• Il y avait un ogre nommé lnsacio, qui faisait sa demeure dans un antre où jamais les rayons du soleil n'avaient pénétré. Il était cruel et sans justice, et les furies de l'Enfer qui avaient présidé à sa naissance, ayant répandu de l'écume de Cerbère sur sa langue, elle en fut pour toujours tellement pénétrée que, dès qu'il touchait une personne de sa langue, elle en perdait la vie, sans qu'aucun remède pût la sauver. Posséder toutes les richesses de la terre était la seule passion qui occupait son cœur; jamais l'amour ni l'amitié n'y avaient trouvé de place; le soin dévorant dont il était tourmenté d'amasser des richesses lui donnait une inquiétude qui ne lui laissait point de repos. Il avait deux sueurs qui approchaient beaucoup de son humeur. Elles demeuraient avec lui. L'aînée se nommait Aigre-douce; elle avait de la beauté et quelque douceur dans l'esprit, ce qui lui faisait quelquefois prendre le parti des malheureux que l'ogre tourmentait avec cruauté; surtout, elle empêchait souvent qu'il ne touchât de sa langue perçante ceux qui étaient assez infortunés pour entrer dans son antre. Mais avec cette bonté, elle ne laissait pas d'avoir une aigreur sur son visage et dans toutes ses paroles qui déplaisait beaucoup. La cadette qui se nommait Bizarrine était d'une humeur si capricieuse, si impérieuse et si chagrine que l'on ne pouvait inventer des tourments plus insupportables que d'obliger quelqu'un de vivre avec elle. Son amitié n'était pas moins à craindre que sa haine, ne donnant pas plus de repos à ceux qu'elle aimait qu'à ses ennemis. L'ogre allait souvent prendre des leçons de la déesse de l'Avarice, qui faisait sa demeure proche de son antre: et la consultant un jour sur sa destinée, elle lui dit que, s'il se pouvait faire aimer d'une princesse nommée Patientine, fille de Licaon, et l'avoir en sa puissance, il serait le plus riche de tous les ogres de son temps. Il remercia l'Avarice d'un si bon avis: et retournant chez lui, il disposa son équipage avec diligence. Il quitta sa forme naturelle, de peur d'épouvanter Patientine. Il prit celle d'un jeune homme bien fait, de bon air, et changea sa chevelure hérissée en cheveux blonds les plus beaux du monde. Sous cette nouvelle métamorphose, il parut à la cour de la reine de Lydie, mère de Patientine, qui était veuve depuis quelques années. Il y fut reçu sous le nom du prince de Thrace, et sut si bien se contrefaire qu'il gagna en peu de temps le cœur de la reine et de la princesse. Patientine avait une amitié très forte pour une fille de sa cour, nommée Espritée. Elle tenait le premier rang dans son cœur, comme elle le tenait par son rang auprès de la reine, et elle n'avait rien de caché pour elle. Elle lui confia la tendresse naissante qu'elle sentait pour Insacio. Espritée, qui par un pressentiment dont elle ne savait pas la cause, craignait que la princesse ne fût malheureuse en épousant le faux prince de Thrace, tâcha de la détourner de cette alliance. Mais voyant à la fin que la reine le souhaitait autant que Patientine, elle ne s'y opposa plus. Ce mariage fut donc conclu en peu de jours, et cette aimable princesse, dont la beauté, la douceur et la vertu avaient fait soupirer tous les princes ses voisins, fut livrée au barbare Insacio. L'ogre impatient de retourner clans son antre avec sa proie, et de sortir d'une cour dont la magnificence blessait si fort son humeur, partit avec son épouse, et avec Espritée, qui ne voulut point quitter Patientine, quelque opposition que fit lnsacio.

    Après quelques jours de marche, la princesse arriva dans la forêt d'Erimente, et peu de temps après à l'antre terrible. Elle y trouva Aigre-Douce et Bizarrine, qui par des soins empressés s'efforçaient de lui plaire. Qui peut représenter l'étonnement de la princesse, quand elle se vit dans un lieu si affreux? Elle pensa mourir de douleur; et tout le pouvoir qu'Espritée avait sur son esprit ne put la consoler. L'ogre qui avait repris, avec sa forme ordinaire, sa cruauté naturelle, ne fut point touché des pleurs de Patientine. Aigre-Douce voulut lui faire comprendre qu'elle avait tort de s'affliger d'être unie à Insacio; que toutes les princesses envieraient son bonheur s'il leur était connu ; que si, par sa complaisance, elle pouvait gagner son cœur, rien ne manquerait à son bonheur. Bizarrine qui se trouva dans son humeur pitoyable, croyant que sa présence pourrait adoucir les chagrins de Patientine, ne la quittait point, et l'impatientait si fort par les conseils qu'elle lui donnait sur sa conduite, qu'elle augmentait de beaucoup la douleur de la princesse. Espritée employait tout l'esprit que les dieux lui avaient donné, à gagner l'amitié de l'ogre, et celle de ses sœurs, afin de pouvoir diminuer les chagrins de Patientine. Elle crut y avoir réussi; mais elle connut dans la suite que rien ne touchait ce cœur insensible à la pitié. Cependant Insacio voulant profiter du bonheur d'avoir Patientine en sa puissance, pour devenir riche, commença de mettre en pratique les leçons de l'Avarice. Il faisait lever cette malheureuse princesse devant le jour, et la forçait d'aller dans la forêt chercher des herbes, qu'il lui faisait mettre dans de grandes chaudières sur le feu, pour en tirer le suc. Ensuite, il les lui faisait porter dans ses étables, pour les donner à des monstres qu'il y retenait. Les bêtes étant engraissées du suc de ces herbes, étaient d'un prix infini, et cela lui valait beaucoup d'argent. Les marchands de la Thrace et de la Bocine venaient lui en acheter souvent. Quand Patientine revenait d'un si pénible emploi, pour la délasser, on lui présentait une quenouille; et lui faisant filer de la laine pour faire la pourpre dont tous les rois de l'Orient s'habillaient, l'on ne lui donnait point de repos qu'elle n'eût fait plusieurs fusées. D'autres fois, elle employait ses tristes journées à chercher, dans les montagnes voisines, cette graine si merveilleuse dont on faisait la couleur de pourpre, et on lui faisait passer les soirées à en faire la teinture.

    Cette pauvre princesse n'avait pas un moment de repos. Encore si, avec tant de peines, elle avait pu gagner le cœur de l'ogre, elle se serait consolée; mais Insacio, toujours tourmenté de l'envie d'un gain sordide, ne trouvait jamais qu'elle eût assez travaillé, et la grondait incessamment de n'en pas faire davantage. La princesse souffrait tous ces reproches, et lui obéissait avec une douceur qui aurait touché tout autre qu'Insacio. Aigre-Douce lui disait quelquefois qu'il devait être content de Patientine: mais Bizarrine disait que son frère faisait très bien de n'être pas sensible au malheur de son épouse, qu'il fallait profiter de l'occasion de s'enrichir, et que, si l'on donnait quelque relâche à Patientine, elle trouverait après le travail plus insupportable. «Du moins, disait Aigre-Douce, je lui donnerais une nourriture qui pût la soutenir dans de si pénibles emplois, car elle ne peut vivre du peu de pain de gland, et du petit morceau de chevreau que vous lui donnez pour toute sa journée. Vous devez songer qu'elle n'a pas été élevée avec tant de duretés, et vous devez craindre que bientôt elle ne succombe à ces fatigues. - Ma sueur, reprit l'ogre en colère, cette fille nourrie dans une cour superbe vous a déjà corrompue, mais je me garderai bien de suivre des avis si pernicieux; je ne prétends pas manger en un jour, par une chère délicate, tout ce que j'aurai amassé avec tant de peine.» L'inquiétude naturelle à Insacio ne lui permit pas une plus longue conversation; il quitta sa sueur, et fut voir dans la montagne s'il y trouverait Patientine cueillant de la graine. Il la trouva couchée au pied d'un arbre, qui s'entretenait avec sa chère Espritée. L'ogre en fureur vomit contre cette malheureuse princesse toutes les injures les plus horribles, et jura de lui ôter la seule consolation qu'elle avait, en faisant partir Espritée. Il l'aurait fait sur-le-champ, s'il n'avait craint que cette jeune personne n'eût dit à la reine tous les malheurs de sa fille. Patientine, sans répondre à ce barbare une seule parole, essuya ses larmes, et ayant achevé de dépouiller la terre de ses cantons de ces précieuses graines, retourna dans l'antre. Elle y trouva Bizarrine, qui lui fit un crime de sa tristesse; et Aigre-Douce voulant la consoler, le fit avec un air si affecté qu'elle pensa pousser sa patience à bout. Tous les sujets de l'ogre éprouvaient sa cruauté; et pour contenter la soif insatiable qu'il avait des richesses, il les faisait travailler, nuit et jour, à fouiller la terre dans un vallon proche de son antre, où l'Avarice lui avait dit qu'il pourrait trouver un trésor. Ce fut un nouveau malheur pour Patientine. Il voulait qu'elle fût toujours auprès de ces infortunés pionniers', afin de les empêcher de se reposer un moment. Cette pauvre princesse, n'étant pas dispensée par ce nouvel emploi de filer sa tâche, prenait sa quenouille; et tantôt brûlée d'un soleil ardent, tantôt percée de pluie et de brouillards, demeurait toute la journée exposée aux injures du temps. Quel cœur n'aurait pas été sensible aux traits de la pitié, en voyant les maux que souffrait cette jeune princesse ?


    Un jour qu'elle était avec ses travailleurs, Courageux, prince de la l3ocine, qui l'avait vue à la cour de la reine de Lydie, et qui avait toujours eu pour elle une inclination que toute sa raison avait eu bien de la peine à vaincre, passa auprès d'elle. Surpris d'une rencontre si peu attendue, il descendit de cheval, et vint avec empressement l'aborder. Il la trouva belle, malgré le changement que tant de malheurs avaient portés à ses appas: il lui témoigna, en termes respectueux, le plaisir qu'il avait de la revoir. La princesse, honteuse d'être trouvée dans un état si différent de celui où ce prince l'avait vue, demeura quelque temps sans parler; mais la crainte d'être trouvée avec lui par Insacio, fit qu'elle prit la parole pour le prier de s'éloigner d'elle. Comme elle achevait de parler, un lion furieux sortit de la forêt, et vint pour se jeter sur Patientine. Le prince tira son épée, et se mit en devoir de la défendre; et par un cri menaçant et un coup qu'il porta au lion en même temps, il obligea la furieuse bête de tourner sa rage contre lui. Courageux se défendit longtemps, mais ce ne fut pas sans recevoir une large blessure au ventre, des griffes du lion; et si les pionniers n'étaient accourus à son secours, peut-être aurait-il péri dans ce combat; mais ils accablèrent le lion de tant de blessures qu'il tomba aux pieds de Patientine. Insacio, attiré par les cris de la princesse, arriva comme ce prince s'affaiblissait de sa blessure, et se laissait tomber sur l'herbe; et touché de pitié, pour la première fois de sa vie, il le fit porter dans sa sombre demeure, et ordonna que l'on prît soin de ses blessures. Patientine, pénétrée de reconnaissance, le pansa de ses belles mains, et prit la peine daller, avec Espritée, chercher des simples pour mettre sur la plaie. Que le prince Courageux était sensible aux bontés de la princesse ! Son amour en prit de nouvelles forces, il ne pouvait assez lui témoigner combien il était sensible aux marques de sa reconnaissance, et louait, cent fois le jour, les deux blessures qu'il avait reçues pour lui sauver la vie.


    Dans ce temps-là, l'ogre fut obligé de s'absenter avec ses sœurs pour quelques jours. Courageux profita de ces heureux moments pour dire à la princesse tout ce qu'il sentait pour elle, mais Patientine, quelques sujets qu'elle eût d'être mécontente de son cruel mari, lui répondit avec tant de sagesse qu'elle mérita beaucoup de tendresse du prince. Insacio revint plus tôt que l'on ne l'attendait, et trouvant sa femme auprès du malade, il entra en fureur, et l'accabla de reproches outrageants. Il se repentit d'avoir fait porter Courageux chez lui, et son avarice se joignant à sa jalousie, lui fit défendre à Patientine de plus fournir les choses nécessaires à la vie du prince, et de ne plus entrer dans la caverne où il était. Patientine reçut cet ordre avec douleur, mais elle n'en murmura pas, et recommença ses pénibles ouvrages. Le prince amoureux souffrit avec impatience les malheurs de sa princesse. Sa caverne était si près de celle de l'ogre qu'il entendait tous les mauvais traitements qu'il faisait à la belle Patientine, et ne voulant pas les augmenter, il fit en sorte, dès qu'il put se porter à cheval, de s'éloigner d'un lieu qui lui était si cher. Ce ne fut pas sans avoir consulté avec Espritée ce qu'il devait faire pour tirer la princesse d'un si dur esclavage. Ils prirent d'abord la résolution d'avertir la reine de Lydie; mais Espritée lui dit qu'elle n'avait pas le pouvoir de rompre les chaînes de sa fille; qu'il fallait qu'elle allât trouver une fée parente très proche de Patientine, qui par sa science leur donnerait les moyens d'arracher la princesse des mains cruelles de l'ogre; qu'elle partirait le lendemain dès le point du jour avec lui, pour aller trouver la fée sans en avertir la princesse, qui ne voudrait pas consentir à son bonheur. Après avoir pris toutes leurs mesures, Courageux prit congé d'Insacio et de la charmante Patientine, et partit le lendemain avec Espritée. La princesse n'apprit pas sans chagrin le départ de son amie, et ne pouvait comprendre ce qui l'avait obligée à s'éloigner d'elle, sachant la tendre amitié qu'elle lui portait. Mais pendant que Courageux et Espritée font leur voyage, il arriva un prince très puissant avec son épouse, à un château près de la forêt d'Érimente. Il s'appelait Entreprenant, et son épouse se nommait Froidine. L'ogre sut par la déesse de l'Avarice, qu'il aurait besoin du secours d'Entreprenant, pour se garantir du grand malheur qui le menaçait; et comme il ne connaissait d'infortune que celles qui regardaient la perte des richesses, il suivit le conseil de cette déesse; il fut voir le prince nouveau venu, et mena avec lui Patientine. Froidine sortant de son humeur naturelle, reçut parfaitement bien la belle princesse, et Entreprenant ne put la voir sans payer, de la perte de son cœur, le plaisir de la regarder. Il fit mille amitiés à l'ogre, pour avoir la liberté de voir son aimable épouse, malgré l'aversion naturelle qu'il conçut pour lui dès le premier moment qu'il le connut. Entreprenant allait souvent chez Insacio, et n'étant pas maître de cacher longtemps sa passion, il en parla à Patientine. Cette belle personne, abandonnée aux fureurs de l'ogre, écouta sans colère une déclaration qu'elle n'aurait pas souhaitée dans un temps plus heureux, pour s'assurer d'un secours contre les cruautés d'Insacio; et le prince charmé de n'être pas rebuté, obligea Froidine de voir souvent Patientine, et de lui témoigner de l'amitié; mais l'ogre voyant que cela détournait Patientine de ses travaux ordinaires, il lui ordonna de ne plus aller si souvent chez Froidine, et lui faisait un crime de ce qu'il lui avait ordonné. Il lui chercha des ouvrages nouveaux. La princesse avec sa douceur ordinaire lui obéit. Souvent Entreprenant la surprenait cassant des roseaux, dont elle tirait un coton qui était très rare dans cette contrée, et qui servait à faire des toiles dont elle s'habillait. Elle aurait bien voulu cacher à tout le monde les mauvais traitements qu'elle recevait de l'ogre; mais cela n'étant pas possible, elle tâchait de les excuser. Entreprenant ne perdait point de temps pour faire comprendre à Patientine que son mari ne méritait pas cette tendresse. Ses soins furent inutiles; cette vertueuse personne lui répondit que les dieux lui ayant donné Insacio pour époux, elle devait lui obéir et l'aimer avec la même fidélité que si c'était le plus aimable de tous les hommes. Bizarrine venait souvent rompre ces conversations, et en avertissait l'ogre. Elle le mit si fort de mauvaise humeur que, malgré les conseils de l'Avarice, il se brouilla avec Entreprenant et Froidine, et renferma la princesse dans son antre, sans lui plus permettre de sortir de la forêt. Sa fureur n'en demeura pas là: il ne donnait plus de repos à Patientine; tous les jours pour elle étaient employés à lui fournir de nouveaux tourments, que cette aimable personne souffrait avec une patience admirable. Insacio craignant de perdre Patientine, non par quelque sentiment d'amitié, mais par les grands biens qu'elle lui amassait par son travail, entoura son antre de nuages si épais qu'ils la rendaient invisible aux yeux de tout le monde ; et changeant ses deux sueurs en monstres, il les mit à la porte de la caverne, pour en défendre l'entrée à ceux qui pourraient pénétrer les nuages dont elle était entourée. Avant si bien pris ses mesures pour s'ôter l'inquiétude de perdre Patientine, il goûta quelque tranquillité. Cependant le prince Courageux et Espritée arrivèrent au palais de la fée Clémentine, et furent reçus d'elle avec cet air de bonté qui la fait aimer de tout le monde. Elle les fit entrer dans son cabinet, et les avant fait asseoir auprès d'elle: « Je sais le sujet de votre voyage, charmante Espritée, lui dit-elle; Patientine a besoin de mon secours, elle est au comble des malheurs; et les dieux, qui ont voulu donner un modèle aux hommes par l'exemple de sa vertu, la tireront par mon art de la tyrannie de l'ogre cruel. Il me faut quelques jours pour me préparer à ce voyage; passez-les ici dans tous les plaisirs que l'on y peut prendre.» Après ce peu de mots, la fée congédia le prince et Espritée; ils trouvèrent dans la salle une troupe de nymphes qui les vinrent aborder, et qui les conduisirent dans un appartement superbement meublé. Après s'y être reposés quelques heures. les nymphes firent passer Espritée dans un cabinet où elles l'habillèrent d'un habit de gaze d'argent et couleur de rose, et parèrent sa tête d'une capeline de plumes de la même couleur. Dans ce nouvel ajustement, elles la ramenèrent dans la chambre du prince Courageux, et l'on y servit une collation de fruits et de confitures sèches. Après la collation, elles les menèrent dans un jardin qui répondait à la beauté du palais; et les laissant dans un cabinet de jasmins et de grenades, elles leur donnèrent la liberté d'écouter une musique charmante, qui était dans un salon de myrtes auprès de leur cabinet. Courageux et Espritée donnèrent quelques moments au plaisir d'une si agréable symphonie: mais comme rien ne pouvait les empêcher de songer aux malheurs de Patientine, ils parlèrent si longtemps de cette belle personne qu'il était nuit quand ils retournèrent au palais. On leur servit à souper, et étant heure de prendre quelque repos. Courageux laissa Espritée dans son appartement. Le lendemain, au lever de l'aurore, les nymphes vinrent éveiller l'aimable Espritée, pour la mener dans le parc de la fée; elles lui donnèrent un habit de chasse tout des plus galants, et la conduisirent dans la cour du palais. Elle y trouva un petit char d'ébène avec des soleils d'or, tiré par quatre tigres, où elle monta. Les nymphes la suivaient dans d'autres chars de la même beauté, et le prince Courageux, monté sur un cheval noir superbement harnaché, les vint joindre au rendez-vous. Toute la journée se passa le plus agréablement du monde. Les cerfs ne se faisaient courir qu'autant de temps qu'il en fallait pour donner du plaisir sans fatiguer les dames; et la nuit les contraignant de prendre le chemin du palais, elles y arrivèrent avec toute la joie que leur avait inspirée un si charmant amusement. Ensuite la fée envoya dire à Espritée et à Courageux de la venir trouver; ils y furent avec empressement. «Espritée, dit-elle, mes charmes sont prêts, il ne faut pas une moindre puissance que la mienne pour tirer Patientine des fers d'Insacio. Il a employé tout l'art des Enfers à former un enchantement qui la rend invisible à nos yeux, l'Avarice lui a donné ce conseil; mais je rendrai son pouvoir inutile, et vous rendrai la princesse; partons dans ce même moment, pour arriver au lever du soleil, à son séjour ténébreux. Et vous, Prince Courageux, oubliez votre valeur, et sans vous servir de vos bras pour vaincre des monstres, contre lesquels ils seraient impuissants, remettez sur moi le soin de rompre les chaînes de Patientine.» La fée, sans attendre de réponse, présenta la main au prince; et disant à Espritée de prendre un flacon qui était sur sa table, et de la suivre, elle passa sur une grande terrasse qui était au bout de son appartement, où ils trouvèrent un char traîné par des aigles. La fée s'y étant placée, fit entrer le prince et Espritée, et les aigles prenant leur vol dans les airs, ils arrivèrent, au premier rayon du soleil, au nuage qui cachait l'antre de l'ogre. Clémentine dit à Espritée de répandre quelques gouttes de l'essence du flacon sur le nuage, et aussitôt il se dissipa, et laissa voir à Espritée et au prince la porte de l'antre, gardée par les deux monstres. « Souvenez-vous, dit la fée à Courageux, voyant qu'il portait déjà la main sur son épée, pour aller combattre les gardiens de sa princesse, que votre courage est inutile, et que ma seule puissance suffit pour détruire l'enchantement.» Le prince honteux d'avoir désobéi au commandement de la fée, s'arrêta, et présenta la main à Clémentine pour descendre de son char ailé. Espritée la suivit, impatiente de revoir la princesse; et la fée s'approchant des monstres, les toucha de sa baguette enchantée; lesquels contraints de reprendre leur forme naturelle, et craignant la présence de Clémentine, s'enfuirent dans la forêt; mais la fée méprisant des sujets si indignes de sa colère, entra dans la caverne, et en chassant l'obscurité par sa présence, elle y vit la belle Patientine qui ôtait un chaudron plein d'herbes de dessus le feu. Honteuse d'être surprise dans un exercice si peu sortable à sa naissance, et éblouie de l'éclat de la fée, elle laissa tomber la chaudière, dont l'eau et les herbes qu'elle contenait, n'eurent pas plus tôt touché la terre que l'on vit la caverne pleine d'or brillant, à la place de ce qui était dans la chaudière. Patientine plus étonnée que jamais, fit un grand cri, l'ogre qui était dans l'étable, et qui entendait Patientine, accourut pour voir ce qui lui était arrivé. Charmé de voir sa caverne pleine d'un métal qui lui était si cher, sans apercevoir la fée, ni le prince, ni Espritée qui tenait la princesse dans ses bras, il s'abaissa avec empressement pour ramasser cet or précieux, mais à mesure qu'il le touchait, il redevenait ce qu'il avait été; et l'eau coulant de ses mains avides, formait un ruisseau dans sa caverne. L'étonnement de l'ogre ne se peut exprimer à la vue d'une chose si extraordinaire; et levant ses yeux hagards, il vit la fée qui, avec un visage sévère: « Tremble, malheureux Insacio, lui dit-elle, et reconnais la justice des Dieux, par les tourments auxquels ils te condamnent. Tu vas perdre cette malheureuse princesse, que tu t'es rendu indigne de posséder, par les maux que ton avarice lui a fait souffrir. Je veux la ramener dans son royaume, où elle trouvera la récompense de ses vertus, pendant que tu emploieras tes jours infortunés à amasser des richesses qui disparaîtront de tes mains dès que tu les auras touchées, sans que tu puisses te corriger de vouloir amasser, par l'expérience que tu feras à tous les moments de ta vie, de ne pouvoir les posséder. Tu serviras d'exemple à tous ceux qui verront ton supplice; et pour t'ôter le seul plaisir qui te pourrait rester en te servant de ta langue empoisonnée pour te venger de ceux qui t'approcheront en les faisant mourir, tu n'auras plus ce pouvoir dangereux; ce venin ne pourra se répandre que sur ceux qui te ressemblent; le mal même, que ta langue prononce contre les mortels, ne leur en fera point, et ne servira qu'à donner un nouvel éclat à l'innocence que tu auras opprimée.» L'ogre cruel frémit de rage aux discours de la fée. Mais l'or reprenant la place du ruisseau, sans se souvenir de son supplice, il se baissa pour le prendre. Clémentine se servit de ce moment pour enlever Patientine; et la faisant entrer dans son char, avec Courageux et Espritée, elle se mit auprès d'elle; et les aigles ayant repris leur vol, les firent bientôt éloigner de l'antre fatal. Pendant qu'ils faisaient leur voyage dans les airs, l'ogre, sans se souvenir de Patientine, était occupé à ramasser l'or liquide; mais l'enchantement de la fée avant son effet, il changeait de nature dès qu'il l'avait touché, et s'écoulant, comme la première fois, il devenait or dès qu'il était sur le plancher de la caverne. Depuis ce moment terrible, l'ogre éprouve un supplice conforme aux vices affreux qui lui avaient fait commettre tant de crimes; et sans se donner un moment de repos, il passe ses jours infortunés dans une rage continuelle. Tel est dans les Enfers, le malheureux Tantale, persécuté d'une soif continuelle qu'il ne peut contenter, ne pouvant approcher de l'eau, qui se recule de lui quant il veut la prendre. Tous ses voisins et ses sujets sont charmés d'un tourment si juste, le vont voir tous les jours, et lui font connaître, par le peu de pouvoir que le venin dont sa langue était abreuvée a sur ceux dont il se veut venger, que la fée est véritable dans ses paroles. Cependant Clémentine, avec la belle Patientine, arriva en Lydie, et descendant dans la cour du palais de Sardice, surprit agréablement la reine par sa présence. Elle embrassa mille fois sa chère fille, et se jeta aux pieds de la fée, pour la remercier d'avoir délivré Patientine du joug cruel d'Insacio. Elle accabla Espritée de caresses, et assura Courageux d'une estime éternelle. La fée, après avoir comblé de biens la charmante Patientine, s'en retourna dans son palais. Courageux demeura à la cour de la reine de Lydie, et réglant sa passion sur la vertu de la princesse, il l'adore en secret. Espritée partageant les dons de la fée avec Patientine, et charmée d'être avec elle, ne connaît pas de plus grand bonheur que d'être aimée de Clémentine et de sa chère princesse.

     

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  • Il y avait une fois un roi, qui était le modèle des autres rois pour les grandes qualités qu'il possédait. Il avait perdu la reine sa femme très jeune, dont il avait eu un prince beau et bien fait: c'était toute sa consolation, aussi le méritait-il bien, car jamais prince n'a eu plus de perfections. Comme le roi était déjà avancé en âge, il songeait à le marier. Les rois de ce royaume ne souffrant point de sang étranger sur le trône, il jeta les yeux sur une princesse de sa cour, nommée Florinice, qui était souveraine d'une province dépendante de lui; elle était belle, mais très ambitieuse, jalouse de tout ce qui approchait d'elle. Elle avait une sœur dont la beauté surpassait de beaucoup la sienne, son esprit doux et complaisant la faisait autant aimer que les airs impérieux de sa sœur la faisaient haïr.


    Le prince ne l'avait pu voir sans en être touché. Elle l'avait charmé, il y avait déjà du temps qu'il sentait un amour violent pour elle, auquel Léonice, c'était ainsi qu'on l'appelait, n'était point indifférente. Ils cachaient leur passion avec soin, personne de la cour ne s'en était encore aperçu, qu'une fille de Léonice, nommée Céphise, qui était chère à sa maîtresse. Ces deux jeunes cœurs goûtaient dans leur tendresse un bonheur d'autant plus parfait qu'ils n'avaient point été troublés jusqu'à cette heure. Mais le roi ayant formé le dessein que je viens de dire, envoya quérir son fils, pour lui commander de se disposer d'épouser Florinice. Jamais douleur ne fut égale à celle du prince.


    À cet ordre cruel, il répondit au roi qu'il le suppliait de ne point songer encore si tôt à l'établir, qu'il avait une aversion naturelle pour le mariage, que dans un âge plus avancé, elle diminuerait peut-être: mais le roi lui répondit que la beauté de la princesse lui ferait perdre cette aversion sans fondement, que les princes comme lui ne suivaient pas leurs inclinations, et qu'enfin il songeât à lui obéir, qu'il en avait déjà parlé à Florinice, qui étant puissante dans le royaume par la grande province dont elle était maîtresse, pourrait causer de grands troubles, s'il n'exécutait pas ce qu’avait promis.


    Toutes ces raisons n'étaient point du goût du prince, l'amour qu'il avait pour Léonice lui rendait le mariage de sa sueur un supplice affreux; mais n'osant irriter le roi par un refus obstiné, il se contenta de lui dire qu'il le suppliait de lui accorder du temps pour se disposer à lui obéir. Le roi le lui accorda, à condition qu'il commencerait dès ce soir même à s'attacher auprès de la princesse, et après cela il congédia son fils.

    Il n'eut pas plus tôt quitté le roi son père que, courant chez sa chère Léonice, il fut lui apprendre leur commun malheur. Quel coup de foudre pour la jeune princesse ! Elle en pensa mourir de douleur. Céphise était assez empêchée à les consoler tous les deux. Mais après bien des plaintes, des soupirs, des larmes, et des protestations de s'aimer toujours, ils résolurent que le prince ferait semblant d'obéir à son père, qu'il donnerait des soins à Florinice.


    Il y avait bal ce soir-là même au palais, les deux princesses s'y trouvèrent parées de tout ce qu'il y avait de plus magnifique. Le prince, pour commencer ce qu'ils avaient résolu, ne parla qu'à Florinice, qui se croyant déjà reine, le reçut avec une fierté insupportable. Cela ne toucha guère le prince. Le roi qui les regardait avec attention, le trouva très mauvais et le fit dire à Florinice.


    Le lendemain, toute la cour fut à la chasse du cerf. Les dames étaient à cheval, habillées en amazones. Que Léonice y parut belle aux yeux du prince ! Qu'il souffrit une rude contrainte de suivre sa sœur !

    La chasse fut très agréable pour les dames ; le cerf se fit courir longtemps; il passa souvent devant elles, mais comme il faisait chaud, la princesse se trouva altérée. Elle vit deux fontaines, qui sortaient du pied d'un rocher, qui formaient un ruisseau qui coulait le long de la route où ils étaient. Elle s'avança pour étancher sa soif; le prince la suivait dans le même dessein, et lui ayant aidé à descendre de cheval, elle but de l'eau de l'une de ces deux fontaines en quantité. Le prince fit la même chose, mais ce ne fut pas de la même, sans qu'il en eût le dessein, ni qu'il sût la vertu de ces deux fontaines, dont l'une inspirait de l'amour et l'autre de la haine.

    La princesse avait bu des eaux de celle qui causait la tendresse; elle en sentit les effets. Dans le même moment, son cœur qui n'avait jamais été touché que de l'ambition, se trouva sensible à une autre passion; elle vit le prince avec d'autres yeux, il lui parut beaucoup plus aimable, et elle s'estima très heureuse qu'il lui fût destiné; mais dans le temps qu'elle concevait des sentiments si tendres, le prince sentait redoubler sa haine pour elle avec tant de violence qu'à peine put-il se contraindre à demeurer auprès d'elle; dans des pensées si différentes, ils retournèrent retrouver la chasse.


    Le prince n'étant plus maître de lui-même, s'approcha de sa chère Léonice, malgré tout ce qu'elle put lui dire et ne la quitta point le reste du jour. La fière Florinice ne remarquait que trop les soins empressés du prince. Dans ce moment cruel, mille choses lui revenaient dans l'esprit, auxquelles elle n'avait point pris garde, qui la persuadèrent qu'il y avait du temps qu'ils s'aimaient.


    La jalousie s'empara de son cœur, avec autant de violence que l'amour; déchirée de ses deux passions, elle se retira chez elle si hors d'elle-même qu'elle ne se connaissait plus. Léonice n'était pas plus tranquille; elle connaissait bien que le prince l'aimait tendrement; mais les ordres du roi lui faisaient peur; de plus elle connaissait l'humeur impérieuse de sa sueur, elle tremblait qu'elle ne s'aperçût des sentiments de son amant.


    Il n'avait pas plus de repos; l'amour, la haine, la crainte de déplaire au roi son père le tourmentaient également. Jamais nuit ne se passa plus tristement pour ces trois personnes, le jour ne fit qu'augmenter leurs maux.


    Florinice ayant résolu de savoir s'il était vrai que le prince fût amoureux de Léonice, fit dire qu'elle se trouvait mal, qu'elle ne voulait voir personne. Elle n'eut pas donné ces ordres qu'elle se leva; elle savait qu'il y avait un cabinet qui donnait de son appartement dans la ruelle du lit de sa sueur qui était fort obscure, qui ne servait qu'à serrer les hardes que la jeune princesse ne mettait plus; elle fut s'y cacher, ne doutant point que le prince sachant que l'on ne la venait point voir de tout le jour, ne profitât de ces bienheureux moments pour être avec Léonice, s'il était vrai qu'il l'aimât.


    Elle ne se trompa pas. Le prince, ayant été chez elle, passa dans l'appartement de sa sueur, et l'ayant trouvée seule avec Céphise, il se mit à ses genoux.

    - Ma belle Princesse, lui dit-il, j'aurai le plaisir de vous voir aujourd'hui sans contrainte, Florinice est malade, l'on m'a dit chez elle que l'on ne la voyait point; quel plaisir pour moi ! continua-t-il après qu'elle l'eut fait asseoir auprès d'elle, de pouvoir vous dire tout ce que j'ai souffert depuis le moment fatal où vous m'avez ordonné de tromper mon père ! Je ne suis plus maître de le faire, je hais trop Florinice, je vous aime avec trop de violence pour cacher mes sentiments. Oui, ma belle Princesse, lui dit-il en se rejetant à ses genoux, il faut que vous me permettiez de déclarer au roi l'amour que j'ai pour vous, et de le supplier de ne me point contraindre dans le choix que mon cœur a fait de vous.

    - Hélas! reprit tristement Léonice, cet éclat ne servira qu'à nous rendre plus malheureux. Le roi votre père a ses raisons, comme vous le savez, pour préférer ma sueur; quelque tendresse qu'il ait pour vous, la politique l'emportera dans son cœur. De plus, je dépens de la fière Florinice, par la mort du prince mon père et de la princesse ma mère; comment croyez-vous qu'elle reçoive un pareil affront ? Non, mon cher Prince, continua Léonice, ne prenez point un si mauvais parti, je vous en conjure, il ne servirait qu'à nous séparer pour toujours.

    - Mais que voulez-vous donc que je fasse ? reprit le prince; faudra-t-il que j'épouse Florinice ?

    - Je n'ai pas la force de vous le conseiller, dit encore la princesse, continuez plutôt de faire espérer au roi que vous lui obéirez, et tâchez de vous contraindre auprès de ma sueur; mais surtout qu'elle ne puisse deviner que vous m'aimez.

    - À quoi toutes ces contraintes aboutiront-elles ? reprit le prince.

    - À nous donner du temps, répondit Léonice, c'est tout ce que nous pouvons espérer dans nos malheurs.

    La fière Florinice écoutait, avec un déplaisir mortel, une conversation si tendre; ne la pouvant plus soutenir, elle se retira dans son appartement de crainte de n'être pas maîtresse d'elle-même. Dieux ! que ne dit-elle pas, quand elle se vit en liberté de se plaindre ! Toutes les résolutions les plus violentes, contre le prince et Léonice, lui passaient par l'esprit; le fer et le poison étaient trop doux pour les punir de leur perfidie, selon les sentiments de son cœur irrité. Une agitation si violente la rendit effectivement malade; mais quelque besoin qu'elle eût d'être seule, elle ne se fut pas plus tôt remise dans son lit qu'appelant ses femmes, elle leur ordonna d'aller dire à sa sueur de venir auprès d'elle. Un mouvement jaloux lui fit souhaiter de la voir, pour ne lui pas laisser le plaisir d'être avec le prince davantage. Il y était encore quand la jeune princesse reçut cet ordre. Elle passa auprès de Florinice en tremblant, elle lui dit, en l'abordant, que le prince ayant su qu'elle était malade, était venu chez elle pour en savoir des nouvelles.


    Je lui suis bien obligée de ses soins, reprit la princesse avec un ris dédaigneux, mais il se sera consolé avec vous de mon mal et de mon absence.

    Léonice rougit à la réponse de sa sœur, et ne lui répondit rien. Cela l'inquiéta le reste du jour, leur conversation fut triste. Le lendemain le prince vint voir Florinice avec le roi son père, qui n'y fut qu'un moment. Le prince aurait bien voulu le suivre en sortant, mais il n'osa le faire: il demeura donc seul avec elle: ce qui l'interdit si fort qu'il fut longtemps sans parler: mais la princesse ne voulut pas perdre une si belle occasion. Voyant qu'il ne revenait point de sa rêverie:

    - Avouez la vérité, lui dit-elle, avec des yeux enflammés d'amour et de colère, votre cœur vous reproche les moments que les ordres du roi vous forcent de me donner ? La trop heureuse Léonice vous occupe même jusqu'auprès de moi.

    À ce nom de Léonice, le prince sortit de sa rêverie:

    - D'où vient, Madame, lui dit-il, que vous me faites ce reproche ? Ne suis-je pas assez coupable d'avoir pu oublier un moment que j'étais auprès de vous, sans m'accuser que j'aime Léonice, sachant que le roi m'ordonne de m'attacher à vous ?

    - Pouvez-vous me dire que vous n'aimez pas ma sœur, reprit Florinice, après la conversation que j'entendis hier ? Oui, Perfide, continua-t-elle avec un emportement dont elle n'était plus la maîtresse, j'étais en un lieu dont je ne perdis pas un mot de toutes les protestations que vous lui fîtes de n'aimer jamais qu'elle; je fus témoin de tout ce que vous vous dîtes de tendre tous les deux; mais l'ingrate Léonice ne triomphera pas impunément de moi, je lui vendrai cher le plaisir de votre conquête; elle me répondra de tous les maux que l'amour que j'ai pour vous me fait souffrir; je la réduirai à maudire le jour qu'elle reçut votre cœur; et si je ne puis me faire aimer, j'aurai le plaisir de me venger sur ce qui vous est plus cher que vous-même.

    Jusque-là le prince avait été si surpris de se voir découvert qu'il n'avait su quel parti prendre; mais voyant qu'il était inutile de lui rien déguiser, il ne put souffrir plus longtemps les menaces qu'elle faisait à sa chère princesse.


    - De quoi vous plaignez-vous. Madame, lui dit-il, si j'aime Léonice ? Etant maître de son destin, le mien me donne à votre aimable sueur. Quand le roi m'a ordonné de vous aimer, mon cœur n'était plus à moi; je n'osai le lui dire. Vous ne m'aimiez point avant cet ordre fatal. Je suis persuadé, encore en ce moment, que c'est la couronne, dans mon alliance, qui vous fait plaisir; que le roi vous la donne, j'y consens, et nie laissez mon adorable Léonice, nous serons tous les trois contents.

    - Il fallait donc, reprit Florinice, me laisser mon cœur pour faire ce partage, mais dans les sentiments où je suis pour toi, la couronne sans toi me serait un présent affreux. Eh quoi ! suis-je si peu aimable que tu me la cèdes plutôt que de la vouloir partager avec moi ? Fais-y réflexion, Prince trop charmant; vois les malheurs que tu vas causer dans ton royaume, si tu continues à me mépriser; profite d'un moment de tendresse que je ne puis retenir; abandonne Léonice: donne-toi à moi, et j'oublierai les maux que tu m’as causés; mais il est temps de se déterminer.

    - Puisque j'ai tant fait, reprit le prince, de vous avouer l'amour que j'ai pour votre sueur, vous devez comprendre que je ne changerai jamais de sentiments pour elle; toutes vos menaces ne me font point de peur, et vous pouvez, sans que je pâlisse, me prendre pour but de votre vengeance.

    - Je saurai te prendre par des endroits si tendres que je te la ferai sentir, lui dit-elle.

    Ah ! C'est de ma princesse que vous voulez parler, s'écria le prince; mais Florinice, songez-y bien auparavant que de l'entreprendre, je saurai faire retomber sur vous tout ce que vous ferez contre une tête si chère.

    - Va, va, lui dit-elle d'un ton méprisant, je ne te crains pas, les maux que tu me fais souffrir m'ont appris à n'en plus craindre d'autres.


    Une conversation si emportée ne se put faire sans être entendue des femmes de Florinice. Céphise qui était avec elles, l'ayant entendue comme les autres, courut l'apprendre à Léonice: elle fut dans un chagrin mortel d'une si triste nouvelle, c'était tout ce qu'elle appréhendait au monde; elle connaissait que la princesse était capable de tout, quand elle était offensée; dans cette appréhension, elle sortit dans le moment même et ne voulant pas s'exposer aux violences de sa sœur, elle alla se retirer dans un temple de vestales, qui était auprès du palais. La seule Céphise l'y suivit; les autres filles de la jeune princesse coururent en avertir Florinice ; elle était encore avec le prince; cela suspendit leur colère à tous les deux; le prince demeura comme mort. Florinice ne savait si elle en était bien aise ou fâchée; car, si cela ôtait les moyens au prince de la voir si souvent, en même temps cela l'empêchait de lui faire souffrir tous les maux qu'elle lui préparait; mais le prince emporté par sa passion, la laissa démêler ses sentiments, et courut au temple où sa maîtresse s'était enfermée. Il demanda avec tant d'insistance à la voir que la grande vestale, craignant de se faire une affaire avec un prince qui vraisemblablement devait bientôt être roi, contraignit la triste Léonice de venir lui parler en sa présence. Dès que le prince la vit,

    - Eh! Quoi ma Princesse ! s'écria-t-il, vous m'abandonnez donc aux fureurs de votre sœur ? Est-ce là les protestations de m'aimer toute votre vie ? Et que pensez-vous que je devienne, si je ne vous vois plus ? À quel dessein vous retirez-vous dans ces lieux sacrés ? Pensez-vous que je ne puisse vous défendre contre la colère de Florinice ?


    - Je connais votre amour et votre courage, reprit Léonice ; mais Prince, il ne serait pas beau à moi de m'en servir contre ma sœur, qui est appuyée des ordres du roi votre père. Je vois le feu que ma malheureuse tendresse va allumer; c'est à moi à y mettre le remède nécessaire; c'est moi qui dois être sacrifiée. Épousez la fière Florinice, pour mettre la paix dans votre royaume qu'elle veut remplir de troubles et de confusions; obéissez à votre père; oubliez-moi si vous pouvez, et me laissez passer le reste d'une vie qui ne sera pas longue au service de la déesse, vous n'aurez qu'elle pour rivale; puisque je ne suis pas née pour mon cher prince, jamais mortel ne touchera mon cœur.


    - Non, ma Princesse, reprit le prince désolé, vous ne m'aimez plus, puisque vous êtes capable de me donner de pareils conseils ne vous attendez pas que je puisse les suivre, je n'adorerai jamais que vous. Que la furieuse Florinice ait la puissance de son côté, qu'elle mette le roi de son parti, ils ne seront jamais maîtres de mon cœur ni de ma main. Si vous ne me promettez de vous conserver pour moi, d'être toujours mon aimable Léonice, je ne vous réponds pas d'être maître de mes emportements.

    - Oh ! Dieux, s'écria la triste princesse, en donnant un libre cours à ses larmes qu'elle avait retenues jusqu'à ce moment, qui voyez mon innocence, secourez-nous dans une si grande infortune !

    La grand vestale, qui jusqu'alors les avait écoutés, se mêla de la conversation, pour prier le prince de songer à ce qu'il devait au roi son père; mais cela fut inutile, elle fut contrainte de faire retirer Léonice sans avoir pu rien obtenir.

    Cependant le roi fut averti de tout ce grand désordre, il ordonna que l’on cherchât le prince, et qu'on le lui amenât. On le trouva comme il sortait du temple, on lui dit que le roi le demandait. De ce pas, il le fut trouver :

    Seigneur, lui dit-il en se jetant à ses pieds, quand vous me commandâtes d'aimer Florinice, j'adorais sa sœur il y avait longtemps: la crainte de vous déplaire m'a fait cacher ma passion: Florinice s'en étant aperçue, fière de votre autorité, il n'y a point de menaces qu'elle n'ait faite contre l'aimable Léonice, qui, pour les éviter et vous donner une preuve qu'elle n'était point coupable de ma désobéissance, s'est allée enfermer dans le temple pour y passer le reste de ses jours; mais, Seigneur, je ne puis vivre sans elle, mon amour redouble dans le moment que je m'en vois privé; je viens vous supplier, si vous voulez me conserver la vie, de la retirer d'un lieu si fatal à mon repos, et de la défendre des fureurs de sa sœur.

    - Je devrais, reprit le roi, vous punir de votre désobéissance plus sévèrement que je ne vais faire: mais. Prince. Vous pouvez encore mériter votre pardon, et revoir Léonice en liberté.

    - Ah ! Seigneur, que faut-il que je fasse ? s'écria le prince avec précipitation.

    - Allez trouver la princesse, jurez-lui que vous n'aimerez plus sa sueur, que vous êtes soumis à ses ordres, et soyez prêt à lui donner la main dès demain; je vous réponds que Florinice redoublera son amitié à sa sœur, et qu'elle n'aura rien à craindre auprès d'elle.

    - Ah ! Sire. s'écria le prince encore une fois, si la liberté de ma princesse n'est qu'à ce prix, je vois bien que je ne la verrai de mes jours; je n'épouserai jamais la détestable Florinice; et quoi qu'il puisse arriver, j'aimerai toujours son adorable sœur.

    - Et bien, lui dit le roi d'un ton de colère, je l'épouserai donc pour toi, je te déshériterai de nia couronne, sans que tu puisses jamais pour cela voir cette Léonice, qui te fait braver mes ordres avec tant d'insolence; je te donne jusqu'à demain pour y penser, voilà toute la grâce que tu auras de moi.

    Après cela, il congédia le prince, qui se retira dans son appartement dans un désespoir qui n'eut jamais d'égal; il y passa la nuit dans des agitations affreuses, et dès qu'il crut que l'on pouvait voir Florinice, il fut la trouver.

    - Madame, lui dit-il en entrant dans sa chambre, vous voyez un prince dont la vie ne dépend que de vous; le roi veut que je vous épouse, ou qu'il le fera lui-même pour vous tenir la parole qu'il vous a donnée de vous mettre sur le trône; il m'en prive pour toujours, en l'assurant aux enfants qui naîtront de vous et de lui; j'y consens de bon cœur, je vous verrai dans cette place sans chagrin, si vous obtenez de mon père qu'il ne vous venge qu'à demi, et qu'il me fasse rendre ma princesse; je consens même de ne la point épouser, pourvu que je la sache heureuse, et que je la puisse voir quelquefois. Est-ce trop vous demander, Madame, continua-t-il pour une couronne, que quelques moments où je puisse dire à Léonice que je lui sacrifie ma gloire et ma vie ?

    - Oh ! Dieux ! reprit la princesse irritée, comment ai-je pu souffrir si longtemps un discours si outrageant ? Comment crois-tu, Prince, ayant la tendresse que j'ai pour toi, que je reçoive l'offre que tu me fais de ta couronne ? Ne te dis-je pas, dès hier, qu'elle ne me pouvait plaire sans toi ? Ta beauté t'aveugle-t-elle jusqu'au point de croire que je puisse servir à te la faire rendre, moi qui voudrais, au prix de mon sang, que tu ne la visses jamais, et qu'oubliant ses pernicieux charmes, tu me rendisses le moindre des soins que tu as pour elle ? Tu veux que je te la rende pour me faire voir le mépris que tu fais de moi en me cédant à ton père. Non, Perfide, ne t'y attends pas; puisque je ne puis rien gagner sur ton cœur par toute ma tendresse, je vais m'abandonner à toute ma fureur; j'accepterai la main du roi, mais ce sera à condition que je serai toujours maîtresse de ma sœur. Dieux ! quel plaisir pour moi de te faire partager les maux que tu me feras souffrir, et de rendre ta Léonice si malheureuse qu'elle soit contrainte de renoncer à la vie !

    - Ah! Cruelle Princesse, interrompit le prince, vous me poussez dans le dernier des chagrins; mais vous me répondrez de la vie de votre sœur; il n'y a point d'extrémités où je ne me porte, si elle est en danger.

    En disant cela, il se levait pour sortir, mais le roi qui entra dans ce moment, l'arrêta.

    - Demeurez, Prince, lui dit-il, et dites-nous à cette belle princesse et à moi, si vous êtes prêt de lui rendre la justice qui lui est due ?

    - Seigneur, lui dit-il, vous savez ce que je vous dis hier, je ne puis vivre sans Léonice, c'est à vous à me donner la mort ou la vie.

    - Va, lui répondit le roi en colère, tu te rends indigne, par ton obstination, que l'on en prenne soin. Madame, continua le roi en se tournant vers la princesse, que puis-je faire pour réparer l'aveuglement de mon fils, que de vous offrir ma main et ma couronne, et de vous promettre que votre sœur ne sortira jamais du temple que par vos ordres ?

    - Je suis confuse des bontés de votre majesté, reprit Florinice, et soumise à tout ce qu'il lui plaira de m'ordonner.

    Quel coup pour ce malheureux prince, quand il entendit la résolution de la vindicative Florinice ! Mais il n'était pas en son pouvoir de l'empêcher; il fallut le souffrir et la voir femme de son père dès le soir même, le roi n'ayant voulu nul préparatif pour ce mariage. Toute la cour en fut fâchée; l'on connaissait l'humeur de la princesse, et l'on ne douta pas que le roi, qui était déjà vieux, ne se laissât gouverner par cette méchante femme; surtout on plaignait le prince qui ne méritait pas une si mauvaise fortune. Il voulut aller se consoler avec sa chère Léonice ; mais la reine avait donné des ordres si absolus qu'on lui refusa ce plaisir, quelque prière qu'il fît pour cela.

    La pauvre princesse était inconsolable quand elle apprit le mariage de sa sueur; elle vit bien que c'était pour avoir plus de pouvoir de les tourmenter qu'elle s'était résolue d'épouser le roi, et qu'elle ne verrait jamais le prince. Quelles plaintes ne faisait-elle point à sa chère Céphise de son malheureux sort ! Cette fille tâchait de la consoler, mais elle voyait si bien qu'elle avait raison qu'elle ne pouvait que pleurer avec elle. Cependant la nouvelle reine goûtait un plaisir bien mêlé de chagrin; elle n'eut pas plus tôt épousé le roi qu'elle comprit qu'il ne lui était plus permis de regarder le prince; elle se repentit d'avoir mis elle-même une opposition éternelle à ce qu'elle souhaitait le plus au monde; sa vengeance retombait sur elle avec plus de violence qu'elle ne s'était imaginé; et quelque effort qu'elle fît pour trouver la satisfaction d'avoir rendu malheureux les objets de sa haine et de son amour, elle se trouvait encore plus malheureuse; elle ne pouvait même s'empêcher d'appréhender que le roi, se repentant de l'injustice faite à son fils, ne lui permît enfin d'épouser Léonice pour le consoler de lui avoir donné une belle-mère.


    Elle ne fut pas plus tôt frappée de cette pensée qu'elle songea à y remédier pendant qu'elle était toute puissante sur l'esprit de son époux. Il y avait un prince, nommé Ligdamon, qui était amoureux de Léonice il y avait longtemps, pour lequel la jeune princesse avait une aversion mortelle, à cause des mauvaises qualités qu'elle lui connaissait, outre qu'il était très laid et fort mal fait. Elle l'envoya quérir, et elle lui dit que s'il voulait enlever sa sueur, et l'épouser, elle lui en donnerait les moyens, qu'il ne craignît point la colère du prince, qu'elle lui donnerait main-forte pour les conduire dans la province où elle était maîtresse, où il serait maître absolu. Ligdamon accepta des offres si conformes à ses sentiments, il n'avait pas la délicatesse de vouloir être aimé; pourvu qu'il profitât de Léonice, il ne lui importait comment; et la reine étant contente de le trouver disposé à lui obéir, le congédia en lui disant d'assembler par sous-main le plus de monde qu'il pourrait, et qu'il lui laissât faire le reste.

    Pour réussir dans son dessein, il fallait tirer la princesse du temple où il n'était pas possible de l'enlever; pour cela, elle fut un jour trouver le roi, et se jetant à ses pieds, elle lui demanda grâce pour sa sœur, elle le pria de vouloir souffrir qu'elle fût auprès d'elle, lui répondant qu'elle l'empêcherait bien d'avoir nul commerce avec le prince. Le roi, qui ne lui pouvait rien refuser, et qui, depuis son mariage, avait conçu pour elle une tendresse très forte, y consentit. La reine n'en eut pas plus tôt la permission que, cherchant le prince avec empressement, à qui elle n'avait pu parler depuis qu'elle était sa belle-mère, elle lui dit que, se repentant des maux qu'elle lui avait causés, elle lui voulait rendre Léonice, qu'elle en avait obtenu la permission du roi son époux, qu'elle allait la faire sortir du temple. Le prince ne savait ce qu'il devait croire et d'où pouvait venir un si grand changement. Elle s'aperçut de ses irrésolutions, et le voulant persuader de sa sincérité :

    - Je vois bien, lui dit-elle, que vous ne me croyez pas, mais, Prince, soyez-en témoin, et venez me donner la main dans un lieu où tout ce qui vous peut être cher est renfermé.

    - Ah ! Madame, reprit le prince, en recevant la main qu'elle lui présentait; quelle grâce ne vous rendrai-je point si vous ne me trompez pas ! Ma vie est trop peu pour ce que vous faites aujourd'hui pour moi.

    Après cela, ils allèrent au temple, et la reine montrant les ordres du roi à la grande vestale, elle lui ordonna de faire sortir sa sœur. Elle lui répondit qu'elle était prête d'obéir au roi, si la princesse voulait le faire, mais que le temple étant un lieu de sûreté qu'elle avait choisi pour se mettre sous la protection de la déesse, elle ne pouvait la forcer de quitter l'asile qu'elle avait choisi. La reine écouta ce discours impatiemment, et se tournant du côté de la princesse,

    - Eh bien, Léonice, est-ce que vous voulez demeurer ici le reste de votre vie ? Ne voulez-vous pas obéir aux ordres du roi, qui a ordonné de vous mener au palais ? Me haïssez-vous assez pour aimer mieux une prison que d'être auprès de moi ? Parlez, puisqu'il faut votre consentement.


    - Eh ! Madame. lui dit le prince, voyant qu'elle demeurait incertaine de ce qu'elle devait faire, que tardez-vous à sortir d'un lieu si contraire au repos du prince qui vous adore ? La reine touchée des maux que je souffre de votre absence, a bien voulu fléchir le roi mon père: serez-vous plus inexorable que lui ?

    -Je ne doute point des bontés de la reine, reprit enfin Léonice ; mais, Prince, quoique je sois disposée à lui obéir, je ne puis me résoudre sans peine à quitter ce lieu sacré.

    Après ce peu de mots, elle prit congé de la grande vestale et de toutes ses aimables compagnes : mais ce ne fut pas Sans verser des larmes, et elle suivit la reine au palais, qui la présenta au roi. Il la reçut assez froidement, mais toute la cour s'empressa de lui témoigner la joie qu'ils avaient de son retour: la reine l'accabla de caresses, quand elle fut dans son appartement, elle lui jura qu'elle avait oublié le passé, qu'elle tâcherait de faire consentir le roi a son mariage avec le prince, qu'en attendant, ils se pouvaient voir avec toute liberté, pourvu que ce ne fût pas devant lui, qu'elle voulait réparer par tant de services le mal qu'elle leur avait fait, et qu'ils fussent contraints de lui redonner leur amitié.

    Le prince ne savait quel remerciement lui faire, il croyait que tout ce qu'elle disait était sincère, mais la jeune princesse ne pouvait se le persuader; elle était plus retenue dans sa joie. La reine l'ayant fait conduire dans un appartement magnifique qu'elle lui avait fait préparer, elle dit au prince qui la suivait, la défiance qu'elle avait des caresses de Florinice; le prince, ne pouvant approuver cette méfiance de la princesse, était dans des transports de plaisir inconcevable, de revoir sa chère Léonice; tout ce que l'amour le plus tendre inspire de plus fort était dans ces deux cœurs, mais la princesse n'y répondait qu'avec des larmes. Quoi que le prince lui pût dire pour la remettre de ses appréhensions, il ne la persuada pas que la reine n'eût quelque dessein caché dans ce qu'elle faisait, et qu'elle ne leur vendît bien cher le plaisir qu'elle leur donnait; elle ne se trompa pas aussi. Cette méchante femme ne fut pas retirée dans son cabinet qu'elle envoya quérir Ligdamon, pour l'avertir de se tenir prêt pour la nuit suivante. Sa rage ne put attendre plus longtemps à se satisfaire, la vue de l'amour du prince pour cette innocente victime de sa fureur avait redoublé son amour et sa jalousie; elle ne put soutenir les moments qu'ils passaient ensemble, et quoique, par politique, elle eût résolu de laisser passer quelques jours, elle changea de dessein; elle ordonna toutes choses avec ce ministre de sa haine, pour que la chose ne manquât point', et lui donna des ordres pour être soutenu dans toutes les places où il passerait.


    Après cela, il prit congé d'elle et fut poster ses gens tous prêts pour exécuter leur dessein dès que tout le monde serait retiré au palais. La reine lui avait donné exprès un appartement éloigné du sien qui donnait sur les jardins, afin que, par une porte du parc qu'elle fit tenir ouverte, l'on pût l'enlever sans bruit. Toutes choses étant si bien préparées, la reine parut pleine de joie toute la soirée, elle dit mille douceurs à sa sœur, et l'heure de se retirer étant venue, elle l'embrassa pour lui donner le bonsoir. Le prince, qui ne la pouvait quitter, voulut lui donner la main, mais elle le pria de la laisser aller de peur que le roi ne s'aperçût de ses soins empressés. Il la laissa donc aller malgré lui; mais ne pouvant se résoudre de se coucher sans avoir trouvé le moment de la voir sans témoins, il crut que, quand elle serait seule dans son appartement, il pourrait rentrer sans qu'elle le trouvât mauvais. Dans ce dessein, il fut se promener dans les jardins, et se mettant dans un cabinet de verdure qui donnait sous ses fenêtres, il y attendait avec impatience qu'il n'y eût plus que Céphise auprès de la princesse.

    Ligdamon, après avoir placé son monde, vint presque au même endroit que le prince, pour exécuter son pernicieux dessein, et voyant fort peu de lumière dans le palais, et sachant qu'il n'avait rien à craindre des gardes de Léonice, il crut qu'il était temps. Pour cela, il fit signe à ses gens d'avancer: à ce même signal, les portes de la princesse s'ouvrirent. Ligdamon entra avec une partie de son monde auparavant que le prince s'en fût aperçu, parce que la nuit était fort obscure, et ce ne fut que les cris de la princesse et de Céphise qui le retirèrent de sa rêverie; il courut à cette voix si chère, comme Ligdamon la voulait forcer de le suivre.

    À cette vue, il devint comme un lion furieux, et tirant son épée:

    - Arrête, Infâme, s'écria-t-il, si tu ne veux de ta mort payer ton insolence.

    Ligdamon tourna la tête, et pâlit de frayeur, croyant être découvert, mais ne voyant que le prince seul, il ne daigna pas lui répondre, et faisant signe à ses gens d'empêcher le prince de l'approcher, il voulut prendre la princesse, mais le prince ayant passé son épée dans le corps de celui qui s'était avancé le premier, le renversa mort par terre, sauta légèrement par-dessus, et criant à ce perfide de se défendre, il lui donna un coup dans le bras dont il tenait Léonice et la lui fit quitter.

    Cependant les cris des filles de la princesse réveillèrent tout le monde dans le palais; des gardes, qui n'étaient point de la confidence, accoururent pour voir ce qui se passait, et se rangèrent auprès de leur prince dans le temps qu'il allait être accablé par le grand nombre d'hommes à la tête desquels était Ligdamon, qui voulut se sauver dès qu'il les vit venir; mais le prince lui porta un coup si furieux qu'il le fit tomber mort sur le plancher.


    La pauvre princesse, pendant tout ce désordre, était dans un état pitoyable; elle implorait le ciel pour secourir son cher prince qu'elle voyait prêt à tous moments d'être immolé. Sa joie fut grande quand elle vit les gardes arriver et Ligdamon tomber noyé dans son sang. Dès que ses gens le virent mort, ils s'enfuirent avec tant de vitesse que, dans le trouble où l'on était, on ne courut après eux que quand ils ne furent plus en état de rien craindre.

    Cependant la reine fut transportée de douleur de savoir que son coup avait manqué, et que son dessein n'avait servi qu'à rendre sa sœur à son amant. Cette pensée la désespérait, mais ne voulant pas que l'on connût ses mauvaises intentions, elle se leva, et passa dans l'appartement de Léonice avec tous ses gardes, pour lui donner un secours qu'elle savait lui être inutile. Elle trouva la princesse à demi-morte de frayeur, sa chambre remplie de sang et de corps morts, le prince à genoux devant elle, qui tenant une de ses belles mains, tâchait de la remettre de sa peur. Quel spectacle pour elle ! Elle en pensa mourir de rage ; mais se contraignant, elle voulait dire à sa sœur qu'elle était fâchée de cet accident, quand le prince l'interrompant, lui fit connaître qu'il ne savait que trop que c'était l'ouvrage de ses mains, et que dorénavant il servirait de garde à la princesse pour la garantir de ses mauvais desseins. La reine s'en défendit avec aigreur, et ayant dit à la princesse qu'elle ne devait pas demeurer dans un lieu si plein d'horreur, elle lui ordonna de la suivre.

    Le jour parut dans tout ce désordre, et le prince fut se plaindre au roi de l'insulte que l'on avait faite à la princesse, et lui dit que la reine en était complice. Le roi ne l'écouta pas sur le chapitre de la reine, mais il lui promit de donner de si bons gardes à Léonice qu'elle ne serait plus exposée à un pareil malheur.

    Tout cela ne rassurait point le prince; il alla retrouver la princesse, et lui jura qu'il ne la quitterait plus.


    Ses précautions furent inutiles; la reine voyant que tout son pouvoir ne pouvait séparer ces deux cœurs, s'adressa à une fée qu'elle savait être ennemie de la famille royale, pour quelques déplaisirs qu'elle en avait reçus, et lui dit qu'elle venait implorer du secours contre son beau-fils et sa perfide sœur, et qu'en la vengeant, elle satisferait sa haine particulière. La fée, ravie de trouver cette occasion, dit à la reine que, pourvu qu'elle conduisît la princesse dans les jardins du palais, elle n'avait que faire de s'inquiéter du reste. La reine s'en retourna très contente, espérant d'être délivrée de sa rivale pour toujours. Pour ce dessein, elle fut le soir se promener dans les jardins peu accompagnée, elle mena sa sueur avec elle. Le prince, qui ne la quittait plus, les suivit malgré la reine, à qui il fut contraint de donner la main ; la princesse marchait après eux, appuyée sur le bras de Cléonice, quand elle se sentit enlevée en l'air sans qu'elle vît ceux qui l'enlevaient; elle fit un cri si effroyable qu'il fit arrêter le prince; il quitta la main de la reine pour courir au secours de sa princesse, mais il ne trouva que Céphise ; il l'entendait toujours, et la suivant à la voix, il s'éloigna en peu de temps du palais; mais quelque effort qu'il fit pour arriver où il entendait sa voix, il ne put y atteindre; elle se perdit en l'air, et il demeura comme mort de lassitude et de désespoir. Cependant la pauvre princesse fut transportée par la fée dans un vieux château, bâti sur la pointe d'un rocher si escarpé que nul mortel n'y avait jamais monté, et l'ayant mise à la garde d'un dragon qui avait trois langues de feu, elle revint auprès du prince désolé, où, prenant la figure d'une femme déjà âgée:

    - Que fais-tu, malheureux Prince ? Tu te reposes pendant qu'on t'enlève ta princesse ?

    - Hélas ! reprit le prince, en faisant effort pour parler, je l'ai suivie tant que j'ai entendu sa voix; mais les dieux cruels n'ont pas voulu que je l'entendisse davantage, de peur que je ne la leur arrachasse des mains.

    - Viens, lui dit-elle en le frappant de sa baguette, je te veux mener à l'endroit où elle est.

    Il la suivit avec une légèreté pareille à celle d'un oiseau; ils arrivèrent bientôt au pied du rocher, et la fée lui montrant le château :

    - Voilà le lieu où est ta princesse, je vais te la faire voir pour que tu n'en doutes pas; tire-la d'un lieu si affreux si tu peux.

    En disant cela, elle laissa le prince accablé de douleur, et entrant dans le château, elle prit Léonice par la main, la conduisit sur la pointe du rocher.

    - Vois que je suis véritable, lui dit-elle, en lui montrant de la main la princesse; ôte-la de mon pouvoir si cela t'est possible.

    Et sans leur donner le temps de se parler ni l'un ni l'autre, elle la fit rentrer dans cette horrible prison.

    Le prince resta dans une consternation cruelle, quand il vit rentrer sa chère Léonice; l'impossibilité de la retirer d'un lieu si affreux le désespérait, il tâcha vainement de monter sur le rocher, il retombait dès qu'il avait fait un pas; il voulait retourner au palais quérir du monde, pour tâcher de tailler un chemin dans le roc, mais craignant de ne plus retrouver là sa princesse, il ne put se résoudre d'en partir.

    Dans ces irrésolutions, il passa la nuit à se plaindre sans espérance que le jour le rendît plus heureux ; d'autre côté, la reine était très satisfaite d'être délivrée de sa sueur, mais elle ne l'était pas de ne point revoir le prince; et le roi, étant inquiet de son fils, envoya des gens partout après lui, mais ce fut inutilement, on ne le trouva point, quelque peine qu'ils se donnassent. Cela redoubla son chagrin; il s'en prit à la reine, et lui parla avec aigreur; il se repentit, mais trop tard, des maux qu'il avait faits à son fils ; il n'avait plus que de l'aversion pour elle, cela ne l'inquiéta pas beaucoup: elle avait, par ses brigues. Une partie du royaume à elle, et le roi n'était plus qu'un roi en peinture; l'absence du prince lui était bien plus sensible que la froideur de son époux.


    File fut retrouver la fée pour lui demander où il était, et ce qu'elle avait fait de sa sueur. Elle lui répondit qu'elle lui donnerait le plaisir de les voir tous les deux dans le pitoyable état où sa haine les avait réduits. La reine l'en pria avec empressement, et dans le moment, la fée la transporta dans le château où était la malheureuse Léonice; elle la trouva enchaînée au pied d'une colonne d'où elle pouvait voir le prince sans en être vue. Un dragon effroyable était auprès d'elle qui ne dormait jamais. La barbare reine fut ravie de joie de la voir dans un triste état; elle l'accabla de reproches au lieu de la consoler, auxquels la princesse ne daigna pas répondre, ni ôter ses yeux de dessus le prince qu'elle voyait faire des efforts pour monter sur le rocher; mais la reine, tournant les yeux du côté où elle voyait ceux de sa sœur attachés, vit cet objet de sa haine et de son amour, dans le temps qu'ayant tourné tant de fois autour du rocher, il avait enfin trouvé un sentier moins escarpé. Il commença à monter avec grande peine; elle fit un cri, dans la peur qu'il ne vînt délivrer sa rivale; mais la fée lui dit qu'elle n'avait rien à craindre, que le dragon la défendrait bien, quand même il viendrait jusqu'à elle. Cependant le prince montait toujours par ce sentier en tournoyant. L'espérance de secourir sa princesse lui donnait des forces, quand il aperçut une levrette attachée à un éclat de la pierre qui composait cette montagne, qui semblait être prête de s'étrangler. Cela lui fit pitié, il s'approcha de cet animal, et prenant sa chaîne d'un bras puissant, il la rompit avec peine. Mais quelle fut sa surprise de voir cette levrette devenir femme dès qu'elle fut libre ! Il recula quelques pas, et cette belle personne le prenant par la main:

    - Prince malheureux, lui dit-elle, n'aie nulle frayeur de l'enchantement que tu viens de rompre; je suis de la race des fées et j'ai plusieurs dons que je te donnerai ; mais mon pouvoir est borné; la fée l'Envieuse, qui tient ta princesse prisonnière, m'a attachée depuis plusieurs années à ce rocher, sous une forme hideuse, pour nie punir de ce que j'étais aimée de plusieurs princes qui la méprisaient. J'attendais ta venue avec impatience; je te servirai de tout mon pouvoir par reconnaissance, et pour me venger d'elle. Entre dans cette caverne, lui dit-elle, en lui montrant une ouverture qui était taillée dans le roc, revêts-toi des armes que tu y trouveras et ne crains point la fureur du dragon ; tu le vaincras assurément; je vais t'attendre au bord de ce ruisseau que tu vois couler parmi ces cailloux.

    En disant cela, elle le quitta, et le prince, après avoir pris les armes fatales, poursuivit son chemin jusqu'aux portes du château. La fée, le voyant monter, détacha le dragon d'auprès de la princesse et le fut mettre pour garde à la porte où le prince était. Sans s'épouvanter d'un si horrible monstre, il s'avança pour lui donner d'une lance qu'il tenait à la main; mais ce monstre, en poussant un sifflement horrible, s'élança en l'air pour le couvrir de son corps; ce que le prince voyant, il fit quelques pas en arrière et prenant son temps que le monstre tendait le ventre, il lui donna de son épée si adroitement qu'il le fit tomber mort à ses pieds.

    La fée ne le vit pas plus tôt à terre que, prenant la princesse, malgré ses cris, elle l'enleva pour une seconde fois comme elle avait fait la première.

    Cependant le prince victorieux du dragon, entra avec précipitation pour délivrer sa princesse. Oh Dieux ! Quel fut son désespoir, quand il ne trouva que Florinice ! L'épée sanglante lui tomba des mains, et il fut quelque temps comme insensible; mais la présence de cette méchante femme le ranimant de colère, il fut droit à elle.

    - Qu'as-tu fait de nia princesse ? lui dit-il d'un air menaçant, il faut que tu me la rendes, ou crains que je ne te punisse de tous ces crimes.

    - Elle n'est plus en mon pouvoir, reprit la reine, sans paraître étonnée des menaces du prince, la fée l'Envieuse, dès qu'elle t'a vu victorieux du dragon, l'a enlevée de ces lieux, dont elle voyait que tu allais être maître par ta prodigieuse valeur. Dieux ! que j'ai tremblé pour toi, quand je t'ai vu exposé à toute la fureur de ce monstre horrible, et je t'aime avec bien plus de violence que ta Léonice ! Je la regardais avec attention pendant ton combat avec le dragon, il ne paraissait en elle que la joie que donne l'espérance, sans que la peur de te voir succomber l'ait fait pâlir un seul moment. Ne connaîtras-tu jamais ton erreur ? Tu crois être aimé d'elle, tu ne l'es point; c'est dans mon cœur que tu trouverais cette tendresse enflammée qui serait digne de la tienne.


    Le prince n'aurait pas souffert si longtemps son discours si ennuyeux pour lui, si la douleur, qui l'avait saisi en apprenant que la princesse n'était point délivrée, ne l'eût mis hors d'état de pouvoir répondre à la reine. II était plus malheureux qu'il n'avait jamais été, Léonice lui était ôtée dans le moment qu'il croyait la délivrer de tous ses malheurs, sans qu'il sût de quel côté tourner pour la secourir.

    Dans ce déplorable état, il ne savait quel parti prendre, et sans songer au discours de Florinice, il était occupé à chercher les moyens de retrouver la princesse ; mais à la fin, il se souvint que la fée la Levrette lui avait dit qu'elle l'attendait au bord du ruisseau; il crut qu'elle pourrait le servir comme elle avait déjà fait.

    Dans cette pensée, sans regarder la reine, il sortit du château d'une vitesse incroyable, et descendit la montagne avec le même empressement, sans s'arrêter pour les cris que Florinice poussait en le voyant s'éloigner d'elle; elle le voulait suivre malgré ses mépris, et courant avec précipitation pour le joindre, elle trouva cette fente de la caverne où le prince avait pris les armes merveilleuses contre les enchantements, elle tomba dedans sans que l'on ait jamais su ce qu'elle était devenue depuis; le ciel ayant voulu que la mort d'une si méchante femme fût ignorée des hommes, et que, privée de la sépulture, elle n'eût que le ventre des bêtes féroces dont cet antre était plein.


    Le prince continuant son chemin avec tant de promptitude, arriva bientôt auprès du ruisseau, il y trouva la Levrette qui l'y attendait.

    - Eh bien, Prince généreux, lui dit-elle, tu es victorieux du monstre.

    - Hélas! De quoi me sert ma victoire, lui répondit-il, si je n'ai point délivré ma princesse, et si je ne sais où la chercher ?

    - Nous la trouverons, reprit la pitoyable fée.

    Après cela elle s'éloigna un peu du prince, lui disant de l'attendre, et revenant un moment après, elle lui présenta un cheval qu'elle tenait par la bride, et lui dit de monter dessus, de tenir toujours ce sentier étroit qu'elle lui montra, qui régnait le long du ruisseau, sans en prendre d'autre, qu'il le conduirait droit à une caverne souterraine où était la princesse, que la porte en était gardée par plusieurs monstres demi-hommes et demi-serpents, qui s'opposeraient à son passage; mais qu'il n'en eût nulle peur, qu'il n'avait qu'à leur présenter son écu, sans se servir de son épée ni de sa lance pour les vaincre, qu'après les avoir vaincus, il trouverait un lion furieux, qui était la dernière garde de la princesse; qu'il prît bien garde en approchant d'elle de lui montrer l'écu, afin qu'il ne fût plus au pouvoir de la méchante fée de la lui ôter comme elle avait fait.

    Le prince remercia la Levrette avec peu de paroles; il monta légèrement dessus le cheval, et, courant dans le sentier sans s'arrêter un instant, il ne fut pas longtemps à arriver à la porte fatale. Il la trouva gardée, comme la fée lui avait dit; les monstres ne l'aperçurent pas plus tôt qu'ils voulurent s'élancer vers lui, tous en même temps, mais le prince leur présentant le bouclier aux yeux, ils demeurèrent comme immobiles, et leurs yeux de serpents se perdant, ils se retrouvèrent ce qu'ils avaient été autrefois, ils se jetèrent tous aux pieds du prince, lui jurèrent qu'ils emploieraient leur vie pour lui rendre grâce de les avoir délivrés de l'enchantement où les tenait la fée l'Envieuse, qu'il n'avait qu'à leur commander ce qu'il voulait qu'ils fissent.

    - Je ne vous demande, reprit le prince, que de m'aider à délivrer une malheureuse princesse, que votre maudite fée tient prisonnière dans cette caverne.


    En disant cela, il entra le premier, il la vit au fond de cet antre affreux, attachée à la voûte par une grosse chaîne qui la prenait par le milieu du corps. Un lion monstrueux était couché à ses pieds, qui l'entortillait de sa queue. Quelle vue pour le prince ! Animé de l'envie de la tirer d'un sort si malheureux, il fit un cri qui fit tourner la tête du lion furieux, qui, se levant, se mit en état de défendre sa proie de toutes ses forces; mais le prince, sans s'étonner, s'approcha de lui et auparavant que les esclaves qui le suivaient fussent à ses côtés, il enfonça sa lance dans la gueule du lion, comme il l'ouvrait pour se jeter sur lui, et sans perdre de temps, lui donna de son épée dans le côté, et lui fit une large blessure. Malgré tout cela, le furieux animal n'en était pas moins fort; il allait se jeter sur lui et l'étrangler de ses griffes, quand les hommes que le prince avait délivrés vinrent au secours de leur bienfaiteur et chargèrent le monstre de tant de coups qu'il tomba aux pieds de la princesse. Le prince ne se vit pas si tôt défait de cet ennemi, qu'il courut à elle, et lui présentant l'écu merveilleux, ses chaînes se brisèrent et ce lieu affreux se changea en un palais magnifique, dont il sortit, de plusieurs chambres, grand nombre de belles personnes qui se vinrent réjouir, avec la princesse, de sa délivrance et de la leur.


    Ces hommes qui étaient à la suite du prince, firent des cris de joie a la vue de ces dames: ils se jetèrent à leurs pieds, en leur témoignant la joie de les avoir retrouvées: mais le prince. sans s'apercevoir de tout ce qui se passait de si surprenant dans ce lieu, était aux genoux de sa princesse, où tout ce que l'amour le plus violent fait sentir, il l'exprimait à sa chère Léonice.

    Je vous revois donc, mon adorable Princesse, lui disait-il, et les dieux cruels se sont donc lassés de ma souffrance ?

    - Hélas ! Mon cher Prince. lui répondit Léonice, je suis si malheureuse que je ne sais si ce sera pour longtemps que je jouirai du plaisir de vous voir, et si l'implacable Florinice ne nous cherche point quelques nouveaux tourments.

    - Non, reprit la fée la Levrette, qui parut dans ce moment, ne craignez plus rien, vos maux sont finis aussi bien que les miens, et la reine est punie de ses crimes, la fée l'Envieuse n'a plus de pouvoir sur vous, vous êtes maîtresse absolue dans ce palais que votre généreux amant vient de me rendre par sa valeur, et que je ne reçois que pour vous v voir l'un et l'autre heureux, sans que rien dorénavant puisse troubler votre bonheur.

    La princesse voyait tant de choses surprenantes depuis un moment qu'elle ne savait que répondre: mais le prince, qui connaissait déjà cette aimable fée et qui avait déjà éprouvé ses bontés, la remercia avec une vraie reconnaissance pour sa chère Léonice et pour lui. Jusqu'alors il n'avait point remarqué le changement qui s'était fait de la caverne en un palais, ni de tant de belles personnes qui l'entouraient: il n'avait vu que sa princesse. Cependant toutes ces dames et ces cavaliers s'empressaient à rendre leurs respects à leur princesse: car la fée la Levrette était souveraine de ce palais et d'un grand pays qui l'entourait.

    Léonice ne pouvait sortir de son étonnement; elle voulait demander mille choses ü la lois à son amant, pour s'éclaircir de cette aventure, mais la princesse fée lui dit, en lui prenant la main, qu'il n'était pas temps de les lui apprendre, qu'il fallait qu'elle prît du repos et que le lendemain, elle satisferait sa curiosité.

    En disant cela, elle la conduisit dans une chambre où tout brillait d'or et de pierreries: on servit, peu de temps après, un souper Ires propre: dès qu'on lut sortit de table, elle la laissa en liberté de s entretenir avec son cher prince. Que leur conversation lut tendre ! ils v auraient passé la nuit si Léonice, craignant de blesser la bienséance de souffrir son amant si tard, ne l'eût congédié.

    Le lendemain la princesse fée vint savoir comment elle avait passé la nuit; et l'embrassant:

    - Ma chère Princesse, lui dit-elle, l'obligation que j'ai au prince est si grande que je ne sais par quel bienfait la reconnaître, si ce n'est en le rendant maître de tout ce qu'il m'a rendu.

    - Madame, reprit Léonice, le prince, que vous dites vous avoir rendu service, me paraît si reconnaissant de ceux qu'il a reçus de vous que je croyais que c'était à lui à vous rendre des grâces éternelles; mais, Madame, continua-t-elle, vous m'avez promis de m'apprendre ce qui a fait votre connaissance, et les changements si étonnants que je vois depuis hier.

    - Il est juste de vous tenir ma parole, reprit la princesse fée, et je ne suis point fâchée que mon bienfaiteur, dit-elle, en voyant entrer le prince, auquel Léonice fit signe de s'asseoir sans rien dire, en soit témoin. Je suis fille d'un roi, qui, de tous les grands états qu'il possédait, ne put garder que ce château et le pays qui l'entoure, par des aventures qui seraient trop longues à vous dire. Il avait épousé une princesse qui était de race fée, et qui avait beaucoup de dons en partage; elle me les donna tous au moment de ma naissance, sachant qu'elle mourrait en couches de moi. Ce qui arriva. Je perdis aussi mon père fort jeune, et je demeurai maîtresse de cette petite souveraineté. Ma cour était galante et remplie de ce qu'il y avait de plus beau dans les deux sexes; les plaisirs nous suivaient partout; ce n'étaient que fêtes et tournois que me donnaient tous les jours les princes mes voisins. L'Envieuse était ma voisine, sa cour était aussi déserte que la mienne était remplie ; jalouse de mon bonheur, elle chercha les moyens de me rendre malheureuse. Un jour que nous étions toutes parées pour un bal magnifique, et que, lavant mes mains, j'avais oublié de remettre à mon doigt une bague que ma mère m'avait donnée, qui avait la vertu d'empêcher les enchantements, la fée l'Envieuse, étant dans ma chambre, s'aperçut de mon peu de mémoire, et voulant en profiter, elle nous suivit dans 1'assemblée. L'on dansa longtemps sans la prendre; outrée de ce petit mépris, elle se leva en fureur, et frappant par trois fois de sa baguette sur le plancher:

    - Race maudite, dit-elle d'un ton effroyable, connaissez le pouvoir de celle que vous méprisez.

    En même temps les femmes demeurèrent immobiles; les hommes devinrent moitié serpents, sans connaissance de ce qu'ils avaient été un moment devant; mon palais devint un antre affreux, et s'approchant de moi, elle me prit par les cheveux, malgré mes cris: elle me traîna sur le rocher où vous avez été prisonnière, m'y revêtit de la forme d'une levrette, m'attacha à la pierre avec une chaîne très forte, et me quittant avec un souris moqueur:

    - Sers, me dit-elle, d'exemple à celles qui, ne connaissant pas leurs forces, méprisent celles qui les peuvent détruire; reste dans ce malheureux état jusqu'à ce qu'un prince plus malheureux que toi vienne chercher sa princesse.

    Elle me quitta après ces mots, et me laissa accablée de désespoir; j'ai passé plusieurs années attendant votre venue, et quand je ne pensais plus à sortir de mes infortunes, par la longueur du temps que je les ai souffertes, je vous vis arriver, dit-elle au prince, et touché de mon malheur, rompre mes chaînes; vous vîtes mon changement avec étonnement; vous savez le reste de ce qui vous est arrivé; comme par votre prodigieuse valeur vous avez rendu la liberté à votre aimable princesse et à tous mes malheureux sujets. Quelle rage pour la fée l'Envieuse, de ne pouvoir plus nous nuire ! Et quel plaisir pour moi de donner à la belle Léonice les dons que ma mère me laissa en mourant! La beauté et la jeunesse ne la quitteront qu'au tombeau, les plaisirs la suivront en foule partout où elle portera ses pas; enfin, tous les lieux qu'elle éclairera de ses beaux yeux deviendront remplis de tout ce qui peut satisfaire la magnificence et l'ambition, sans que personne puisse jamais troubler les douceurs que l'amour vous prépare à tous les deux. Pour vous, Prince, le seul chagrin que vous ressentirez de vos jours, je vais vous le donner: le roi votre père, accablé de vieillesse, chagrin de votre perte, plein de remords d'avoir causé vos malheurs en épousant Florinice, est mort depuis deux jours ; votre royaume a besoin de votre présence, partez avec votre aimable princesse pour aller occuper un trône digne de vous et d'elle; je vous ai fait préparer un équipage qui secondera votre impatience.

    En achevant ces mots, elle se leva, et les embrassant tous les deux avec tendresse, elle les conduisit, sans vouloir entendre leurs remerciements, jusqu'à un chariot tout d'or et de pierres précieuses, tiré par des dragons volants, et leur ayant dit le dernier adieu, elle les perdit bientôt de vue, les laissant aller dans leur royaume, où ils arrivèrent bientôt, et où ils achevèrent leur vie dans tous les plaisirs qu'un mutuel amour peut causer quand il est accompagné de la sagesse et de la beauté.


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  • NOUVELLES DIVERSES DU TEMPS
    Mois de septembre 1702


    Ne croyez pas, Madame, que les plaisirs de Paris me fassent oublier que vous m'avez ordonné de vous envoyer tout ce qui se fera de nouveau dans cette grande ville. Je laisse au Mercure Galant le soin de vous instruire des conquêtes de notre grand monarque, et des actions éclatantes de ce digne rejeton de sa gloire, comme de son sang. Pour moi je me charge de vous apprendre ce qui se passe dans les ruelles des dames, et dans le cabinet des Muses. Pour commencer de m'en acquitter, je vous envoie La Princesse des Pretintailles, à ce nom je suis sûre que vous mourez d'impatience de faire connaissance avec elle, et que si ma lettre était plus longue, elle aurait le sort de la plupart des préfaces des auteurs, dont on ne lit que le commencement et la fin. Pour m'éviter ce chagrin, j'attendrai que votre curiosité soit satisfaite à vous demander si quelques mois d'absence ne vous ont point fait perdre la mémoire que vous avez eu la bonté de me promettre de vous souvenir quelquefois d'un malheureux qui trouve le secret de s'ennuyer dans les plus aimables compagnies du monde, je voudrais que vous en devinassiez la raison, et que ...Mais pardon, ma belle Dame, j'allais oublier qu'une princesse brillante vous presse de lui donner attention.


    Une fée nommée Bizarre, faisant le tour de son empire, arriva chez la princesse des Falbalas, dans le moment que, pressée des douleurs de l'enfantement, elle mit au jour une fille dont les cris enfantins étant étudiés par la savante fée, elle prédit qu'elle serait connue de toute l'Europe; que les dames envieuses de toutes les nouveautés qui peuvent ajouter quelques grâces à leurs beautés, la prendraient pour modèle de leurs ajustements. La princesse des Falbalas, qui se piquait de ne pouvoir être surpassée dans l'art d'inventer des modes, dit à la fée que sa fille n'avait qu'à suivre ses traces pour se faire admirer de tout l'univers; mais Bizarre lui répondit qu'elle la surpasserait de bien loin, et qu'elle prît un soin particulier de la faire élever. Après cela, elle la quitta, et remontant dans son char d'ébène, elle acheva son voyage.


    Cependant la jeune princesse ayant atteint l'âge de quinze ans, devint une très aimable personne, de beaux yeux, une belle bouche, les plus belles couleurs du monde lui faisaient des amants de tous les princes de la cour de la princesse sa mère; mais l'amour n'était pas ce qui pouvait lui plaire: elle n'était occupée que de sa parure; elle ne trouvait point d'habits, quelque magnifiques qu'ils fussent, à sa fantaisie, s'ils n'avaient quelque chose d'extraordinaire.

    Dans ce temps-là, la fée Bizarre voulant solenniser le jour de sa naissance, fit prier tous les princes et les princesses dépendants de son empire de s'y trouver; celle des Falbalas ne fut pas des dernières à rendre ce devoir à sa souveraine, et mena avec elle la princesse sa fille.


    Rien n'était si superbe que tout ce qui parut à cette fête; on savait que Bizarre aimait la magnificence, et on n'avait rien épargné pour lui plaire; mais notre princesse l'emporta sur toutes ses compagnes, et de longtemps la fée ne cessa les louanges qu'elle ne pouvait se lasser de lui donner: elle était vêtue d'un habit de moire jaune et argent; autour de sa gorge et de ses manches, l'on voyait un taffetas vert et incarnat fraisé à gros plis, sa jupe était de la même étoffe que le manteau; elle était couverte par étage de bandes de gaze gris-de-lin et cramoisi, plissées comme le tour de sa gorge, et bouillonnées en haut et en bas de chaque bande d'une autre gaze feuille-morte et violet; entre les bandes pendait un rang de glands d'or, au bout desquels il y avait une petite sonnette d'argent qui à chaque pas de la princesse faisaient un bruit pareil à celui que rendaient celles des sept robes du grand prêtre d'Isis. Par-dessus son habit, elle portait une manière d'écharpe qui descendait jusqu'au bord de sa jupe, dont le corps était d'une dentelle noire, et le reste d'un taffetas amarante couvert de bandes plissées, comme le reste de son ajustement, de gaze verte, rose et citron, bouillonnée d'une dentelle noire de trois doigts; son manteau était attaché derrière elle, au défaut de la taille, sur un carton qui faisant deux ailes assez hautes, accompagnait ses épaules que la nature lui avait faites un peu épaisses ; elle portait sur ses cheveux un bonnet d'une dentelle très belle élevé par-devant d'un pied et demi ; tous les plis du bonnet étaient remplis d'un ruban jaune, incarnat, vert, gris-de-lin, couleur de rose, feuille-morte et cramoisi. Pour achever la coiffure, l'on voyait une martesie de gaze blanche à fleur, dont le rond de deux doigts faisait voir ses cheveux en désordre sur son col; une palatine de nonpareilles, giroflée et bleu, lui cachait une partie de la gorge, et était nouée négligemment avec deux glands de jais noir et blanc.

    La nouveauté de cet ajustement fut admirée de toute l'assemblée, et la fée l'embrassant tendrement : «Princesse, lui dit-elle, je veux que pour vous récompenser d'un goût si galant, vous soyez connue de toute la terre sous le nom de la princesse des Pretintailles, que toutes les belles ne puissent plaire qu'en se servant d'une mode si bien inventée; que pour vous porter par toute l'Europe dans un moment, les cartons qui soutiennent votre coiffure, deviennent des ailes plus sûres que celles de Mercure. La princesse charmée des bontés de la fée, impatiente de se faire connaître, sortit sur une grande terrasse qui régnait le long de l'appartement de Bizarre, et s'élevant d'un vol rapide vint descendre à Paris.


    À peine se donna-t-elle le temps de rajuster ses pretintailles, pour paraître à l'heure du beau monde aux Tuileries; elle n'eut pas fait un tour dans la grande allée qu'elle fut entourée de toutes les dames; elles s'empressèrent de la louer, et de lui demander qui lui avait fait un habit si agréable. Pretintailles leur dit qu'elle l'avait inventé, et qu'elle leur en ferait faire quand il leur plairait: ce fut un[e] offre bientôt accepté[e], la difficulté était de les contenter toutes à la fois. Il aurait fallu pour cela que la fée lui eût donné le don qu'un désir eût fait un habit; mais cela n'était pas dans sa puissance; elle les pria de vouloir s'accorder entre elles. Les femmes de qualité dirent qu'il fallait que la princesse n'en fît faire que pour elles; mais les bourgeoises qui ne pouvaient oublier le chagrin de ne plus porter d'or, ni d'argent, répondirent que c'était une vraie justice qu'elles eussent le plaisir d'être prétintaillées devant elles, et qu'elles se contentaient de bon cœur de leur céder la magnificence si elles leur laissaient la liberté de cet ajustement, seulement pour quinze jours sans vouloir s'en parer. Les raisons des bourgeoises furent écoutées par la princesse. Elle prit sur ses ailes une marchande joaillière et une du Palais, et se perdant dans les airs, elle fut descendre chez la marchande du Palais, et lui faisant chercher dans son magasin tout ce qu'elle avait de taffetas et de gaze de rebut, elle passa la nuit à en faire deux habits, qui furent admirés de tout Paris.

    Avant que les quinze jours que les bourgeoises avaient demandés fussent expirés, les couturières des femmes de condition ayant appris la manière de bien prétintailler, leur en fournirent autant qu'elles en voulurent.


    La princesse des Pretintailles triomphant de se voir si bien imitée par une nation dont toutes les autres font gloire de suivre les modes, résolut de ne point quitter un séjour où elle recevait tant de caresses; mais les maris outrés de la dépense prodigieuse que ces nouveaux ajustements faisaient faire à leurs femmes, dirent à la princesse que si elle ne se retirait, ils lui feraient un mauvais parti ; elle ne voulut pas s'y exposer, et reprenant son vol, elle retourna auprès de la princesse des Falbalas.


    Son départ ne fit pas l'effet que les maris avaient attendu; les dames au désespoir d'avoir perdu une personne si chère, pour se venger de leurs époux, renchérissent tous les jours sur une si capricieuse mode; et la fée Bizarre pour faire réussir son oracle, leur persuade que leur beauté est attachée au goût de la princesse des Pretintailles.


    Eh bien, Madame, que dites-vous de la princesse des Pretintailles ? Vous a-t-elle autant réjouie que je vous l'avais promis? Je vous envoie de la même personne l'origine de l'Occasion. Des gens de bon esprit y ont donné leur approbation, je ne doute pas que vous n'y joigniez la vôtre.


     

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