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Par Stéphanie le 26 Octobre 2011 à 09:36
Les Scythes qui habitaient sur les bords de l'Araxe furent autrefois gouvernés par une reine petite-fille de Thomiris, si connue dans l'histoire par la mort du grand Cyrus. Elle portait le même nom que cette cruelle princesse, et n'avait pas moins de fierté. Elle avait épousé un prince fort accompli, qui mourut dans une bataille contre les lsdones, peuples qui, quoique Scythes, ont de grandes villes, très bien policées. Il laissa la reine grosse d'une fille, dont elle accoucha peu de temps après sa mort, qu'elle nomma Agatie. C'était un chef-d’œuvre de la nature que cet enfant. Dès le moment de sa naissance, les fées, qui se plaisaient beaucoup parmi ces peuples belliqueux, la comblèrent de tous les dons qui pouvaient la rendre parfaite. La reine sa mère ne se lassait point de l'embrasser. Elle ressemblait si fort au roi son père qu'elle lui en était encore plus chère.
Cependant dès qu'elle put souffrir les fatigues de la guerre, et dès qu'elle eut réparé les désordres que la mort du roi avait mis dans son armée, elle songea à le venger, et laissant la jeune princesse aux tentes royales, elle se mit en campagne. Personne n'ignore que les femmes Scythes ne sont guère moins vaillantes que les hommes: les guerres que la cruelle Thomiris a soutenues contre le vainqueur de la Scythie, sont assez fameuses pour ne pas s'étonner que sa petite-fille voulût combattre elle-même à la tête de son armée pour venger la mort de son époux. Le roi des Isdones, qui s'était bien douté que ses ennemis ne le laisseraient pas en repos, s'était avancé sur ses frontières, dans une grande plaine. Un petit ruisseau séparait les deux armées, qui étant guéable en beaucoup d'endroits, ne les empêchait pas de se joindre. Les violents transports qui agitaient le cœur de Thomiris, ne lui donnèrent que le temps nécessaire pour ranger ses troupes en bataille, et leur ayant fait une courte harangue sur l'obligation qu'elles avaient de bien combattre, pour apaiser les mânes de leur roi par la mort de son ennemi, elle passa la première le ruisseau; son exemple fut suivi de toute l'armée; le roi des Isdones les reçut en prince accoutumé de vaincre. Le combat fut long et sanglant de part et d'autre; la victoire semblait pencher du côté des Isdones: mais la superbe reine, remarquant le désordre de son aile gauche, y courut, et ranimant ses soldats par les grandes actions qu'ils lui virent faire, honteux qu'une femme leur apprît à vaincre, ils se rallièrent, et chargeant ceux qui les avaient vaincus, ils les contraignirent de leur céder la victoire.
Le désordre devint général dans toute l'armée du roi des Isdones, qui pour éviter de tomber entre les mains de son implacable ennemie, se retira avec fort peu de monde, dans une ville de la frontière. La reine ne goûta pas le plaisir de sa victoire, par le chagrin de n'avoir pas son ennemi en sa puissance: tout le sang qu'elle avait répandu ne pouvait satisfaire son cœur irrité, si elle ne versait pas celui du roi des Isdones. Elle savait que les Scythes combattaient avec beaucoup de valeur; mais ils ne savaient point faire de sièges, et elle ne doutait pas que son ennemi ne se retirât dans sa ville capitale.
Elle tint conseil de guerre sur le champ de bataille avec ses généraux, pour savoir si l'on poursuivrait le roi des Isdones. Ils lui représentèrent que, quoique son armée fût victorieuse, elle avait besoin de repos, et qu'il ne fallait pas s'engager dans le pays ennemi sans le connaître.
Toutes ces raisons n'étaient point du goût de Thomiris, elle ne respirait que la vengeance, tout ce qui la retardait la désespérait; elle leur répondit donc que les dieux étaient trop justes pour n'être pas de son parti, qu'il ne fallait pas donner le temps à l'ennemi de gagner Isdones, qui était une ville presque imprenable, qu'il fallait le surprendre dans Ispanis, où il était encore, qui, étant peu forte d'elle-même, et défendue par des soldats demi-vaincus de peur, ne leur résisterait pas. Enfin, il fallut se rendre à des raisons si pressantes. L'armée, le lendemain au point du jour, marcha par des défilés très dangereux, et après trois jours de marche arriva devant Ispanis.
Ce n'est pas mon dessein de raconter exactement ce qui se passa dans cette sanglante guerre, c'est l'histoire d'Agatie, et non celle de Thomiris que j'écris; je me contenterai de dire que cette vindicative princesse, après un siège assez long, contraignit lspanis de se rendre; et que n'y trouvant pas le roi, elle fit passer au fil de l'épée ses malheureux habitants, et poussant sa fureur et sa victoire jusqu'à la ville capitale, elle y mit le siège, deux ans après être sortie de Scythie. Enfin Isdones suivit la destinée du reste du royaume; elle y entra triomphante au bout de douze ans de guerre. Le roi fut pris et mené devant la fière reine, qui le fit charger de chaînes, et voulant le sacrifier sur le tombeau de son mari, elle le fit conduire au palais, elle y trouva la reine sa femme, accompagnée d'une jeune princesse, elle les consigna dans la même prison de ce prince infortuné, et elle ne resta dans Isdones qu'autant de temps qu'il lui en fallut pour faire reposer son armée.
Après avoir laissé, dans cette ville et dans le royaume, des gouverneurs pour conserver ses conquêtes, elle reprit le chemin de Scythie, en menant avec elle le roi, sa femme, sa fille, et deux jeunes princes ses neveux.
La joie fut grande aux tentes royales, du retour d'une si glorieuse princesse. Agatie vint au-devant d'elle avec toute la cour; la route était bordée de peuple empressé de voir sa souveraine; la jeune princesse se jeta aux pieds de la reine sa mère, qui la releva avec empressement. Dieux ! Qu'elle fut contente de la voir si belle; rien ne pouvait égaler la beauté de sa taille que celle de son visage, telle qu'on dépeint Vénus, quand elle voulut emporter l'avantage sur les deux déesses. Toute l'armée ne pouvait se lasser de pousser des cris d'admiration de voir leur princesse si accomplie.
Elle vit avec douleur ces victimes couronnées et chargées de chaînes, qui suivaient la reine; surtout Ménalipe (c'était ainsi que se nommait la princesse esclave) lui attendrit si fort le cœur qu'elle en détourna la tête pour cacher les larmes qu'un spectacle si touchant arrachait de ses beaux yeux.
Toute cette nombreuse cour arriva aux tentes royales, où l'on garda soigneusement le roi des Isdones et sa famille, jusqu'au jour destiné pour sa mort; ce devait être celui où le roi avait été tué, qui n'arrivait que dans six mois. Les Scythes, qui sont accoutumés d'immoler à leur dieu cruel les étrangers qui passent sur leurs terres, attendaient ce jour avec impatience; la seule Agatie plaignait ce malheureux prince, et ne pouvant s'empêcher de le témoigner à la reine, elle lui demanda pour grâce qu'il fût traité en roi, et qu'il lui fût permis d'avoir Ménalipe auprès d'elle. Elle le lui accorda avec peine. La jeune princesse n'en eut pas plus tôt la permission qu'elle courut chez la reine des Isdones, à qui elle dit qu'elle emploierait tout son crédit auprès de Thomiris, pour sauver la vie à son mari. Ménalipe ne voulait point quitter la reine sa mère, nais elle lui fit comprendre qu'il leur était de conséquence qu'elle ménageât l'amitié de la princesse. Elle suivit donc Agatie en versant des larmes, et fut remercier Thomiris de son indulgence. Depuis ce jour-là, ces princesses devinrent inséparables.
Elles s'aimaient tendrement, leur âge et leur beauté étaient pareils, et leur esprit dans une si grande jeunesse n'avait rien qui sentît l'enfance. Elles prenaient souvent leur promenade le long du fleuve. Un jour qu'elles s'étaient plus éloignées que de coutume, le cheval d'Agatie prit le mors aux dents, et courant avec vitesse, il l'eut bientôt éloignée de sa suite; sa frayeur était extrême, elle poussait des cris dont le rivage retentissait. Un jeune berger, qui gardait son troupeau, les entendit, et courant au-devant du cheval de la princesse, il lui présenta le fer de sa houlette, et prenant sa bride, il l'arrêta. Il lui donna le temps de sauter à bas, où se laissant aller sur l'herbe à demi-morte de frayeur, elle n'eut pas la force de remercier son bienfaiteur. Cependant toute la cour arriva dans le moment. Ménalipe courut les bras ouverts embrasser Agatie, qui lui rendant ses caresses: «Sans ce beau berger, lui dit-elle, j'étais morte, ma chère sœur.»
Chacun s'empressa de remercier ce jeune homme, dont la mine et la beauté, malgré son habit de berger, inspiraient du respect. Il ne répondait point à tout ce qu'on lui pouvait dire, il était immobile, les veux attachés sur la princesse: nais quand elle se leva, pour s'en aller, et que le regardant avec cette douceur charmante, qui lui était si naturelle, elle lui dit qu'elle informerait la reine sa mère qu'elle lui devait la vie, et qu'elle aurait soin de sa fortune. Ce que j'ai fait, Madame, lui dit-il, ne mérite point de récompense, j'en suis assez payé par le plaisir de vous l'avoir rendu.
Après cela la princesse s'en retourna aux tentes royales, où elle conta à la reine l'aventure qui lui était arrivée.
Elle n'oublia pas de lui vanter le service que lui avait rendu le berger, sa bonne mine et l'air de grandeur qui était répandu sur toute sa personne. Thomiris commanda qu'on cherchât ce berger dans toute la contrée, mais ce fut inutilement, l'on ne put le trouver. La reine témoigna en être fâchée, mais Agatie en eut un véritable chagrin. Souvent son idée le lui mettant dans l'esprit, l'amour, se cachant sous le masque de la reconnaissance, occupait le cœur de la princesse sans qu'elle s'en aperçût. Elle devint plus rêveuse qu'à l'ordinaire, elle cherchait la solitude, et la seule Ménalipe était confidente de ses inquiétudes. Cependant le temps destiné pour la mort du roi des isdones approchait. Agatie avait vainement imploré la clémence de Thomiris, elle n'avait pu obtenir la grâce de ce malheureux roi, et croyant que plus elle verserait de sang, plus elle satisferait les mânes plaintives de son époux, elle voulait aussi sacrifier les deux jeunes princes prisonnier, elle donna seulement aux larmes de Ménalipe la reine sa mère.
Celte pauvre princesse était inconsolable. Agatie oublia quelques jours le beau berger, pour consoler son amie. Enfin le jour fatal arriva, l'on fit dresser un grand bûcher devant la tente de Thomiris, toutes les troupes entouraient cette place, des échafauds étaient aux quatre coins, pour placer toute la cour. Celui de la terrible reine était couvert d'un riche dais, et dès qu'elle y fut placée, le grand prêtre sortit de la tente du roi des Isdones. Ce malheureux prince parut couvert de tous ses habits royaux; les jeunes princes le suivaient, si peu touchés du pitoyable état où ils étaient que leurs barbares ennemis ne purent se défendre d'un sentiment de pitié. La cruelle Thomiris triomphait, et de ses yeux avides du sang de ces victimes couronnées, les regardait avec une maligne joie. Cependant le roi arriva au pied du bûcher, et ne daignant se plaindre de son sort, monta dessus sans attendre que le grand prêtre le contraignît. Ses neveux en firent autant, et prenant eux-mêmes les flambeaux mortels des mains des ministres cruels, ils y mirent le feu.
Une action si héroïque fit jeter des cris d'admiration à tout le peuple et penser à toute la cour que des princes qui savaient si bien mépriser la mort, méritaient de vivre éternellement.
La vindicative reine voyait, avec un plaisir extrême, les flammes prêtes à dévorer ces illustres victimes de sa fureur, quand tout d'un coup, l'on vit en l'air un chariot traîné par quatre dragons volants, qui s'abaissa légèrement sur le bûcher, il en sortit une grande femme vêtue comme l'on dépeint Pallas. Ses armes étaient toutes couvertes de pierreries, son casque dont la visière était levée, laissait voir un visage plein d'une noble fierté; elle s'approcha des princes, et les faisant monter dans son chariot, elle s'y plaça auprès d'eux, et les dragons reprenant leur vol, se perdirent bientôt dans les airs d'où ils venaient de descendre.
Un spectacle si nouveau avait rendu le peuple immobile. Thomiris poussait des cris de rage, et un domestique de la princesse courut l'avertir d'une aventure si surprenante. Ménalipe pensa mourir de joie, et la reine des Isdones ne pouvait croire un si grand bonheur, mais comme ils étaient dans ces premiers transports, ils se sentirent enlever; la tente où ils étaient s'étant fendue en deux pour les laisser passer, dans le moment que la reine désespérée de se voir arracher ses victimes, venait dans le dessein de les immoler de sa propre main. Quel redoublement de rage pour cette impitoyable princesse ! Elle s'en prit aux dieux protecteurs de son empire, et jura de ne leur plus offrir de sacrifices; mais ce n'était pas là tous les maux qui lui devaient arriver dans cette journée qu'elle avait crue si propre à satisfaire sa vengeance.
À peine le bûcher fut-il consumé que l'on vit naître de sa cendre un monstre si affreux que tout ce que les poètes nous ont dit de la chimère, que Bellérophon vainquit avec tant de gloire, n'avait rien de si terrible. Des tourbillons de flammes lui sortant par les yeux et les narines, firent voir un feu nouveau. Le peuple épouvanté s'enfuit jusque sur les bords de l'Araxe; et la reine, entendant les cris que les malheureux qu'il dévorait poussaient, commanda à toutes les troupes assemblées pour la garde du camp, de le tuer; mais toutes les flèches qu'on décocha sur lui, ne pouvant percer l'écaille dure dont il était couvert, ne firent qu'irriter sa fureur, et passant au travers de l'armée, il brûla et terrassa tout ce qui se présenta à son passage. Il fut chercher sa retraite dans une forêt, derrière les tentes royales, dont il venait tous les jours désoler le pays par les meurtres qu'il faisait. Les biens de la terre n'étaient pas exempts de sa fureur, les consumant des flammes qui sortaient de ses narines.
La désolation était générale par toute la Scythie, ces peuples si braves, se trouvant accablés par une puissance supérieure, reconnurent, mais trop tard, que la cruauté de leur reine leur attirait des malheurs qui allaient détruire leur pays. Rien n'était exempt de cette calamité publique. Le monstre dévorait les vieillards; les enfants mêmes et les femmes n'étaient pas exempts de sa dent meurtrière. Thomiris cherchait en vain un remède à de si grands maux; elle faisait des vœux à ces mêmes dieux, dont, dans sa colère, elle avait juré de détruire les sacrifices. Ils étaient sourds à sa voix. La princesse mêlait incessamment ses prières à celles de sa mère, mais elles n'étaient pas écoutées, et le monstre cruel redoublait tous les jours ses cruautés. Pour comble de désespoir, on apprit que la fée Amazone avait conduit le roi des Isdones et toute sa famille dans Isdones, qu'elle avait fait soulever les peuples, qui ayant surpris les garnisons de Thomiris, les avaient taillées en pièces, et qu'ils avaient remis leur roi sur le trône, qu'il se préparait de venir tirer vengeance des Scythes, accompagné de la fée Amazone. Il n'était pas besoin de ce dernier coup de malheur pour accabler Thomiris; cependant, ne sachant plus quel parti prendre, pour se tirer du labyrinthe où elle était tombée, elle prit la résolution d'avoir recours à une fée très puissante, qui avait son palais dans une forêt voisine de l'Araxe, et qui était du nombre de celles qui avaient comblé la princesse Agatie de dons.
La fée la reçut avec tendresse, mais elle lui dit qu'elle ne pouvait finir les malheurs où la vengeance sanglante qu'elle avait voulu prendre du roi des Isdones l'avait plongée, que la fée Amazone avait juré sa perte, que le monstre altéré du sang royal, demandait sa fille, que c'était à elle à sacrifier son sang pour conserver le reste de ses malheureux sujets, qu'elle ne prévoyait de fin à ses maux que par son plus grand ennemi.
Une si triste réponse rait la reine dans le dernier désespoir; elle ne pouvait le cacher, toute la cour qui l'avait suivie en était témoin, elle ne doutait point que ce peuple cruel ne la contraignît de livrer Agatie au monstre, plutôt que de se voir périr.
Elle retourna aux tentes royales, dans une consternation que rien ne pouvait égaler. Toute la cour était dans le même état. Agatie était si généralement aimée qu'on regardait sa mort comme le plus grand des maux. Cette princesse ignorait son sort, elle n'avait point suivi Thomiris chez la fée, et venant au-devant d'elle, elle lui demanda avec empressement si l'on pouvait espérer un remède au malheur public.
- Ah ! ma chère Fille, lui dit-elle, en l'embrassant avec un torrent de larmes, que nos maux durent éternellement plutôt que de les voir finir par votre mort.
La princesse frémit au discours de la reine, et sans oser lui demander une plus grande explication, elle attendit son arrêt. Thomiris se repentit de ce que sa douleur lui avait fait dire, mais voyant qu'elle ne pouvait plus lui cacher, elle lui apprit ce que la fée lui avait prédit, en lui jurant que toute la Scythie entière périrait s'il fallait un sang si précieux pour la sauver.
- Je ne mérite pas de si tendres marques de votre bonté, Madame, lui dit la belle princesse, après avoir essuyé quelques larmes qu'un sort si affreux arrachait de ses beaux yeux: si les dieux veulent ma vie pour garantir vos sujets de la dent meurtrière du dragon, je la donnerai sans nul autre regret que celui de vous quitter.
- Non, ma Fille, s'écria la reine; c'est en vain que les dieux cruels me demandent votre vie, je saurai garantir une tête si chère.
- Ce serait bien inutilement, reprit la princesse, que vous voudriez m'arracher à leurs ordres; ils m'en puniraient sans que ma mort fût utile à vos malheureux sujets; ainsi, Madame, ne me rendez point plus criminelle que le dragon monstrueux. Depuis que la fée vous a annoncé leurs volontés, jusqu'au moment de ma mort, je serai coupable de tous les meurtres qu'il fera.
Tout le monde admirait la constance d'Agatie dans une si grande jeunesse; et de si nobles sentiments, redoublant la tendresse de la reine, elle lui défendit si absolument de parler davantage qu'elle n'osa plus le faire. Cependant la fureur du monstre redoublait; il semblait venir demander tous les jours sa victime, par les meurtres qu'il faisait à toute heure autour des tentes royales. Tout le peuple demandait à hauts cris qu'on le délivrât d'un si cruel ennemi et menaçait de prendre la princesse de force si la reine ne voulait pas la livrer au monstre, puisqu'il n'y avait point d'autre moyen de les tirer d'un joug si affreux. Agatie se jeta aux pieds de la reine, pour la prier de se rendre à de si pressantes nécessités, lui représentant combien il serait honteux qu'une princesse se fit traîner au supplice. Elle obtint enfin que le lendemain on la livrerait au monstre, et se retirant dans sa tente, elle y passa la nuit à se préparer à ce cruel sacrifice. Le peuple ne sut pas plus tôt la résolution de la reine qu'il se calma, et comme si le monstre eût commencé de se repaître d'un si beau sang, il se retira dans sa retraite sans faire de mal à personne.
Le jour ne parut pas plus tôt, que la princesse sortit des tentes royales, conduite par la reine tout en pleurs. Toute la cour admirait la force de cette jeune personne. Jamais elle n'avait paru si belle, il fallait être aussi cruel que le monstre pour n'être pas touché de son sort. Elles arrivèrent au lieu fatal ; la reine pensa mourir de douleur quand elle vit le monstre s'approcher. La princesse le voyant, embrassa Thomiris pour la dernière fois, et s'arrachant de ses bras, elle s'avança au-devant de lui; mais les dieux protecteurs de l'innocence lui envoyèrent du secours. Le même berger qui l'avait déjà sauvée de l'ardeur de son cheval, vint encore pour la tirer d'un si grand danger, ou pour perdre une vie qu'il trouvait insupportable sans elle. Il parut au devant d'elle comme le monstre allait la dévorer, et le frappant du fer de sa houlette, il sut si bien trouver l'endroit mortel qu'il le fit tomber noyé dans son sang. Quelle joie pour la reine, quand elle vit sa chère fille délivrée d'un si grand danger! Elle courut à elle les bras ouverts, et se tournant vers ce beau berger :
- Quel démon favorable à cet empire, lui dit-elle, vous envoie à mon secours? Et quelle honte à mes infidèles sujets qu'un étranger vienne tirer leur princesse du supplice où ils l'avaient condamnée !
- Ah ! Madame, lui dit Agatie, en reconnaissant le berger, ce n'est pas la première fois qu'il me rend la vie; c'est lui que vous fîtes chercher avec tant de soin; sans doute c'est quelque dieu, un homme mortel ne peut faire ce que nous venons de voir.
- C'est porter trop haut, Madame, lui dit le berger, une action qui ne mérite pas tant de louange; je loue le ciel qui, malgré tous mes malheurs, m'a conservé jusqu'à ce jour, puisque je puis vous être utile.
- Ah ! Je n'oublierai jamais un si grand service, reprit Thomiris, et si c'est la fortune qui vous manque pour être heureux, je vous mettrai en un rang où vous n'aurez pas sujet de vous en plaindre.
Après cela la reine reprit le chemin des tentes. L'on n'entendait partout retentir que des cris de joie, chacun s'empressait de voir le berger miraculeux. Ce peuple si courageux, qui n'avait pu vaincre le monstre, voulait, pour sauver sa gloire, que le berger fût le démon tutélaire du royaume.
Dans cette pensée, on lui rendait des respects peu différents de ceux que l'on rendait à la reine. L'armée, que le roi des Isdones levait partout sur ses terres, et le secours de la fée Amazone ne les épouvantaient plus; tous les généraux prièrent Thomiris de lui donner le commandement des troupes; elle n'y était que trop disposée. Voilà donc notre berger devenu général d'armée, il assura la reine qu'il sacrifierait sa vie, pour se bien acquitter de l'honneur qu'elle et toute la Scythie lui faisaient.
Si la princesse ressentait de la joie de voir que l'on comblait son bienfaiteur de biens, elle avait quelques chagrins de sentir que sa reconnaissance allait plus loin qu'elle ne voulait; la bassesse de sa naissance lui faisait désapprouver les sentiments qu'elle avait pour lui; quelquefois, pour flatter sa douleur, elle se disait qu'il n'était pas naturel que le jeune homme fût ce qu'il paraissait être; une chose la confirmait dans cette pensée, c'est qu'elle s'était aperçue qu'il avait un sceptre sur la main, elle ne pouvait croire que les dieux eussent donné cette marque à un homme d'un rang si bas.
Cependant, la reine, qui voulait le combler de biens, lui fit faire un train tout pareil au sien, et lui envoyant des habits semblables à ceux que les princes portent, elle lui ordonna de s'en servir dorénavant. Qu'il était beau dans cet ajustement magnifique! Cela lui paraissait si naturel qu'on ne pouvait croire qu'il ne les eût pas portés toute sa vie. Les services signalés qu'il avait rendus à Agatie lui rendaient l'entrée de sa tente libre à toutes les heures où elle était visible; il savait si bien en profiter qu'il ne la quittait plus; ses yeux, quelque contrainte qu'il se fit, ne parlaient que trop de la violente passion qu'il sentait pour elle, depuis le fatal moment qu'il l'avait vue sur les bords de l'Araxe: il était consumé d'un si beau feu que, sil ne l'avait pas suivie dans l'instant, une puissance surnaturelle l'en avait empêché.
La jeune princesse prenait assez d'intérêt au beau berger, que nous nommerons désormais Agatrice, nom que la reine lui ordonna de porter, pour s'apercevoir de ce qu'elle lui faisait souffrir: mais se souvenant toujours qu'il n'était pas prince, elle cachait si bien ses sentiments que ce malheureux amant ne croyait pas être entendu. Il savait bien qu'il était né de condition égale à elle, quoiqu'il ignorât le nom de ceux qui lui avaient donné la naissance. Cette connaissance lui donnait la hardiesse d'aimer la princesse, mais ne pouvant lui en donner des preuves, et craignant de passer pour téméraire, il se contentait de soupirer en secret, cette contrainte le mettait dans un chagrin mortel. La reine qui l'aimait avec passion, lui en demandait souvent la cause; si Agatie lui eût fait la même demande, je ne sais s'il eût pu se refuser le plaisir de la lui apprendre.
Cependant, Thomiris recevait tous les jours des nouvelles que le roi des Isdones était prêt de se mettre en campagne. Elle voulut le prévenir; elle donna les ordres nécessaires pour que l'armée fût prête à marcher dans peu de jours. Les Scythes, honteux d'avoir contraint leur princesse à se livrer à un monstre cruel, voulurent par tant de belles actions réparer leur barbarie dans cette guerre, et que cette infamie fût lavée dans le sang de leurs ennemis. Agatrice attendait avec impatience les occasions de faire voir à la princesse qu'il n'était pas indigne de l'honneur que les Scythes lui avaient fait. Ce n'est pas que la crainte de mourir dans cette guerre sans qu'elle sût ses sentiments ne lui redoublât sa mélancolie ; mais le jour destiné pour le départ étant arrivé, Thomiris dit adieu à la princesse. Agatrice ne put prendre congé d'elle qu'en présence de toute la cour: enfin il fallut suivre la reine, et le plaisir de se voir à la tête d'une armée composée de si braves gens lui fit, en quelque façon, oublier la passion qu'il avait pour Agatie.
Après quelques jours de marche, ils arrivèrent dans une grande plaine, où ils découvraient l'armée du roi des Isdones. Le dessein de la reine était de donner bataille le plus tôt qu'elle pourrait, ayant appris par des espions qu'elle avait dans le camp ennemi, que le roi attendait un renfort de dix mille hommes, qui ne devait arriver que dans deux jours, ce qui l'obligea, quoique ses troupes fussent fatiguées, de vouloir combattre le lendemain. Elle donna ses derniers ordres, et dès que le jour parut, Agatrice fit mettre l'armée en bataille et marcha droit aux ennemis. Ils ne refusèrent pas le combat, quoiqu'ils fussent plus faibles, la fée Amazone leur disant que cette journée déciderait de la guerre. Agatrice y fit des choses surnaturelles, la reine ne pouvait assez louer le ciel de lui avoir envoyé cet homme miraculeux. Seul, il s'opposait au prodigieux courage de l'Amazone. Il avait presque défait toute l'armée ennemie; il était près d'immoler à la vengeance de la reine le malheureux roi des Isdones, quand la fée, lui retenant le bras: « Arrête, jeune téméraire, lui cria-t-elle; veux-tu faire périr un prince qui t'a donné la vie?»
Agatrice s'arrêta à un discours si sui-prenant, et la reine, qui n'était pas éloignée de lui, s'approcha et fit signe à ceux qui combattaient dans cet endroit de suspendre leur victoire pour un moment.
- Cruelle fée, lui dit-elle, n'êtes-vous pas contente de tous les
maux que vous m'avez faits, sans vouloir encore, par une chose si
éloignée de la vérité, retenir le bras victorieux de mon défenseur?
Trop vindicative Princesse, lui dit la fée, les maux que tu as
soufferts doivent t'apprendre que les dieux désapprouvent ta vengeance; mais loin de t'en punir, je veux te rendre heureuse, sans
que rien puisse troubler le reste de tes jours. Sache, Thomiris, que
ce prince est véritablement fils du roi des Isdones, que je l'ai
élevé avec soin, dans le dessein de faire une union éternelle entre les Isdones et les Scythes qui vivent sous ta puissance, par le mariage d'Agatie et de lui. Voyez, sage Roi, dit-elle, en se tournant vers le prince, la marque royale que les dieux lui ont donnée, et recevez ce présent glorieux de ma main.
Le roi, revenu du premier étonnement que le discours de la fée lui avait causé, regarda cette marque extraordinaire, et reconnaissant le prince son fils, se jeta à son col avec tendresse.
- Ah ! Mon cher Agatrice, lui dit-il, quel démon ennemi vous fait combattre pour m'ôter la vie?
- Seigneur, lui dit le prince, en se jetant à ses pieds, l'ignorance où j'étais de ma naissance ne peut servir d'excuse à mon crime.
De vous dire tout ce que la reine souffrait dans une aventure si surprenante, c'est ce qui ne se peut exprimer; il lui prit envie mille fois de percer de son épée le roi des Isdones, dans le temps qu'il embrassait le prince; mais la tendresse qu'elle avait pour le fils lui retint le bras.
Dans cette incertitude, Agatrice se tournant de son côté :
- Madame, lui dit-il, à quelle extrémité me réduisez-vous, si vous ne vous laissez fléchir par un spectacle si nouveau? Puis-je combattre un roi malheureux qui m'a donné le jour? Puis-je être dans le parti de vos ennemis après l'honneur que vous m'avez fait, et le violent amour que j'ai pour la princesse Agatie? Non, Madame, si vous ne m'accordez la grâce que je vous demande, je me percerai le cœur de cette même épée qui a pensé faire perdre la vie au roi mon père.
- Vous avez vaincu, trop généreux Prince, s'écria Thomiris, en lui tendant la main pour le relever, je ne puis être ennemie du père d'un prince qui m'a rendu de si grands services.
La fée Amazone ravie de voir que la reine s'était rendue, vint l'embrasser, et lui fit jurer entre ses mains une paix éternelle. Le roi des Isdones fit la même chose, et les vainqueurs et les vaincus s'embrassant avec tendresse, s'en retournèrent dans leur camp.
Agatrice, par le commandement du roi, ne quitta point la reine. Le lendemain, la reine des Isdones et la princesse sa fille, qui étaient à Ispanis, arrivèrent au camp ; la fée les conduisit chez Thomiris qui les reçut admirablement bien, et lui présentant le prince: « Madame, dit-elle, voilà le nœud de notre amitié, j'espère qu'elle sera éternelle.»
La reine des Isdones répondit à un discours si obligeant comme elle devait, et lui demandant la permission d'embrasser son fils, elle le prit dans ses bras; la princesse sa sueur voulait avoir sa part de ce cher frère; mais la fée qui voulait achever un ouvrage qu'elle avait conduit par une voie si extraordinaire, dit à Thomiris que, pour rendre la joie aux deux royaumes, il fallait donner Agatie au prince des Isdones; qu'elle ne pouvait le lui refuser sans ingratitude, puisqu'il l'avait sauvée de la dent meurtrière du monstre.
- J'y consens avec joie, répondit la reine des Scythes, et je ne puis assez marquer à mon généreux défenseur la reconnaissance que j'ai pour lui.
- Ah! Madame, s'écria l'amoureux prince, que ce prix est au-dessus de mes services !
La fée, qui voulait avancer le bonheur d'Agatie, partit dans le moment dans son chariot traîné par des dragons ; et descendant aux tentes royales, elle enleva la princesse Agatie, et la mettant auprès d'elle, elle reprit le chemin du camp.
Elles arrivèrent bientôt à la tente de Thomiris. La vue de la princesse surprit agréablement toutes ces royales personnes, mais rien n'égalait la joie du prince.
- Madame, lui dit-il, après que Thomiris eut dit à sa fille le dessein qu'elle avait, serez-vous plus inexorable que la reine? Puis-je espérer que vous ne me regarderez point comme étant sorti d'un sang qui vous a toujours été odieux, et condamnerez-vous le malheureux Agatrice à la mort?
- Je suis trop soumise aux ordres de la reine, reprit la princesse en rougissant, et trop reconnaissante des services que vous m'avez rendus, pour laisser mourir le prince des Isdones.
- Ah ! ma chère sœur, lui dit Ménalipe, que je vous suis obligée des bontés que vous avez pour mon frère ! Qui nous aurait dit, quand nous le rencontrâmes au bord de l'Araxe, que ce berger serait votre époux?
Si nous n'étions pas dans la chambre de la reine, reprit la princesse, je lui demanderais par quel enchantement, de berger il s'est trouvé fils de roi.
- Je vais vous l'apprendre, lui dit la fée.
Les deux reines voulurent aussi en être instruites.
La fée leur dit que, connaissant par sa science que le prince devait tuer son père, elle l'enleva dans son berceau, elle le porta chez un berger de la Scythie dont elle connaissait la sagesse, et le donnant à sa femme pour le nourrir, lui recommanda d'en avoir soin.
- Je n'eus pas besoin, dit la fée, de prières pour qu'ils m'accordassent ce que je leur demandais, l'extrême beauté de ce prince les prévint d'une amitié si forte que je fus en repos.
Je laissai passer quelques années sans revoir mon nourrisson, et il pouvait avoir quinze ans quand je fus le revoir.
Je fus charmée de le trouver si bien fait, et de lui connaître tous les sentiments d'un grand prince sous cet habit de berger. Ce fut environ dans ce temps, Madame, dit-elle à Thomiris, que vous emmenâtes le roi des Isdones prisonnier et toute sa famille, la princesse Ménalipe devint chère à Agatie, tous leurs plaisirs étaient comme vous savez, d'aller s'exercer à monter à cheval sur les bords de l'Araxe; vous n'avez pas oublié que, sans mon berger, la princesse était perdue; mais vous ne savez pas que ce prince fut frappé comme d'un coup de foudre de la beauté d'Agatie.
Il écouta tous les remerciements qu'on lui fit des services qu'il venait de rendre à toute la Scythie en la personne de la princesse, sans ôter les yeux de dessus cet objet charmant. Quand elle partit, il voulut la suivre, et il faisait déjà quelques pas pour cela; mais il se sentit transporter en l'air, où après avoir traversé des rivières et des montagnes, on le descendit dans un palais magnifique. Tout ce qu'il vit de beau et de surprenant ne le consola point de n'avoir pas suivi la princesse, quoique, dans la condition où il croyait être né, il sût bien qu'il ne lui serait jamais permis de lui découvrir ce qu'il sentait pour elle. Il vécut ainsi pendant la prison du roi son père, et jusqu'au moment qu'Agatie fut exposée au monstre cruel; mais mon dessein étant de vous le rendre cher, Madame, pour pouvoir faire une paix solide entre deux royaumes que j'aimais, je le fus trouver. "Généreux Berger, lui dis-je, la belle Agatie va être la proie du dragon affreux, ses cruels sujets l'y contraignent, courez la délivrer, et ne craignez point qu'il puisse éviter la mort que je lui donnerai par votre main, enfin ne combattez pas en berger qui ne sait que se garantir des loups, mais en grand prince, puisque le ciel vous a fait naître tel". En disant ces mots, je lui ouvris les portes du palais, et lui fis voir la princesse prête à être engloutie; il courut à son secours sans me répondre; vous savez comme il tua le monstre, les acclamations du peuple, votre joie, Madame, et comme Agatie le reconnut pour le même berger qui l'avait secourue sur les bords de l'Araxe. Je n'ai plus qu'à vous dire que la passion qu'elle lui avait inspirée, dès la première fois qu'il l'avait vue, s'augmenta avec tant de violence qu'il en tomba dans une mélancolie qui l'aurait infailliblement fait mourir, si l'envie qu'il avait de faire, dans la guerre des lsdones, des actions dignes de sa princesse, n'eût soutenu sa vie.
La fée finit ainsi son discours, et les deux reines la remercièrent de la peine qu'elle avait prise. «Vous ne sauriez me récompenser, leur dit-elle, de vous avoir élevé un prince si parfait qu'en consentant que je le rende heureux.»
Quelque envie que Thomiris eût que cet hyménée ne s'accomplît qu'aux tentes royales, elle lui répondit qu'elle n'avait qu'à commander ce qu'elle voulait qu'on fît. La fée lui dit qu'elle aurait soin de tout, et qu'elle n'avait qu'à trouver bon qu'on la vînt prendre avec la belle Agatie, pour la conduire au lieu qu'elle ferait préparer. Après cela, la reine des Isdones se retira conduite par son fils; pour Ménalipe, elle demeura avec sa chère Agatie.
Le lendemain au lever du soleil, on entendit, dans les deux camps, une musique guerrière, qui réveilla les princesses agréablement; la fée Amazone fit prendre les armes à toutes les troupes, et ayant fait dresser un autel magnifique dans le milieu de cette grande plaine, elle y conduisit Thomiris et son illustre fille; elles y trouvèrent le roi et la reine des Isdones. La fée ayant pris la main du roi et de Thomiris., leur fit encore jurer une paix éternelle.
Après cela, le grand sacrificateur acheva l'hyménée; ils retournèrent aux tentes de Thomiris au bruit de mille instruments et des cris d'allégresse des deux armées, ils y trouvèrent un repas délicieux; l'après-dînée, toute cette royale troupe eut tous les plaisirs qu'ils auraient pu souhaiter dans la cour la plus tranquille, et le soir étant venu, la fée mena les deux charmants époux dans une tente toute brillante d'or et de pierreries. Elle était éclairée de cent lampes de cristal de roche, et laissant ces amants bienheureux, elle fut préparer pour le lendemain toutes les choses nécessaires pour le départ.
Ce ne fut pas sans quelques chagrins que le roi et la reine des Isdones se séparèrent du prince leur fils; pour Ménalipe, elle suivit son cher frère, et la fée les ayant fait monter sur des chariots magnifiques, ils arrivèrent bientôt aux tentes royales, où après les avoir comblés de tous les dons qui pouvaient les rendre heureux, elle laissa Agatrice paisible possesseur de sa chère Agatie.
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Par Stéphanie le 14 Juillet 2011 à 15:35
Quand les deux princesses eurent atteint l'âge de douze ans, Formidable voulut qu'on les éloignât de la cour, disait-elle, pour diminuer la haine et l'amour qui se partageaient entre elles. Lumineuse laissait ordonner Formidable, elle était sûre que rien ne pouvait empêcher la belle Aimée de régner dans le royaume de son père, et dans tous les cœurs ; elle l'avait fait naître avec tant de charmes qu'il ne fallait que la voir pour n'en pas douter ; le roi, pour tâcher d'apaiser la haine que Formidable répandait sur sa maison, résolut de lui obéir. Il envoya donc les deux princesses avec une jeune et aimable cour dans un château merveilleux qu'il avait à l'extrémité de son royaume : il s'appelait le château des Portraits, c'était un lieu digne de la savante fée qui l'avait bâti il y avait quatre mille ans ; les jardins et toutes les promenades des environs étaient admirables, mais ce qu'il y avait de plus beau était une galerie à perte de vue, où l'on voyait les portraits de tous les princes et de toutes les princesses du sang royal de ce royaume et ceux des pays voisins ; dès qu'ils avaient quinze ans, leurs portraits s'y trouvaient peints, avec un art qui ne pouvait être que faiblement imité par tout autre que par une fée. Ce don devait durer jusqu'au temps qu'il entrerait dans ce château la plus belle princesse du monde.
Cette galerie séparait deux appartements vastes et magnifiques, les deux princesses les occupèrent ; elles eurent mêmes maîtres, même éducation, on n'apprenait rien à la charmante Aimée que l'on n'enseignât à sa sœur ; mais Formidable venait lui faire des leçons qui gâtaient toutes les autres, et Lumineuse venait de son côté par ses conversations rendre Aimée digne de l'admiration de tout l'univers. Il y avait trois ans que les princesses étaient dans ce château, éloignées de la cour ; elles entendirent un jour un bruit inconnu, qui fut suivi d'une musique charmante ; elles regardaient de tous côtés pour voir d'où partaient ce bruit et ce concert agréable, quand elles aperçurent trois portraits qui remplirent trois places qui un moment auparavant étaient vides ; il y en avait un qui était couronné de fleurs par deux Amours ; l'un regardait ce beau portrait, avec toute l'attention qu'il -méritait, et semblait en avoir oublié le soin de tirer une flèche qu'il avait toute prête à partir sur son arc. L'autre tenait une petite banderole sur laquelle étaient ces vers :
Aimée eut en naissant, de la sage nature,
Les solides beautés qui ne meurent jamais ;
Les Grâces prirent soin d'embellir ses attraits,
Et Vénus pour toujours lui donna sa ceinture.
Ils n'étaient pas nécessaires pour faire connaître le portrait de la belle Aimée, on y remarquait tous ses traits, et cette grâce charmante qui attirait les cœurs : elle avait le teint d'une blancheur surprenante, les plus belles couleurs du monde, le visage rond, les cheveux d'un blond admirable, les yeux bleus, mais qui brillaient d'un feu si vif que tous ceux qui avaient le plaisir de les voir jugeaient qu'il était inutile que Lumineuse eût fait présent à Aimée d'un don qu'elle avait en elle-même ; sa bouche était charmante, ses dents étaient aussi blanches que son teint, et Vénus semblait lui avoir donné le pouvoir de sourire comme elle. Ce fut ce divin portrait qui occupa un des bouts de la galerie. Le second fut celui de Naimée ; elle était blonde, elle ne manquait pas de beauté, mais ce portrait était comme elle-même, il ne plaisait point. Ces mots étaient écrits au-dessous en lettres d'or :
Naimée, avec ses traits qui forment la beauté,
Dans tous les cœurs ne peut trouver de place ;
Apprends à' la postérité,
Que la beauté n'est rien sans l'esprit et les grâces.
Ces deux portraits occupaient toute l'attention des deux princesses, et de toute leur jeune cour ; quand Aimée, qui n'était point vaine de ses propres charmes, et laissant au reste du monde le soin de les admirer, jeta les yeux sur le troisième portrait qui avait paru en même temps que le sien, elle y trouva de quoi attirer ses regards : c'était celui d'un jeune prince plus beau mille fois que l'Amour ; il avait plus de l'air d'un dieu que d'un homme, ses cheveux étaient noirs, et tombaient par grosses boucles sur les épaules, et ses yeux promettaient autant d'esprit qu'on voyait de charmes dans sa personne. Ces paroles étaient écrites au-dessous du portrait :
C'est le prince de l'île Galante.
Sa beauté surprit tout le monde, mais qu'elle toucha vivement la belle Aimée ! Son jeune cœur en sentit une émotion inconnue, et Naimée même, à la vue de ce beau portrait, ne fut pas exempte d'une passion dont personne ne pouvait être touché pour elle ; cette aventure ne surprit personne, car on était accoutumé à voir ces merveilles en ce lieu-là. Le roi et la reine vinrent au château voir les princesses, ils firent faire un grand nombre de copies de leurs portraits. Ils en envoyèrent dans tous les royaumes voisins. Cependant Aimée, dès qu'elle était seule, entraînée par un mouvement involontaire, allait dans la galerie des portraits ; celui du prince de l'île Galante occupait toute son attention, et attirait tous ses regards ; il paraissait digne de l'un et de l'autre.
Naimée, qui n'avait rien de commun avec sa sœur que le même empressement pour le portrait du prince, passait presque tous les jours dans la galerie. Cette passion naissante augmenta si bien la haine de Naimée pour la belle princesse, que ne pouvant trouver le secret de lui nuire, elle priait sans cesse Formidable de la venger des charmes de sa sueur ; la cruelle fée ne refusait jamais les occasions de faire du mal ; suivant donc son inclination et les prières de Naimée, elle fut trouver l'aimable princesse, qui se promenait au bord d'une rivière qui passait au pied du château des Portraits : « Va, lui dit Formidable en la touchant d'une baguette d'ébène qu'elle tenait dans sa main, va, fuis toujours le bord de cette rivière jusqu'au jour où tu trouveras une personne qui te haïsse autant que moi ; et jusqu'à ce moment tu ne séjourneras en nul lieu du mondé. » La princesse, à cet ordre terrible, se mit à pleurer. Quelles larmes ! Il n'y avait dans tout l'univers que le cœur de Formidable incapable d'en être attendri.
Lumineuse accourut au secours de la belle et malheureuse Aimée :
« Console-toi, lui dit-elle, ce voyage où Formidable vient de te condamner finira par une aventure agréable ; et jusqu'à ce jour tu ne trouveras que des plaisirs. » Aimée, après ces mots favorables, partit avec le seul regret de ne plus voir le beau portrait du prince de l'île Galante, mais elle n'osa en témoigner sa douleur à la fée ; elle se mit donc en chemin, et tout semblait être sensible à ses charmes. Le zéphyr régnait seul dans les lieux où elle passait. Elle trouvait partout des nymphes prêtes à la servir avec un respect extrême, les prairies se couvraient de fleurs à son abord, et quand le soleil était trop ardent, les bois redoublaient leur ombrage. Pendant que la belle princesse fait un voyage si charmant, Lumineuse ne borne pas sa vengeance à rendre le dessein de Formidable inutile ; elle fut trouver Naimée, et la frappant d'une baguette d'ivoire : « Va, lui dit-elle, pars à ton tour sur le bord de la rivière, tu ne te reposeras jamais que tu n'aies trouvé une personne qui t'aime autant que tu mérites peu de l'être. » Naimée partit et ne fut point regrettée.
Formidable même, à qui tout paraissait à son gré pourvu qu'on fît souffrir quelque peine, ne songea plus à Naimée, et ne daigna pas la protéger plus longtemps. Les deux princesses continuèrent ainsi leur voyage : Naimée avec toutes les fatigues imaginables, les plus belles fleurs se changeaient en épines sur son passage, et la belle princesse, avec tous les plaisirs que Lumineuse lui avait fait espérer ; elle en trouva même de plus sensibles que ceux qui lui avaient été promis.
Sur la fin d'un beau jour, à l'heure que le soleil va se reposer entre les bras de Thétis, Aimée s'assit au bord de la rivière ; aussitôt un nombre infini de fleurs naissantes autour d'elle formèrent une espèce de lit de repos dont elle eût admiré plus longtemps l'agrément, si elle n'eût aperçu un autre objet sur la rivière qui l'empêcha de penser pour lors à tout autre chose ; c'était une petite barque d'améthyste, elle était ornée de mille banderoles de la même couleur, chargée de chiffres et de devises galantes. Douze jeunes hommes vêtus d'habits légers, gris de lin et argent, couronnés de guirlandes d'immortelles, ramèrent avec tant de diligence que la barque fut en peu de temps assez près du rivage, pour laisser remarquer à la belle Aimée toute cette différente beauté. Ce fut avec un étonnement et une surprise agréables qu'elle aperçut partout son nom et ses chiffres ; un moment après, la princesse reconnut son portrait sur un petit autel de topaze' élevé au milieu de la barque ; au-dessous du portrait, elle lut ces paroles :
Si ce n'est l'Amour, qu'est-ce donc ?
Après avoir donné ses premiers mouvements à l'admiration, elle craignit de voir descendre de la barque ces étrangers, qui lui avaient d'abord paru si galants. « Tout me parle de l'amour d'un inconnu, disait Aimée en elle-même, et je sens que le prince de l'île Galante est seul digne de m'inspirer les sentiments dont je vois trop qu'un autre est sans doute touché pour moi. Portrait fatal ! ajouta-t-elle, pourquoi le destin t'a-t-il offert à mes yeux dans un temps, où loin de pouvoir me défendre, j'ignorais même encore si l'on pouvait aimer quelque chose plus tendrement que les fleurs ? »
Cette réflexion fut suivie de quelques soupirs, et elle eût demeuré plus longtemps dans sa douce rêverie, si un bruit agréable de divers instruments ne l'en eût tirée. Elle regarda vers la barque d'où partaient ces aimables sons. Un homme dont elle ne put voir le visage, vêtu d'un habit magnifique de la même couleur qui brillait dans tout son équipage, lui parut n'avoir d'attention qu'à regarder son portrait, tandis que six belles nymphes formèrent un concert charmant, et accompagnèrent ces paroles, qui furent chantées par celui qui avait toujours regardé le beau portrait de la princesse. L'air était de leu Boulay :
Que tout parle de mon amour,
Et des charmes de ce que j'aime,
Aimée a plus d'attraits que n'en a l'Amour même ;
Pour flatter ma tendresse extrême,
Nymphes, redites tour à tour
Que tout parle de mon amour,
Et des charmes de ce que j'aime.
Les Grâces, pour la suivre, abandonnent les cieux,
Et quittent sans regret la reine de Cythère ;
Le plaisir de la voir, le désir de lui plaire,
Vaut mieux que le séjour et le plaisir des dieux.
Aimée a plus d'attraits que n'en a l'Amour même ;
Pour flatter ma tendresse extrême,
Nymphes, redites tour à tour
Que tout parle de mon amour,
Et des charmes de ce que j'aime.
D'un seul de ses regards un cœur est enflammé ;
Tout lui cède, tout rend les armes,
Et jusqu'au temps heureux que brillèrent ses charmes,
On devrait n'avoir point aimé.
Aimée a plus d'attraits que n'en a l'Amour même,
Pour flatter ma tendresse extrême,
Nymphes, redites tour à tour
Que tout parle de mon amour,
Et des charmes de ce que j'aime.
La douceur de ce concert arrêta la belle Aimée sur le bord de la rivière ; quand il fut fini, l'inconnu tourna la tête de son côté et lui laissa remarquer, avec autant de trouble que de plaisir, les aimables traits du prince de l'île Galante. Quelle surprise ! quelle joie de voir ce prince charmant, et d'apprendre qu'il n'était occupé que d'elle ! Il faudrait savoir aimer aussi parfaitement qu'au temps des fées, pour bien comprendre tout ce que sentit alors la jeune princesse.
Le prince de l'île Galante éprouva la même surprise, il se hâta de descendre sur le rivage fortuné, qui offrait à ses yeux la divine Aimée. Elle n'eut pas la force de fuir un prince si parfait, elle accusa mille fois le destin de sa faiblesse : en semblable occasion, on ne manque guère de s'en prendre à lui ; il est impossible d'exprimer ce que ces jeunes amants se dirent, et souvent même ils s'entendirent sans se parler. Lumineuse, qui avait conduit en ce lieu et la jolie barque et les pas d'Aimée, parut tout d'un coup pour rassurer la timide princesse, qui avait enfin pris le parti de quitter un prince si charmant et si dangereux ; elle leur apprit qu'ils étaient destinés à s'aimer et à s'unir pour toujours. « Mais, ajouta la fée, avant ce temps heureux, il faut achever le voyage ordonné par Formidable. »
On ne peut désobéir aux fées ; la belle Aimée et le prince étaient si satisfaits du plaisir d'être ensemble que tout ce qui ne les séparait point leur paraissait trop doux. Ils continuèrent donc leur chemin, tantôt dans la jolie barque, tantôt en traversant une belle et vaste solitude que la rivière arrosait de ses eaux ; ce fut dans ce séjour tranquille que le prince de l'île Galante acheva de perdre le repos de son cœur. Il apprit à la belle princesse tout ce qu'il avait senti pour elle depuis le jour heureux où son divin portrait avait été porté à la cour, et qu'un jour se promenant au bord de l'eau et rêvant à son amour, Lumineuse lui apparut, et lui montrant la barque d'améthyste, lui ordonna de s'embarquer, et lui promit un succès favorable pour son voyage et pour son amour. Tandis que le prince et la belle Aimée achèvent d'obéir aux ordres de Formidable, et que tous les jours leurs ardeurs s'augmentent, ils deviennent si heureux qu'ils craignent d'arriver, de peur d'être occupés de quelque autre chose que de leur tendresse. Naimée finissait aussi de son côté son pénible voyage.
Le cours de la rivière que suivaient les deux princesses les conduisit insensiblement dans l'île Galante, et ils y arrivèrent tous en même temps. Lumineuse ne manqua pas de s'y rendre. Elle apprit à Aimée que la vengeance de Formidable était accomplie puisqu'en rencontrant sa sueur, elle trouvait la seule personne du monde qui la pût haïr. « Et le voyage de Naimée est donc aussi fini, dit la belle princesse, car rien n'a pu diminuer l'amitié que j'ai pour elle. » Elle pria ensuite la fée d'adoucir, s'il était possible, la triste destinée de sa sueur, mais cette grâce était inutile à demander pour Naimée ; dès qu'elle eut vu le prince de l'île Galante, qu'elle reconnut facilement pour celui dont l'aimable portrait avait touché son cœur, et qu'elle entendit dire à Lumineuse que le temps approchait de son hymen avec la jeune Aimée, elle se précipita dans cette même rivière qu'elle suivait depuis un an avec tant de peine, sans pourtant avoir recours au trépas ; mais les malheurs de l'amour touchent plus vivement que ceux de la fortune.
Lumineuse, qui vit tomber la princesse dans l'eau, la changea en un petit animal qui marque encore, par sa manière de marcher, quelle était l'humeur de la malheureuse Naimée. Son destin s'accomplit même après sa mort, elle ne fut point regrettée ; il en coûta pourtant quelques larmes à Aimée, mais de quels malheurs ne l'eût pas consolée le prince de l'île Galante ! Elle était si touchée de sa tendresse qu'elle ne le fut presque point de toutes les fêtes que l'on inventa pour la recevoir dans son royaume ; le prince y prit aussi peu de part. Quand on est bien amoureux, on ne connaît plus de vrais plaisirs que celui d'être aimé de ce qu'on aime.
Le roi et la reine, avertis par Lumineuse, vinrent retrouver leur aimable fille ; ce fut en leur présence que la généreuse fée déclara que la belle Aimée avait eu la gloire de mettre à fin' l'aventure du château des Portraits, parce que rien n'avait encore paru si beau qu'elle dans tout le monde. L'amour du prince de l'île Galante était trop violent pour attendre davantage ; il supplia le roi et la reine de consentir à son bonheur, Lumineuse elle-même honora de sa présence un jour si beau et si désiré. La noce se fit avec toute la magnificence que l'on doit attendre des fées et des rois, mais quelque heureux que ce jour dût être, je n'en ferai point la description, car quoi que se promette l'amour heureux, une noce est presque toujours une triste fête.
Tant qu'Amour fait sentir ses craintes, tourments,
Et les doux transports qu'il inspire,
Il reste cent choses à dire
Pour les poètes, les amants.
Mais pour l'hymen, c'est en vain qu'on réclame
Le dieu des vers, et les neuf doctes sœurs.
C'est le sort des amours, et celui des auteurs
D'échouer à l'épithalame.
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Par Stéphanie le 14 Juillet 2011 à 15:34
La reine arriva dans une vaste campagne, et aperçut de fort loin une grande tour, mais quoiqu'on la vît de loin, il y avait bien des détours pour y arriver. Elle était de marbre blanc, elle n'avait point de porte, les fenêtres faites en arcades étaient de cristal ; une belle rivière, dont les ondes paraissaient d'argent, battait le pied de la tour. Elle tournait neuf fois à l'entour. La reine avec toute sa cour arriva au bord de l'eau qui commençait là le premier cercle qu'elle faisait autour de la demeure de la fée. La reine la passa sur un pont de pavots blancs, que le pouvoir de Lumineuse avait rendu aussi sûr et aussi durable que s'il eût été bâti d'airain ; quoiqu'il ne fût que de fleurs, il ne laissait pas d'être redoutable : il avait le pouvoir d'endormir pour sept ans ceux qui le passaient contre la volonté de la fée. La reine aperçut au-delà du pont six jeunes hommes magnifiquement vêtus, endormis sur des lits de gazon sous des pavillons de feuillages. C'étaient des princes amoureux de la fée ; et comme elle ne voulait point entendre parler de l'amour, elle ne leur avait pas permis de passer plus loin. La reine, après avoir passé le pont, se trouva dans le premier espace que la rivière laissait libre ; il était occupé par un labyrinthe charmant, tout de jasmins et de lauriers-roses ; il n'y en avait que des blancs, car c'était la couleur qu'aimait Lumineuse. Après avoir admiré cette belle promenade, et en avoir démêlé facilement les détours, qui n'étaient embarrassants que pour ceux que l'aimable Lumineuse ne voulait pas qu'ils pussent entrer dans son agréable demeure, la reine repassa la rivière sur un pont de perles ; elle faisait en cet endroit son second tour, et l'espace qu'elle laissait libre avant que de faire son troisième cercle était occupé par une forêt d'acacias toujours fleuris ; les routes en étaient charmantes et si sombres que le soleil ne les pouvait pénétrer ; on y voyait de tendres colombes dont les plumes pouvaient faire honte à la neige ; tous les arbres étaient couverts d'un nombre infini de serins blancs qui faisaient des concerts agréables : Lumineuse, d'un coup de baguette, leur avait appris les plus beaux et les plus aimables chants du monde.
On sortait de cette belle forêt par un pont de tubéreuses, et l'on entrait dans une belle campagne toute couverte d'arbres chargés de si beaux fruits, et si délicieux que le moindre arbre de ce lieu-là faisait honte au fameux jardin des Hespérides. Cependant la reine trouvait tous les soirs les plus belles tentes du monde, et de magnifiques repas se trouvaient servis dès qu'elle arrivait, sans que l'on vît aucun de ses officiers si diligents et si habiles ; la fée, qui avait appris dans ses livres l'arrivée de la reine, prenait soin de son voyage ; elle ne voulait pas même qu'elle pût être fatiguée un moment. La reine, pour sortir de cette merveilleuse campagne, passa la rivière sur un pont d'œillets blancs, et entra dans le parc de la fée. Il était aussi beau que tout le reste, la fée y venait chasser quelquefois : il était rempli d'un nombre infini de cerfs et de biches blanches, et d'autres animaux de la même couleur ; une meute de levrons blancs était dispersée dans ce parc, et couchée sur l'herbe avec des biches et des lapins blancs, et d'autres animaux qui d'ordinaire sont sauvages, mais ils ne l'étaient point en ce lieu-là, l'art de la fée les avait apprivoisés, et quand les chiens chassaient quelque bête pour amuser Lumineuse, il semblait qu'ils eussent compris que ce n'était qu'un jeu, car ils faisaient tout ce qu'ils devaient faire, excepté qu'ils ne faisaient jamais de mal. En ce lieu, la rivière faisait son cinquième cercle autour de la demeure de la fée.
La reine, pour sortir du parc, la passa sur un pont de petits jasmins, et se trouva dans un hameau charmant. Toutes les petites cabanes y étaient bâties d'albâtre' ; les habitants de cet aimable lieu étaient sujets de la fée, ils gardaient ses troupeaux, leurs habits étaient de gaze d'argent, ils étaient couronnés de guirlandes de fleurs, et leurs houlettes étaient toutes brillantes de pierreries ; tous les moutons étaient d'une blancheur surprenante ; toutes les bergères étaient jeunes et belles, et Lumineuse aimait trop la couleur blanche pour avoir oublié de leur faire un teint si beau qu'il semblait que le soleil même aidât à le rendre plus éclatant ; tous les bergers étaient aimables2, et le défaut qu'on pouvait trouver dans cet agréable pays, c'est qu'il n'y avait pas une seule beauté brune. Les bergères furent recevoir la reine, et lui présentèrent des vases de porcelaine, remplis des plus belles fleurs du monde. La reine et toute sa cour étaient charmés d'un voyage si galant, et cette princesse en tirait un heureux présage pour ce qu'elle désirait de la fée.
Comme elle se mettait en chemin pour sortir du hameau, une jeune bergère, s'avançant vers la reine, lui apporta une petite levrette sur un carreau de velours blanc, brodé d'argent et de perles ; à peine distinguait-on la levrette sur son carreau, tant leurs couleurs étaient semblables. « La fée Lumineuse, souveraine de l'empire Heureux, dit la jeune bergère à la reine, m'a ordonné de vous présenter Blanc-Blanc de sa part, c'est le nom de la petite levrette ; elle a l'honneur d'être aimée de Lumineuse, son art en a fait une merveille, et elle lui a commandé de vous conduire jusqu'à la tour ; vous n'aurez, grande princesse, qu'à la laisser aller et la suivre. » La reine reçut la petite levrette avec plaisir, charmée du soin que la fée prenait d'elle. Elle caressa Blanc-Blanc, qui après lui avoir rendu ses caresses avec beaucoup d'esprit et de grâce, sauta légèrement à terre, et se mit à marcher devant la reine, qui la suivit avec toute sa cour. Ils arrivèrent au bord de la rivière, qui faisait là son sixième tour ; ils furent fort étonnés de n'y point trouver de pont pour la passer. La fée ne voulait pas que ses bergers allassent la troubler dans sa retraite ; il n'y avait jamais de pont dans ce lieu-là, que quand elle y voulait passer, ou y recevoir ses amis. La reine rêvait profondément à cette aventure, quand elle entendit Blanc-Blanc qui aboya trois fois ; aussitôt un zéphyr agita les arbres qui étaient au-delà de la rivière, et fit tomber dans l'eau une si grande quantité de fleurs d'oranges qu'il s'en forma un pont, et la reine passa la rivière dessus. Elle remercia Blanc-Blanc par des caresses, et elle se trouva dans une avenue de myrtes' et d'orangers' délicieux, et après l'avoir traversée sans s'ennuyer, quoiqu'elle fût d'une longueur extrême, elle retrouva le bord de la rivière qui faisait son septième tour dans cet endroit-là ; elle n'y vit point de pont, mais l'aventure du matin la rassurait ; Blanc-Blanc frappa la terre trois fois avec sa petite patte, et dans le moment même il parut un pont d'hyacinthes blanches ; la reine le passa, et elle entra dans une prairie tout émaillée de fleurs ; sept belles tentes s'y trouvèrent dressées, elle s'y reposa, puis elle continua son chemin, et elle trouva encore le bord de l'eau. Il n'y avait point de passage, Blanc-Blanc s'avança, but dans cette belle rivière, et aussitôt il parut un pont de roses blanches, qui servit à la reine pour entrer dans le jardin de la fée ; il était si rempli de fleurs merveilleuses, de jets d'eau extraordinaires et de statues d'une beauté surprenante, qu'il n'est pas possible d'en faire une exacte description. Si la reine n'avait pas senti une impatience extrême de prévenir les maux dont la cruelle Formidable l'avait menacée, elle aurait resté plus longtemps dans ce beau lieu ; toute sa cour en sortit à regret, mais il fallut suivre Blanc-Blanc qui conduisit la reine où la rivière faisait son dernier cercle autour de la demeure de Lumineuse ; la reine vit enfin de près la tour de la fée, il n'y avait que la rivière entre deux ; elle la regarda avec plaisir, comme étant le sujet de son voyage, et elle lut cette inscription qui était écrite sur la tour en lettres d'or :
C'est ici le charmant séjour
De la félicité parfaite ;
Lumineuse a bâti cette belle retraite,
Elle y reçoit les ris, elle en bannit l'amour,
Et pour lui cependant elle semble être faite.
Cette inscription avait été faite à sa gloire par les fées les plus renommées de son temps, elle[s] avai[en]t voulu laisser à la postérité ce témoignage de leur amitié et de leur estime. Pendant que la reine s'amusait ainsi au bord de l'eau, Blanc-Blanc passa ce petit trajet à la nage, et faisant le plongeon, rapporta une coquille de nacre de perle qu'elle laissa retomber dans la rivière ; à ce bruit six belles nymphes vêtues d'habits brillants ouvrirent une grande fenêtre de cristal, il en sortit un degré de perles qui s'approcha peu à peu de la reine ; Blanc-Blanc monta promptement jusqu'à la fenêtre de la fée, et entra dans la tour ; la reine prit le même chemin, mais à mesure qu'elle montait ce joli degré, les marches qu'elle avait passées disparaissaient, et l'empêchèrent ainsi d'être suivie. Elle entra dans la belle tour de Lumineuse, et la fenêtre fut refermée.
Toute la suite de la reine fut au désespoir de ne la voir plus, et de ne pouvoir la suivre ; car elle était extrêmement aimée : leurs cris se firent entendre jusqu'au lieu où Lumineuse entretenait la reine ; et pour rassurer ces malheureux, la fée envoya une de ses nymphes pour les conduire au hameau, où ils devaient attendre le retour de la reine ; le degré de perles reparut, et leur rendit l'espérance. La nymphe descendit, et la reine parut à sa fenêtre pour leur ordonner de la suivre et de lui obéir. Cette princesse demeura avec la fée qui la reçut avec une magnificence prodigieuse, avec un air divin qui gagnait les cœurs. La reine y demeura trois jours qui ne suffirent pas pour voir toutes les merveilles de la tour de Lumineuse, et il aurait fallu des siècles entiers pour admirer tout, et les beautés de la fée. Le quatrième jour, Lumineuse, après avoir donné à la reine des présents aussi galants que magnifiques : « Belle princesse, lui dit-elle, je suis fâchée de ne pouvoir réparer le malheur dont Formidable vous a menacée ; mais c'est la faute du destin, il nous permet de répandre des biens sur ceux que nous favorisons, mais il nous défend de garantir et de finir les maux ordonnés par une autre fée. Ainsi pour vous consoler du malheur que l'on vous prépare, je vous promets avant qu'il soit un an une fille si belle que tout ce qui la verra en sera charmé, et je prendrai soin, ajouta la fée, de faire naître un prince digne d'elle. » Une prédiction si favorable fit oublier pour quelque temps à la reine la haine de Formidable, et le malheur qu'elle attendait. Lumineuse ne dit point ce qui rendait Formidable son ennemie.
Les fées qui même ne s'accordent pas ensemble conservent exactement entre elles les secrets qui peuvent les rendre méprisables aux mortels, et l'on assure que ce sont les seules femmes qui ont eu l'esprit de ne point dire de mal les unes des autres. Après des remerciements infinis de la part de la reine, Lumineuse ordonna à douze de ses nymphes de se charger de présents, et de reconduire la reine jusqu'au hameau, et elle la conduisit elle-même jusqu'au degré de perles qui parut dès que l'on eut ouvert la fenêtre. Quand la reine et les nymphes furent au bas du degré, elles virent un char d'argent attelé de six biches blanches ; leurs harnais étaient tout couverts de diamants, un jeune enfant beau comme le jour conduisait le char, et les nymphes le suivirent, montées sur des chevaux blancs qui pouvaient disputer de beauté avec ceux du soleil. Dans ce galant équipage la reine arriva au hameau, elle y trouva toute sa cour qui fut ravie de la revoir ; les nymphes prirent congé de la reine, et lui présentèrent ces douze beaux chevaux fées pour ne se lasser jamais, et elles dirent à la reine que Lumineuse la priait de les donner au roi de sa part.
La reine, comblée des bontés de la fée, retourna dans son royaume. Le roi la vint recevoir jusque sur la frontière, et fut si charmé de son retour et de l'agréable nouvelle qu'elle lui annonçait de la part de Lumineuse, qu'il ordonna des réjouissances publiques, dont le bruit qui parvint jusqu'à Formidable redoubla encore sa haine et sa colère pour le roi. Peu de temps après le retour de la reine, elle devint grosse et elle ne douta point que ce ne fût de cette belle princesse qui devait charmer tous les cœurs, car Lumineuse lui avait promis sa naissance avant la fin de l'année, et Formidable n'avait point prescrit le temps où sa vengeance devait s'accomplir, mais elle n'avait pas dessein de la retarder. La reine accoucha de deux princesses, et ne douta pas un moment laquelle lui avait été promise par Lumineuse, par l'empressement qu'elle se sentit d'embrasser celle qui avait vu le jour la première.
Elle la trouva digne des promesses de la fée, rien au monde n'était si beau ; le roi et tous ceux qui étaient présents s'empressaient d'admirer la petite princesse, et l'on oubliait absolument l'autre, quand la reine, qui jugea par cette négligence générale que les prédictions de Formidable s'accomplissaient aussi, ordonna plusieurs fois qu'on en eût le même soin que de l'autre.
Les femmes lui obéirent avec une répugnance qu'elles ne pouvaient vaincre, et que le roi et la reine n'osaient presque blâmer, parce qu'ils la sentaient eux-mêmes. Lumineuse arriva en diligence sur un nuage, et nomma la belle princesse Aimée, pour lui donner un nom convenable au destin qu'elle lui avait promis. Le roi rendit à Lumineuse tous les respects qu'elle méritait ; elle promit à la reine qu'elle protégerait toujours Aimée ; elle ne lui fit point alors de don, car elle lui avait déjà tout donné. Pour l'autre princesse, en vain le roi lui donna le nom d'une de ses provinces. On s'accoutuma insensiblement à l'appeler Naimée par une opposition bien cruelle pour elle.
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