rare d'avoir bon appétit ; la reine chercha où se loger, et se coucha sans souper. Elle se leva avec le jour, elle courut au temple ; elle n'y entra qu'après avoir essuyé mille rebuffades des gardes et des soldats. Elle vit le trône du roi et celui de Truitonne, qu'on regardait déjà comme la reine. Quelle douleur pour une personne aussi tendre et aussi délicate que Florine ! Elle s'approcha du trône de sa rivale ; elle se tint debout, appuyée contre un pilier de marbre. Le roi vint le premier, plus beau et plus aimable qu'il eût été de sa vie. Truitonne parut ensuite, richement vêtue, et si laide, qu'elle en faisait peur. Elle regarda la reine en fronçant le sourcil. " Qui es-tu, lui dit-elle, pour oser t'approcher de mon excellente figure, et si près de mon trône d'or ?
    - Je me nomme Mie-Souillon, répondit-elle ; je viens de loin pour vous vendre des raretés. " Elle fouilla aussitôt dans son sac de toile ; elle en tira des bracelets d'émeraude que le roi Charmant lui avait donnés. " Ho ! ho ! dit Truitonne, voilà de jolies verrines ; en veux-tu une pièce de cinq sous ?
    - Montrez-les, madame, aux connaisseurs, dit la reine, et puis nous ferons notre marché. "
    Truitonne, qui aimait le roi plus tendrement qu'une telle bête n'en était capable, étant ravie de trouver des occasions de lui parler, s'avança jusqu'à son trône et lui montra les bracelets, le priant de lui dire son sentiment. A la vue de ces bracelets, il se souvint de ceux qu'il avait donnés à Florine ; il pâlit, il soupira, et fut longtemps sans répondre ; enfin, craignant qu'on ne s'aperçût de l'état où ses différentes pensées le réduisaient, il se fit un effort et lui répliqua :
    "Ces bracelets valent, je crois, autant que mon royaume ; je pensais qu'il n'y en avait qu'une paire au monde, mais en voilà de semblables. "
    Truitonne revint de son trône, où elle avait moins bonne mine qu'une huître à l'écaille ; elle demanda à la reine combien, sans surfaire, elle voulait de ces bracelets.
    "Vous auriez trop de peine à me les payer, madame, dit-elle ; il vaut mieux vous proposer un autre marché. Si vous me voulez procurer de coucher une nuit dans le cabinet des Echos qui est au palais du roi, je vous donnerai mes émeraudes.
    - Je le veux bien, Mie-Souillon ", dit Truitonne en riant comme une perdue et montrant des, dents plus longues que les défenses d'un sanglier.
    Le roi ne s'informa point d'où venaient ces bracelets, moins par indifférence pour celle qui les présentait (bien qu'elle ne fût guère propre à faire naître la curiosité), que par un éloignement invincible qu'il sentait pour Truitonne. Or, il est à propos qu'on sache que, pendant qu'il était Oiseau Bleu, il avait conté à la princesse qu'il y avait sous son appartement un cabinet, qu'on appelait le cabinet des Échos, qui était si ingénieusement fait, que tout ce qui s'y disait fort bas était entendu du roi lorsqu'il était couché dans sa chambre ; et, comme Florine voulait lui reprocher son infidélité, elle n'en avait point imaginé de meilleur moyen.
    On la mena dans le cabinet par ordre de Truitonne : elle commença ses plaintes et ses regrets. " Le malheur dont je voulais douter n'est que trop certain, cruel Oiseau Bleu ! dit-elle ; tu m'as oubliée, tu aimes mon indigne rivale! Les bracelets que j'ai reçus de ta déloyale main n'ont pu me rappeler à ton souvenir, tant j'en suis éloignée ! " Alors les sanglots interrompirent ses paroles, et, quand elle eut assez de forces pour parler, elle se plaignit encore et continua jusqu'au jour. Les valets de chambre l'avaient entendue toute la nuit gémir et soupirer : ils le dirent à Truitonne, qui lui demanda quel tintamarre elle avait fait. La reine lui dit qu'elle dormait si bien, qu'ordinairement elle rêvait et qu'elle parlait très souvent haut. Pour le roi, il ne l'avait point entendue, par une fatalité étrange : c'est que, depuis qu'il avait aimé Florine, il ne pouvait plus dormir, et lorsqu'il se mettait au lit pour prendre quelque repos, on lui donnait de l'opium.
    La reine passa une partie du jour dans une étrange inquiétude. " S'il m'a entendue, disait-elle, se peut-il une indifférence plus cruelle ? S'il ne m'a pas entendue, que ferai-je pour parvenir à me faire entendre ? " Il ne se trouvait plus de raretés extraordinaires, car des pierreries sont toujours belles ; mais il fallait quelque chose qui piquât le goût de Truitonne : elle eut recours à ses œufs. Elle en cassa un ; aussitôt il en sortit un petit carrosse d'acier poli, garni d'or de rapport : il était attelé de six souris vertes, conduites par un raton couleur de rose, et le postillon, qui était aussi de famille ratonnière, était gris de lin. Il y avait dans ce carrosse quatre marionnettes plus fringantes et plus spirituelles que toutes celles qui paraissent aux foires Saint-Germain et Saint-Laurent ; elles faisaient des choses surprenantes, particulièrement deux petites Égyptiennes qui, pour danser la sarabande et les passe-pieds, ne l'auraient pas cédé à Léance.
    La reine demeura ravie de ce nouveau chef-d’œuvre de l'art nécromancien ; elle ne dit mot jusqu'au soir, qui était l'heure que Truitonne allait à la promenade ; elle se mit dans une allée, faisant galoper ses souris, qui traînaient le carrosse, les ratons et les marionnettes. Cette nouveauté étonna si fort Truitonne, qu'elle s'écria deux ou trois fois :
    " Mie-Souillon, Mie-Souillon, veux-tu cinq sous du carrosse et de ton attelage souriquois ?
    - Demandez aux gens de lettres et aux docteurs de ce royaume, dit Florine, ce qu'une telle merveille peut valoir, et je m'en rapporterai à l'estimation du plus savant."
    Truitonne, qui était absolue en tout, lui répliqua : " Sans m'importuner plus longtemps de ta crasseuse présence, dis-m'en le prix.
    - Dormir encore dans le cabinet des Échos, dit-elle, est tout ce que je demande.
    - Va, pauvre bête, répliqua Truitonne, tu n'en seras pas refusée " ; et se tournant vers ses dames : " Voilà une sotte créature, dit-elle, de retirer si peu d'avantages de ses raretés. "
    La nuit vint. Florine dit tout ce qu'elle put imaginer de plus tendre, et elle le dit aussi inutilement qu'elle l'avait déjà fait, parce que le roi ne manquait jamais de prendre son opium. Les valets de chambre disaient entre eux :
    " Sans doute que cette paysanne est folle : qu'est-ce qu'elle raisonne toute la nuit ?
    - Avec cela, disaient les autres, il ne laisse pas d'y avoir de l'esprit et de la passion dans ce qu'elle conte. "
    Elle attendait impatiemment le jour, pour voir quel effet ses discours auraient produit. "Quoi ! ce barbare est devenu sourd à ma voix ! disait-elle. Il n'entend plus sa chère Florine ? Ah ! quelle faiblesse de l'aimer encore ! que je mérite bien les marques de mépris qu'il me donne ! "
    Mais elle y pensait inutilement, elle ne pouvait se guérir de sa tendresse. Il n'y avait plus qu'un œuf dans son sac dont elle dût espérer du secours ; elle le cassa : il en sortit un pâté de six oiseaux qui étaient bardés, cuits et fort bien apprêtés ; avec cela ils chantaient merveilleusement bien, disaient la bonne aventure, et savaient mieux la médecine qu'Esculape. La reine resta charmée d'une chose si admirable ; elle alla avec son pâté parlant dans l'antichambre de Truitonne.
    Comme elle attendait qu'elle passât, un des valets de chambre du roi s'approcha d'elle et lui dit :
    " Ma Mie-Souillon, savez-vous bien que, si le roi ne prenait pas de l'opium pour dormir, vous l'étourdiriez assurément ? car vous jasez la nuit d'une manière surprenante. "
    Florine ne s'étonna plus de ce qu'il ne l'avait pas entendue ; elle fouilla dans son sac et lui dit :
    "Je crains si peu d'interrompre le repos du roi, que, si vous voulez ne point lui donner d'opium ce soir, en cas que je couche dans ce même cabinet, toutes ces perles et tous ces diamants seront pour vous. "
    Le valet de chambre y consentit et lui en donna sa parole.
    A quelques moments de là, Truitonne vint ; elle aperçut la reine avec son pâté, qui feignait de le vouloir manger : "Que fais-tu là, Mie-Souillon ? lui dit-elle.
    - Madame, répliqua Florine, je mange des astrologues, des musiciens et des médecins. "
    En même temps tous les oiseaux se mettent à chanter plus mélodieusement que des sirènes ; puis ils s'écrièrent : " Donnez la pièce blanche et nous vous dirons votre bonne aventure." Un canard, qui dominait, dit plus haut que les autres : " Can, can, can, je ,suis médecin, je guéris de tous les maux et de toute sorte de folie, hormis de celle d'amour. "
    Truitonne, plus surprise de tant de merveilles qu'elle l'eût été de ses jours, jura " Par la vertu-chou, voilà un excellent pâté ! je le veux avoir ; çà, çà, Mie-SouilIon, que t'en donnerai-je ?
    - Le prix ordinaire, dit-elle : coucher dans le cabinet des Échos, et rien davantage.
    - Tiens, dit généreusement Truitonne (car elle était de belle humeur par l'acquisition d'un tel pâté), tu en auras une pistole. "
    Florine, plus contente qu'elle l'eût encore été, parce qu'elle espérait que le roi l'entendrait, se retira en la remerciant.
    Dès que la nuit parut, elle se fit conduire dans le cabinet, souhaitant avec ardeur que le valet de chambre lui tînt parole, et qu'au lieu de donner de l'opium au roi il lui présentât quelque autre chose qui pût le tenir éveillé. Lorsqu'elle crut que chacun s'était endormi, elle commença ses plaintes ordinaires. " A combien de périls me suis-je exposée, disait-elle, pour te chercher, pendant que tu me fuis et que tu veux épouser Truitonne. Que t'ai-je donc fait, cruel, pour oublier tes serments ? Souviens-toi de ta métamorphose, de mes bontés, de nos tendres conversations. " Elle les répéta presque toutes, avec une mémoire qui prouvait assez que rien ne lui était plus cher que ce souvenir.
    Le roi ne dormait point, et il entendait si distinctement la voix de Florine et toutes ses paroles, qu'il ne pouvait comprendre d'où elles venaient ; mais son cœur, pénétré de tendresse, lui rappela si vivement l'idée de son incomparable princesse qu'il sentit sa séparation avec la même douleur qu'au moment où les couteaux l'avaient blessé sur le cyprès. Il se mit à parler de son côté comme la reine avait fait du sien : "Ah ! princesse, dit-il, trop cruelle pour un amant qui vous adorait ! est-il possible que vous m'ayez sacrifié à nos communs ennemis !"
    Florine entendit ce qu'il disait, et ne manqua pas de lui répondre et de lui apprendre que, s'il voulait entretenir la Mie-Souillon, il serait éclairci de tous les mystères qu'il n'avait pu pénétrer jusqu'alors. A ces mots, le roi, impatient, appela un de ses valets de chambre et lui demanda s'il ne pouvait point trouver Mie-Souillon et l'amener. Le valet de chambre répliqua que rien n'était plus aisé, parce qu'elle couchait dans le cabinet des Échos.
    Le roi ne savait qu'imaginer. Quel moyen de croire qu'une si grande reine que Florine fût déguisée en souillon? Et quel moyen de croire que Mie-Souillon eût la voix de la reine et sût des secrets si particuliers, à moins que ce ne fût elle-même ? Dans cette incertitude il se leva, et, s'habillant avec précipitation, il descendit par un degré dérobé dans le cabinet des Échos, dont la reine avait ôté la clef, mais le roi en avait une qui ouvrait toutes les portes du palais.
    Il la trouva avec une légère robe de taffetas blanc, qu'elle portait sous ses vilains habits ; ses beaux cheveux couvraient ses épaules ; elle était couchée sur un lit de repos, et une lampe un peu éloignée ne rendait qu'une lumière sombre. Le roi entra tout d'un coup ; et, son amour l'emportant sur son ressentiment, dès qu'il la reconnut il vint se jeter à ses pieds, il mouilla ses mains de ses larmes et pensa mourir de joie, de douleur et de mille pensées différentes qui lui passèrent en même temps dans l'esprit.
    La reine ne demeura pas moins troublée ; son cœur se serra, elle pouvait à peine soupirer. Elle regardait fixement le roi sans lui rien dire ; et, quand elle eut la force de lui parler, elle n'eut pas celle de lui faire des reproches ; le plaisir de le revoir lui fit oublier pour quelque temps les sujets de plainte qu'elle croyait avoir. Enfin, ils s'éclaircirent, ils se justifièrent ; leur tendresse se réveilla ; et tout ce qui les embarrassait, c'était la fée Soussio.
    Mais dans ce moment, l'enchanteur, qui aimait le roi, arriva avec une fée fameuse : c'était justement celle qui donna les quatre œufs à Florine. Après les premiers compliments, l'enchanteur et la fée déclarèrent que, leur pouvoir étant uni en faveur du roi et de la reine, Soussio ne pouvait rien contre eux, et qu'ainsi leur mariage ne recevrait aucun retardement.
    Il est aisé de se figurer la joie de ces deux jeunes amants : dès qu'il fut jour, on la publia dans tout le palais, et chacun était ravi de voir Florine. Ces nouvelles allèrent jusqu'à Truitonne ; elle accourut chez le roi ; quelle surprise d'y trouver sa belle rivale ! Dès qu'elle voulut ouvrir la bouche pour lui dire des injures, l'enchanteur et la fée parurent, qui la métamorphosèrent en truie, afin qu'il lui restât au moins une partie de son nom et de son naturel grondeur. Elle s'enfuit toujours grognant jusque dans la basse-cour, où de longs éclats de rire que l'on fit sur elle achevèrent de la désespérer.
    Le roi Charmant et la reine Florine, délivrés d'une personne si odieuse, ne pensèrent plus qu'à la fête de leurs noces ; la galanterie et la magnificence y parurent également ; il est aisé de juger de leur félicité, après de si longs malheurs.

    Quand Truitonne aspirait à l'hymen de Charmant,
    Et que, sans avoir pu lui plaire,
    Elle voulait former ce triste engagement
    Que la mort seule peut défaire,
    Qu'elle était imprudente, hélas !
    Sans doute elle ignorait qu'un pareil mariage
    Devient un funeste esclavage,
    Si l'amour ne le forme pas.
    Je trouve que Charmant fut sage.
    A mon sens, il vaut beaucoup mieux
    Être Oiseau Bleu, corbeau, devenir hibou même,
    Que d'éprouver la peine extrême
    D'avoir ce que l'on hait toujours devant les yeux,
    En ces sortes d'hymens notre siècle est fertile :
    Les hymens seraient plus heureux,
    Si l'on trouvait encore quelque enchanteur habile
    Qui voulût s'opposer à ces coupables nœuds,
    Et ne jamais souffrir que l'hyménée unisse,
    Par intérêt ou par caprice,
    Deux cœurs infortunés, s'ils ne s'aiment tous deux.

     

    Mme d'Aulnoy.

     

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  • - Je serais fort en état de le livrer ! répondit-elle avec un sourire dédaigneux : une princesse infortunée, qui languit dans les fers depuis si longtemps, peut beaucoup dans un complot de cette nature !
    - Et pour qui donc, reprit la reine, êtes-vous coiffée comme une petite coquette, votre chambre pleine d'odeurs, et votre personne si magnifique, qu'au milieu de la cour vous seriez moins parée ?
    - J'ai assez de loisir, dit la princesse ; il n'est pas extraordinaire que j'en donne quelques moments à m'habiller ; j'en passe tant d'autres à pleurer mes malheurs, que ceux-là ne sont pas à me reprocher.
    - Çà, çà, voyons, dit la reine, si cette innocente personne n'a point quelque traité fait avec les ennemis. "
    Elle chercha elle-même partout ; et venant à la paillasse, qu'elle fit vider, elle y trouva une si grande quantité de diamants, de perles, de rubis, d'émeraudes et de topazes, qu'elle ne savait d'où cela venait. Elle avait résolu de mettre en quelque lieu des papiers pour perdre la princesse ; dans le temps qu'on n'y prenait pas garde, elle en cacha dans la cheminée : mais par bonheur l'Oiseau Bleu était perché au-dessus, qui voyait mieux qu'un lynx, et qui écoutait tout. Il s'écria : "Prends garde à toi, Florine, voilà ton ennemie qui veut te faire une trahison."
    Cette voix si peu attendue épouvanta à tel point la reine, qu'elle n'osa faire ce qu'elle avait médité. "Vous voyez, madame, dit la princesse, que les esprits qui volent en l'air me sont favorables.
    - Je crois, dit la reine outrée de colère, que les démons s'intéressent pour vous ; mais malgré eux votre père saura se faire justice.
    - Plût au Ciel, s'écria Florine, n'avoir à craindre que la fureur de mon père ! Mais la vôtre, madame, est plus terrible. "
    La reine la quitta, troublée de tout ce qu'elle venait de voir et d'entendre. Elle tint conseil sur ce qu'elle devait faire contre la princesse : on lui dit que, si quelque fée ou quelque enchanteur la prenaient sous leur protection, le vrai secret pour les irriter serait de lui faire de nouvelles peines, et qu'il serait mieux d'essayer de découvrir son intrigue. La reine approuva cette pensée ; elle envoya coucher dans sa chambre une jeune fille qui contrefaisait l'innocente : elle eut l'ordre de lui dire qu'on la mettait auprès d'elle pour la servir. Mais quelle apparence de donner dans un panneau si grossier ? La princesse la regarda comme une espionne, elle ne put ressentir une douleur plus violente. " Quoi ! je ne parlerais plus à cet Oiseau qui m'est si cher ! disait-elle. Il m'aidait à supporter mes malheurs, je soulageais les siens ; notre tendresse nous suffisait. Que va-t-il faire ? Que ferai-je moi-même ? " En pensant à toutes ces choses, elle versait des ruisseaux de larmes.
    Elle n'osait plus se mettre à la petite fenêtre, quoiqu'elle entendît voltiger autour : elle mourait d'envie de lui ouvrir, mais elle craignait d'exposer la vie de ce cher amant. Elle passa un mois entier sans paraître ; l'Oiseau Bleu se désespérait : quelles plaintes ne faisait-il pas ! Comment vivre sans voir sa princesse ? Il n'avait jamais mieux ressenti les maux de l'absence et ceux de la métamorphose ; il cherchait inutilement des remèdes à l'une et à l'autre : après s'être creusé la tête, il ne trouvait rien qui le soulageât.
    L'espionne de la princesse, qui veillait jour et nuit depuis un mois, se sentit si accablée de sommeil, qu'enfin elle s'endormit profondément. Florine s'en aperçut ; elle ouvrit sa petite fenêtre, et dit :

    Oiseau Bleu, couleur du temps,
    Vole à moi promptement.

    Ce sont là ses propres paroles, auxquelles l'on n'a rien voulu changer. L'Oiseau les entendit si bien, qu'il vint promptement sur la fenêtre. Quelle joie de se revoir ! Qu'ils avaient de choses à se dire ! Les amitiés et les protestations de fidélité se renouvelèrent mille et mille fois : la princesse n'ayant pu s'empêcher de répandre des larmes, son amant s'attendrit beaucoup et la consola de son mieux. Enfin, l'heure de se quitter étant venue, sans que la geôlière se fût réveillée, ils se dirent l'adieu du monde le plus touchant. Le lendemain encore l'espionne s'endormit ; la princesse diligemment se mit à la fenêtre, puis elle dit comme la première fois :

    Oiseau Bleu, couleur du temps,
    Vole à moi promptement.

    Aussitôt l'Oiseau vint, et la nuit se passa comme l'autre, sans bruit et sans éclat, dont nos amants étaient ravis : ils se flattaient que la surveillante prendrait tant de plaisir à dormir, qu'elle en ferait autant toutes les nuits. Effectivement, la troisième se passa encore très heureusement ; mais pour celle qui suivit, la dormeuse ayant entendu du bruit, elle écouta sans faire semblant de rien ; puis elle regarda de son mieux, et vit au clair de la lune le plus bel oiseau de l'univers qui parlait à la princesse, qui la caressait avec sa patte, qui la becquetait doucement ; enfin elle entendit plusieurs choses de leur conversation, et demeura très étonnée : car l'Oiseau parlait comme un amant, et la belle Florine lui répondait avec tendresse.
    Le jour parut, ils se dirent adieu ; et, comme s'ils eussent eu un pressentiment de leur prochaine disgrâce, ils se quittèrent avec une peine extrême. La princesse se jeta sur son lit toute baignée de ses larmes, et le roi retourna dans le creux de son arbre. Sa geôlière courut chez la reine ; elle lui apprit tout ce qu'elle avait vu et entendu. La reine envoya quérir Truitonne et ses confidentes ; elles raisonnèrent longtemps ensemble, et conclurent que l'Oiseau Bleu était le roi Charmant. "Quel affront ! s'écria la reine, quel affront, ma Truitonne ! Cette insolente princesse, que je croyais si affligée, jouissait en repos des agréables conversations de notre ingrat ! Ah ! je me vengerai d'une manière si sanglante qu'il en sera parlé. " Truitonne la pria de n'y perdre pas un moment ; et, comme elle se croyait plus intéressée dans l'affaire que la reine, elle mourait de joie lorsqu'elle pensait à tout ce qu'on ferait pour désoler l'amant et la maîtresse.
    La reine renvoya l'espionne dans la tour ; elle lui ordonna de ne témoigner ni soupçon, ni curiosité, et de paraître plus endormie qu'à l'ordinaire. Elle se coucha de bonne heure, elle ronfla de son mieux, et la pauvre princesse déçue, ouvrant la petite fenêtre, s'écria :

    Oiseau Bleu, couleur du temps,
    Vole à moi promptement.

    Mais elle l'appela toute la nuit inutilement, il ne parut point : car la méchante reine avait fait attacher au cyprès des épées, des couteaux, des rasoirs, des poignards ; et, lorsqu'il vint à tire-d'aile s'abattre dessus, ces armes meurtrières lui coupèrent les pieds ; il tomba sur d'autres, qui lui coupèrent les ailes ; et enfin, tout percé, il se sauva avec mille peines jusqu'à son arbre, laissant une longue trace de sang.
    Que n'étiez-vous là, belle princesse, pour soulager cet Oiseau royal ? Mais elle serait morte, si elle l'avait vu dans un état si déplorable. Il ne voulait prendre aucun soin de sa vie, persuadé que c'était Florine qui lui avait fait jouer ce mauvais tour. " Ah ! barbare, disait-il douloureusement, est-ce ainsi que tu paies la passion la plus pure et la plus tendre qui sera jamais ? Si tu voulais ma mort, que ne me la demandais-tu toi-même ? Elle m'aurait été chère de ta main. Je venais te trouver avec tant d'amour et de confiance ! Je souffrais pour toi, et je souffrais sans me plaindre ! Quoi ! tu m'as sacrifié à la plus cruelle des femmes !
    Elle était notre ennemie commune ; tu viens de faire ta paix à mes dépens. C'est toi, Florine, c'est toi qui me poignardes ! Tu as emprunté la main de Truitonne, et tu l'as conduite jusque dans mon sein ! " Ces funestes idées l'accablèrent à un tel point qu'il résolut de mourir.
    Mais son ami l'enchanteur, qui avait vu revenir chez lui les grenouilles volantes avec le chariot sans que le roi parût, se mit si en peine de ce qui pouvait lui être arrivé, qu'il parcourut huit fois toute la terre pour le chercher, sans qu'il lui fût possible de le trouver. Il faisait son neuvième tour, lorsqu'il passa dans le bois où il était, et, suivant les règles qu'il s'était prescrites, il sonna du cor assez longtemps, et puis il cria cinq fois de toute sa force: " Roi Charmant, roi Charmant, où êtes-vous ? "
    Le roi reconnut la voix de son meilleur ami :
    "Approchez, lui dit-il, de cet arbre, et voyez le malheureux roi que vous chérissez, noyé dans son sang. "
    L'enchanteur, tout surpris, regardait de tous côtés sans rien voir : "Je suis Oiseau Bleu", dit le roi d'une voix faible et languissante. A ces mots, l'enchanteur le trouva sans peine dans son petit nid. Un autre que lui aurait été étonné plus qu'il ne le fut ; mais il n'ignorait aucun tour de l'art nécromancien : il ne lui en coûta que quelques paroles pour arrêter le sang qui coulait encore ; et avec des herbes qu'il trouva dans le bois, et sur lesquelles il dit deux mots de grimoire, il guérit le roi aussi parfaitement que s'il n'avait pas été blessé.
    Il le pria ensuite de lui apprendre par quelle aventure il était devenu Oiseau, et qui l'avait blessé si cruellement. Le roi contenta sa curiosité : il lui dit que c'était Florine qui avait décelé le mystère amoureux des visites secrètes qu'il lui rendait, et que, pour faire sa paix avec la reine, elle avait consenti à laisser garnir le cyprès de poignards et de rasoirs, par lesquels il avait été presque haché ; il se récria mille fois sur l'infidélité de cette princesse, et dit qu'il s'estimerait heureux d'être mort avant d'avoir connu son méchant cœur. Le magicien se déchaîna contre elle et contre toutes les femmes ; il conseilla au roi de l'oublier. " Quel malheur serait le vôtre, lui dit-il, si vous étiez capable d'aimer plus longtemps cette ingrate ! Après ce qu'elle vient de vous faire, l'on en doit tout craindre. " L'Oiseau Bleu n'en put demeurer d'accord, il aimait encore trop chèrement Florine ; et l'enchanteur, qui connut ses sentiments malgré le soin qu'il prenait de les cacher, lui dit d'une manière agréable :

    Accablé d'un cruel malheur,
    En vain l'on parle et l'on raisonne,
    On n'écoute que sa douleur,
    Et point les conseils qu'on nous donne.
    Il faut laisser faire le temps ;
    Chaque chose a son point de vue ;
    Et quand l'heure n'est pas venue,
    On se tourmente vainement.

    Le royal Oiseau en convint, et pria son ami de le porter chez lui et de le mettre dans une cage où il fût à couvert de la patte du chat et de toute arme meurtrière. "Mais, lui dit l'enchanteur, resterez-vous encore cinq ans dans un état si déplorable et si peu convenable à vos affaires et à votre dignité? Car enfin, vous avez des ennemis qui soutiennent que vous êtes mort ; ils veulent envahir votre royaume : je crains bien que vous ne l'ayez perdu avant d'avoir recouvré votre première forme.
    - Ne pourrais-je pas, répliqua-t-il, aller dans mon palais et gouverner tout comme je faisais ordinairement ?
    - Oh ! s'écria son ami, la chose est difficile ! Tel qui veut obéir à un homme ne veut pas obéir à un perroquet ; tel vous craint étant roi, étant environné de grandeur et de faste, qui vous arrachera toutes les plumes, vous voyant un petit oiseau.
    - Ah ! faiblesse humaine ! brillant extérieur ! s'écria le roi, encore que tu ne signifies rien pour le mérite et la vertu, tu ne laisses pas d'avoir des endroits décevants, dont on ne saurait presque se défendre ! Eh bien, continua-t-il, soyons philosophe, méprisons ce que nous ne pouvons obtenir : notre parti ne sera point le plus mauvais.
    - Je ne me rends pas sitôt, dit le magicien, j'espère trouver quelques bons expédients. "
    Florine, la triste Florine, désespérée de ne plus voir le roi, passait les jours et les nuits à la fenêtre, répétant sans cesse :

    Oiseau Bleu, couleur du temps,
    Vole à moi promptement.

    La présence de son espionne ne l'en empêchait point ; son désespoir était tel, qu'elle ne ménageait plus rien.
    " Qu'êtes-vous devenu, roi Charmant ? s'écria-t-elle. Nos communs ennemis vous ont-ils fait ressentir les cruels effets de leur rage ? Avez-vous été sacrifié à leurs fureurs ? Hélas ! hélas ! n'êtes-vous plus ? Ne dois-je plus vous voir ? ou, fatigué de mes malheurs, m'avez-vous abandonnée à la dureté de mon sort ? " Que de larmes, que de sanglots suivaient ces tendres plaintes ! Que les heures étaient devenues longues par l'absence d'un amant si aimable et si cher ! La princesse, abattue, malade, maigre et changée, pouvait à peine se soutenir; elle était persuadée que tout ce qu'il y a de plus funeste était arrivé au roi.
    La reine et Truitonne triomphaient ; la vengeance leur faisait plus de plaisir que l'offense ne leur avait fait de peine. Et, au fond, de quelle offense s'agissait-il ? Le roi Charmant n'avait pas voulu épouser un petit monstre qu'il avait mille sujets de haïr.
    Cependant le père de Florine, qui devenait vieux, tomba malade et mourut. La fortune de la méchante reine et sa fille changea de face : elles étaient regardées comme des favorites qui avaient abusé de leur faveur, le peuple mutiné courut au palais demander la princesse Florine, la reconnaissant pour souveraine. La reine, irritée, voulut traiter l'affaire avec hauteur ; elle parut sur un balcon et menaça les mutins. En même temps la sédition devint générale ; on enfonce les portes de son appartement, on le pille, et on l'assomme à coups de pierres. Truitonne s'enfuit chez sa marraine la fée Soussio ; elle ne courait pas moins de dangers que sa mère.
    Les grands du royaume s'assemblèrent promptement et montèrent à la tour, où la princesse était fort malade : elle ignorait la mort de son père et le supplice de son ennemie. Quand elle entendit tant de bruit, elle ne douta pas qu'on ne vînt la prendre pour la faire mourir ; elle n'en fut point effrayée : la vie lui était odieuse depuis qu'elle avait perdu l'Oiseau Bleu. Mais ses sujets s'étant jetés à ses pieds, lui apprirent le changement qui venait d'arriver à sa fortune; elle n'en fut point émue. Ils la portèrent dans son palais et la couronnèrent. Les soins infinis que l'on prit de sa santé, et l'envie qu'elle avait d'aller chercher l'Oiseau Bleu, contribuèrent beaucoup à la rétablir, et lui donnèrent bientôt assez de force pour nommer un conseil, afin d'avoir soin de son royaume en son absence ; et puis elle prit pour des mille millions de pierreries, et elle partit une nuit toute seule, sans que personne sût où elle allait.
    L'enchanteur qui prenait soin des affaires du roi Charmant, n'ayant pas assez de pouvoir pour détruire ce que Soussio avait fait, s'avisa de l'aller trouver et de lui proposer quelque accommodement en faveur duquel elle rendrait au roi sa figure naturelle : il prit les grenouilles et vola chez la fée, qui causait dans ce moment avec Truitonne. D'un enchanteur à une fée il n'y a que la main ; ils se connaissaient depuis cinq ou six cents ans, et dans cet espace de temps ils avaient été mille fois bien et mal ensemble. Elle le reçut très agréablement : "Que veut mon compère ? lui dit-elle (c'est ainsi qu'ils se nomment tous). Y a-t'il quelque chose pour son service qui dépende de moi ?
    - Oui, ma commère, dit le magicien ; vous pouvez tout pour ma satisfaction ; il s'agit du meilleur de mes amis, d'un roi que vous avez rendu infortuné.
    - Ah ! ah ! je vous entends, compère, s'écria Soussio ; j'en suis fâchée, mais il n'y a point de grâce à espérer pour lui, s'il ne veut épouser ma filleule ; la voilà belle et jolie, comme vous voyez : qu'il se consulte. "
    L'enchanteur pensa demeurer muet, il la trouva laide ; cependant il ne pouvait se résoudre à s'en aller sans régler quelque chose avec elle, parce que le roi avait couru mille risques depuis qu'il était en cage. Le clou qui l'accrochait s'était rompu ; la cage était tombée, et Sa Majesté emplumée souffrit beaucoup de cette chute ; Minet, qui se trouvait dans la chambre lorsque cet accident arriva, lui donna un coup de griffe dans l'œil dont il pensa rester borgne. Une autre fois on avait oublié de lui donner à boire ; il allait le grand chemin d'avoir la pépie, quand on l'en garantit par quelques gouttes d'eau. Un petit coquin de singe, s'étant échappé, attrapa ses plumes au travers des barreaux de sa cage, et il l'épargna aussi peu qu'il aurait fait un geai ou un merle. Le pire de tout cela, c'est qu'il était sur le point de perdre son royaume ; ses héritiers faisaient tous les jours des fourberies nouvelles pour prouver qu'il était mort. Enfin l'enchanteur conclut avec sa commère Soussio qu'elle mènerait Truitonne dans le palais du roi Charmant ; qu'elle y resterait quelques mois, pendant lesquels il prendrait sa résolution de l'épouser, et qu'elle lui rendrait sa figure ; quitte à reprendre celle d'oiseau, s'il ne voulait pas se marier.
    La fée donna des habits tout d'or et d'argent à Truitonne, puis elle la fit monter en trousse derrière elle sur un dragon, et elles se rendirent au royaume de Charmant, qui venait d'y arriver avec son fidèle ami l'enchanteur. En trois coups de baguette il se vit le même qu'il avait été, beau, aimable, spirituel et magnifique ; mais il achetait bien cher le temps dont on diminuait sa pénitence : la seule pensée d'épouser Truitonne le faisait frémir. L'enchanteur lui disait les meilleures raisons qu'il pouvait, elles ne faisaient qu'une médiocre impression sur son esprit ; et il était moins occupé de la conduite de son royaume que des moyens de proroger le terme que Soussio lui avait donné pour épouser Truitonne.
    Cependant la reine Florine, déguisée sous un habit de paysanne, avec ses cheveux épars et mêlés, qui cachaient son visage, un chapeau de paille sur la tête, un sac de toile sur son épaule, commença son voyage, tantôt à pied, tantôt à cheval, tantôt par mer, tantôt par terre : elle faisait toute la diligence possible ; mais, ne sachant où elle devait tourner ses pas, elle craignait toujours d'aller d'un côté pendant que son aimable roi serait de l'autre. Un jour qu'elle s'était arrêtée au bord d'une fontaine dont l'eau argentée bondissait sur de petits cailloux, elle eut envie de se laver les pieds ; elle s'assit sur le gazon, elle releva ses blonds cheveux avec un ruban, et mit ses pieds dans le ruisseau : elle ressemblait à Diane qui se baigne au retour d'une chasse. Il passa dans cet endroit une petite vieille toute voûtée, appuyée sur un gros bâton ; elle s'arrêta, et lui dit :
    " Que faites-vous là, ma belle fille ? vous êtes bien seule !
    - Ma bonne mère, dit la reine, je ne laisse pas d'être en grande compagnie, car j'ai avec moi les chagrins, les inquiétudes et les déplaisirs. "
    A ces mots, ses yeux se couvrirent de larmes.
    " Quoi ! si jeune, vous pleurez, dit la bonne femme. Ah ! ma fille, ne vous affligez pas. Dites-moi ce que vous avez sincèrement, et j'espère vous soulager. "
    La reine le voulut bien ; elle lui conta ses ennuis, la conduite que la fée Soussio avait tenue dans cette affaire, et enfin comme elle cherchait l'Oiseau Bleu.
    La petite vieille se redresse, s'agence, change tout d'un coup de visage, paraît belle, jeune, habillée superbement; et regardant la reine avec un sourire gracieux : "Incomparable Florine, lui dit-elle, le roi que vous cherchez n'est plus oiseau : ma sœur Soussio lui a rendu sa première figure, il est dans son royaume ; ne vous affligez point ; vous y arriverez, et vous viendrez à bout de votre dessein. Voici quatre œufs ; vous les casserez dans vos pressants besoins, et vous y trouverez des secours qui vous seront utiles. "
    En achevant ces mots, elle disparut. Florine se sentit fort consolée de ce qu'elle venait d'entendre ; elle mit les œufs dans son sac, et tourna ses pas vers le royaume de Charmant.


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