• NOUVELLES DU TEMPS
    Mois d'avril 1703

    Dans la Phocide régnait autrefois une jeune reine nommée Lansquine, que les dieux semblaient avoir pris plaisir de former pour le bonheur de ses peuples, et l'exemple de toutes les reines de l'univers.


    Sa beauté était achevée, sa taille ressemblait à celle de Junon, son esprit et sa sagesse étaient un portrait fidèle de l'esprit et de la sagesse de Minerve; enfin toutes les vertus des princesses et des femmes ordinaires se trouvaient rassemblées en elle seule.


    Tant de charmes la firent adorer de ses sujets, respecter de ses voisins, et souhaiter son alliance à tous les princes de la Grèce; les sages dont cette partie du monde était remplie, la consultaient comme un oracle. Tous les dieux étaient de son parti; et c'est peut-être la seule princesse qui n'eût point d'ennemis dans le ciel et sur la terre; l'Amour même, cet enfant malicieux, qui ne peut souffrir la douce tranquillité régner dans les cœurs, respecta le sien, et n'entreprit jamais de troubler son heureuse indifférence.


    Lansquine sans orgueil d'un si grand bonheur ne songeait qu'à gouverner ses peuples, comme si les dieux les eussent fait naître de son sang, et n'ignorant pas que les plaisirs et les jeux innocents doivent être permis dans une paix profonde, elle les souffrait dans sa cour, et s'y amusait quelquefois; elle donnait même des récompenses à ceux qui savaient en inventer de nouveaux, et recevait avec bonté les étrangers qui excellaient dans la musique, la danse et les instruments de ce temps. La poésie était très estimée de cette belle reine, et trouvait chez elle une digne récompense de la beauté de cette science divine. Mais tous les vices de l'enfer que Lansquine avait bannis de son royaume, au désespoir de ne point trouver d'entrée dans son palais, qui ne fût gardée par une vertu, furent trouver l'Envie: « Puissante divinité, lui dit l'Avarice que les autres avaient chargée de parler, pouvez-vous souffrir sans douleur notre empire renversé; Lansquine nous a bannis de la Phocide, et si vous ne vous servez de votre puissance, elle nous va chasser de tout l'univers ; puisque tous les rois de la Grèce se font une gloire de suivre ses exemples. Partez, continua cette furie, cachez avec soin vos odieux serpents et changez-les en autant de jeux qui, sous l'apparence d'un amusement innocent porte votre venin et le mien jusque dans le cœur de la reine. - Allez, répondit l'Envie, en achevant de dévorer une vipère qu'elle avait à moitié mangée; soyez en repos, je vais rétablir notre pouvoir»; en achevant ces paroles, elle prit la figure d'une Assyrienne et changea ses serpents en jeux de cartes qui avaient été inconnus jusqu'à ce moment.


    Elle partit pour la Phocide et y arriva le jour qu'on célébrait la naissance de Lansquine ; toute la ville était en joie et le palais était ouvert pour tous ceux qui voulaient y entrer; la reine y avait fait dresser dans toutes les salles, des tables couvertes magnifiquement, où les étrangers étaient reçus comme ses sujets, tous les plaisirs y étaient assemblés, le bal, la comédie, la musique y donnaient des amusements innocents; l'envie trembla de rage en entrant dans ce lieu enchanté, elle s'approcha d'une des tables, où était une dame nommée Pharonine que la reine aimait tendrement, elle prit place et mangea pour la première fois des viandes sans venin.

    Pendant le repas, cette même déesse jeta d'un poison subtil sur ce que mangeait Pharonine qui lui troubla la raison, et l'obligea de lui demander d'où elle venait, et pourquoi elle avait quitté son pays. « Le bon accueil, reprit l'Envie, que votre reine fait à ceux qui excellent aux arts, m'a contrainte de quitter ma patrie pour venir lui montrer ma science, trop heureuse si, pour fruit de mon travail, je puis l'occuper un moment, et si vous voulez bien, continua-t-elle, me donner un quart d'heure, vous avouerez que de tous ceux qui savent inventer des jeux, je puis me flatter d'en emporter le prix.» Pharonine ravie d'apprendre quelque chose de nouveau, et pressée par le venin mortel qui s'était emparé de son cœur, pria l'Envie de commencer.

    Cette funeste déesse s'étant fait apporter une table fit, avec ses cartes serpentines, des tours si surprenants que Pharonine crut que cette fausse Assyrienne était la divinité qui présidait aux plaisirs. Elle fut trouver la reine, la supplia de vouloir passer dans la salle, et lui fit voir ce qui causait sa joie et son étonnement. Lansquine fut charmée de l'adresse de l'Assyrienne, et voulut qu'elle demeurât dans sa cour pour lui apprendre sa science, et mourant d'impatience de savoir quelques-uns de ses tours, elle s'assit auprès d'elle, mais elle n'eut pas touché ces pernicieuses cartes qu'une secrète émotion s'empara de son cœur. Elle passa la nuit à jouer un de ces jeux dont l'appât du gain trouble les sens et la raison. L'Envie voyant qu'elle réussissait si bien, en inventa encore quelques autres aussi dangereux, dont Pharonine fut si contente qu'elle demanda à Lansquine que celui qui lui plaisait le plus portât son nom, et qu'il fût appelé Pharaon: la reine ne lui permit pas seulement ce qu'elle demandait, mais elle voulut aussi que celui qu'elle avait trouvé si aimable se nommât Lansquenet et qu'il y eût deux heures chaque jour destinées pour cet exercice: la déesse sourit du dessein de cette princesse, et s'étant perdue dans la foule, elle disparut.


    Cependant Lansquine attendit le lendemain avec impatience l'heure marquée pour le Lansquenet; et quand le temps qu'elle avait destiné pour ce jeu fut passé, elle le trouva trop court et y employa jusqu'à son souper. A peine se donna-t-elle le temps de l'achever pour le recommencer; les dames et les seigneurs de sa cour n'y étaient pas attachés avec moins de passion, et ce palais qui jusqu'alors n'avait été rempli que de plaisirs pleins d'innocence, se trouva la retraite de tous les vices qui contraignirent les vertus de leur abandonner le soin de le garder: l'on n'y voyait plus régner que les disputes, les querelles, la pernicieuse avarice, la tromperie et le mensonge, la cruelle jalousie y tenait sa place et rongeait le cœur de tous ceux qui voyaient la fortune attachée à favoriser quelqu'un; le désespoir y était marqué presque sur le visage de ceux qui entouraient ces tables malheureuses, dont on ne sortait qu'avec le jour renaissant; les dames plus sensibles encore à ce jeu, négligeaient non seulement le soin de leur maison, mais celui de leur parure, de leur santé et de leur beauté qu'elles perdaient par leurs longues veilles et l'agitation continuelle où l'envie de gagner et le chagrin de perdre les mettaient continuellement. La reine même, cette reine si sage, abandonnait son état et n'était occupée que du Lansquenet et du Pharaon. À peine trouvait-elle le moyen de donner une heure à son Conseil, et elle se remettait de toutes les affaires les plus importantes sur ses ministres; mais Minerve qui regardait avec douleur l'aveuglement de cette princesse qu'elle avait pris soin d'instruire, lui apparut en songe avec un visage sévère : «Lansquine, lui dit-elle, est-ce là ce que je m'étais promis des bontés que j'ai eues pour vous? Voyez dans quel désordre l'indulgence que vous avez eue pour des plaisirs que vous ne connaissez pas, vous a jetée; ils ont donné l'entrée de votre cœur à tous les vices; vous ne pouvez les en chasser qu'en défendant, par une loi sévère, que l'on ne joue jamais ces jeux inventés par les Furies d'enfer; reprenez vos exercices ordinaires; donnez votre temps au bien de vos peuples, et si les jeux trouvent place dans quelques-unes de vos heures, que ce soient les jeux innocents, mais chassez avec un soin extrême tous ceux qui n'ont pour but que l'avarice et le crime, où la tromperie y tient la place de la bonne foi. Enfin faites voir à tout l'univers que vous êtes revenue d'un si grand aveuglement, par les conseils de Minerve.» La déesse disparut en achevant de parler, et la reine s'éveillant remercia cette sage fille de Jupiter du soin qu'elle avait pris de sa gloire. Dès qu'elle fut habillée, elle fit assembler son Conseil, et défendit sous de grosses peines de jouer dans toute la Phocide le Lansquenet et le Pharaon.


    Les dames qui n'étaient pas instruites par une déesse, trouvèrent cette loi très rude, se retirèrent de sa cour, et s'enfermèrent chez elles, donnant tous les moments de leur vie à ce périlleux exercice. Mais Lansquine qui voulait chasser une seconde fois tous les vices de son royaume, fit une loi si exacte qu'elle contraignit ces cartes serpentines de sortir de la Phocide; quelques-unes de ces maudites cartes ont passé jusqu'à nous, et s'étaient tellement multipliées qu'elles commençaient d'infecter tout Paris. Mais notre grand monarque plus sage que tous les rois de l'Antiquité, a empêché par ses ordonnances le progrès de ces jeux pernicieux.


    En vérité, ç’aurait été dommage qu'une princesse aussi sage qu'on nous représente Lansquine ne fût pas sortie de l'aveuglement où l'avait entraînée le penchant qu'elle avait aux jeux permis, et nous pouvons dire, Madame, qu'il faut plus de sagesse pour savoir se gouverner dans les plaisirs les plus remplis d'innocence que dans les occasions les plus sérieuses de notre vie, dès que nous ne prenons pas les jeux comme un amusement qui nous délasse du travail, et que nous en faisons une occupation continuelle, nous tombons dans tous les vices que l'auteur nous vient représenter dans sa fable, sans pouvoir nous en empêcher. Mais, Madame, les conseils que l'on pourrait donner sur cette passion vous sont inutiles, vous avez des exercices plus nobles que de passer vos jours auprès d'une table de Pharaon.

     


    Avis

    Voici, Madame, l'origine du Lansquenet, que je vous ai promise dans ma dernière lettre. L'auteur se flatte qu'elle aura votre approbation. Il m'a avoué que les portraits qu'il vous avait oui faire des jeux où l'on n'a que pour but l'intérêt étaient si justes et si parfaits qu'il vous doit tout ce qu'il y aura de bon dans son ouvrage; vous y reconnaîtrez tous vos sentiments, et vous trouverez ici une partie de ce qui se passe dans mon cœur.

     

    Les contes sont la propriété de leurs auteurs

     


    votre commentaire
  • NOUVELLES DIVERSES DU TEMPS
    Mois de novembre 1702
    Le prix est de 8 sols


    L'origine des cornes me fournit une occasion de vous marquer, Madame, une seconde fois mon obéissance. Ce petit conte me paraît traité d'une manière si nouvelle que j'ai cru qu'il méritait de vous occuper quelque moment. Quand me sera-t-il permis de le faire moi-même? Ne vous lassez-vous point d'une si longue absence? L'approche de l'hiver ne vous fait-il point de peur dans un pays où les chemins sont inaccessibles dans la mauvaise saison? Prétendez-vous priver Paris de son plus bel ornement, et me faire languir au milieu de tous les plaisirs? Faites-y réflexion, ma belle Dame, et mandez-moi que les nouvelles que je vous envoie seront les dernières que je serai obligée de vous apprendre de si loin.


    Alcimède fut autrefois roi de Mauritanie, et quoique ces peuples soient d'un teint basané, il ne tenait rien de ce climat. Le roi son père avait épousé une princesse grecque, dont la beauté avait fait beaucoup de bruit, et le prince son fils lui ressemblait si parfaitement que l'on ne pouvait le regarder sans reconnaître dans son visage tous les traits de la reine sa mère. Sa taille était admirable, et un air aisé et majestueux qui se répandait dans toute sa personne achevait de le rendre un des hommes du monde le plus accompli.


    Il perdit le roi et la reine très jeune et, montant sur le trône de ses pères, il y fit admirer son esprit, sa valeur, et sa sagesse. Aux heures qu'il n'était point occupé aux soins de son état, il allait à la chasse qui était sa passion dominante.


    Un jour il fut prendre ce pénible exercice dans une forêt éloignée de plusieurs stades; il s'égara dans de vastes routes qui la traversaient, et marchant une partie du jour sans se retrouver, il arriva sur le soir à la porte d'un palais bâti de marbre blanc; il entra dans la cour de ce superbe édifice; il fut surpris des charmes d'une dame qui vint au-devant de lui: elle était vêtue d'une étoffe à fond d'argent relevée sur l'épaule et sur la cuisse d'attaches de rubis. Elle portait sur sa tête une capeline de plumes blanche enrichie de rubis comme son habit. Un voile de gaze d'argent pendait derrière sa tête, et venait se rattacher sur le côté gauche de sa robe. Elle était accompagnée de plusieurs dames habillées aussi galamment qu'elle, mais moins magnifiques. Alcimède demeura ébloui de sa vue, et n'osait avancer de peur de lui déplaire: mais cette adorable personne le prenant par la main: «Grand Prince. lui dit-elle, l'envie de vous voir dans mon palais m'a fait vous donner le chagrin de vous détourner de votre chasse: cherchez à vous en consoler par tout ce que vous trouverez d'aimable dans cette demeure: mon pouvoir s'étend presque aussi loin que celui des dieux: je suis la souveraine des sylphides de votre royaume, et l'on m'y connaît sous le nom de Doucereuse. Si vous voulez n'aimer que moi, il ne tiendra qu'à vous d'être le plus heureux et le plus puissant monarque de la terre; mais examinez bien le fond de votre cœur, et ne vous trompez pas vous-même en manquant de fidélité: je ne pourrais vous le pardonner, et ma vengeance égalerait mon amour.» Quel homme aurait refusé une si charmante fortune, et n'aurait pas cru être fidèle toute sa vie? Alcimède charmé de la sylphide ne balança pas de lui promettre une tendresse éternelle; il se jeta à ses pieds, et lui jura que jamais amant ne serait plus tendre et plus constant. Doucereuse le crut parce qu'elle le souhaitait, et qu'elle croyait le mériter. Elle le mena dans son palais, et l'y combla de plaisir et de richesses. Il v passa quelques jours dans une félicité que rien ne peut exprimer, et ayant pris congé de la sylphide, il fut redonner la joie à ses peuples par sa présence.


    Il trouva la ville en pleurs de l'inquiétude de ce qui pouvait lui être arrivé. À peine put-il entrer dans son palais de la foule de ses sujets qui voulaient être témoins par leurs yeux de sa santé et de son retour; mais Alcimède impatient de revoir Doucereuse retourna dès le lendemain auprès d'elle.


    Une année se passa dans ces doux empressements. Il ne comprenait pas qu'il y eût d'autres plaisirs que ceux qu'il partageait avec la sylphide, et la fortune et l'amour se joignant ensemble pour le combler de leurs biens les plus précieux, il se croyait le plus heureux de tous les princes du monde; il l'était aussi, s'il avait pu s'en contenter; mais l'humeur douce et complaisante de la sylphide commença de l'ennuyer. Le soin qu'elle prenait de prévenir ce qu'il souhaitait, avant même qu'il y eût pensé un moment, diminua ses plaisirs, l'indolence s'empara de son cœur, il rêvait auprès d'elle, et trouvait toujours quelques raisons qu'il croyait lui-même pour s'éloigner. Il passait quelquefois plusieurs jours sans retourner auprès d'elle, et quand elle lui en faisait de tendres reproches, à peine se pouvait-il contraindre à de faibles excuses. La sylphide souffrait ses froideurs avec un chagrin mortel, mais comme son humeur était douce, elle s'affligeait sans emportement, et tâchait par ses bienfaits et par sa tendresse de rallumer des feux qui ne cherchaient qu'à s'éteindre.


    Les choses étaient dans cet état, quand la reine de Numidie arriva à la cour d'Alcimède pour lui demander secours contre ses peuples qui l'avaient chassée de son trône après la mort de son mari. Elle avait avec elle la princesse Badine sa fille; elle n'était pas une beauté parfaite, mais Vénus lui avait donné ses grâces, et les amours badinaient toujours avec elle. Alcimède accorda avec plaisir à la reine ce qu'elle lui demandait, la fit loger dans son palais, et lui donna un équipage conforme à la passion naissante qu'il sentait déjà pour la charmante Badine; il oublia auprès d'elle tout ce qu'il devait à la sylphide, et devint si fort amoureux qu'il négligea le soin de cacher son amour.


    Badine, qui connaissait que, dans l'état de sa fortune, elle ne pouvait rien souhaiter que de régner sur son protecteur, n'épargna pas une de ces complaisances, qui sans rien promettre font beaucoup espérer, mais comme elle était naturellement coquette, elle ne laissa pas de chercher à faire d'autres conquêtes que celle du roi.

    Il y avait dans cette cour un prince très bien fait, nommé Caliston ; il trouva Badine très aimable, il lui parla de sa passion, il ne fut point rebuté. Alcimède s'aperçut de leurs intelligences, il s'en plaignit avec tendresse, et la belle Badine lui dit qu'elle était maîtresse de son cœur, jusqu'à ce que la reine sa mère lui eût ordonné de lui en faire un présent, que dès qu'elle recevrait cet ordre, il serait content de sa conduite, et qu'elle ne verrait plus Caliston. Le roi entendit ce que voulait dire la princesse, il ne balança plus de la couronner, il en demanda la permission à la reine de Numidie qui lui permit avec une joie extrême. Il n'était plus question que de faire consentir Doucereuse, il ne voulait pas l'irriter, et conservait encore pour elle des respects et des complaisances. Il fut la trouver, et après lui avoir fait mille feintes caresses, il lui dit que ses peuples lui demandaient une reine, qu'il ne pouvait plus longtemps les refuser sans s'exposer à quelque révolte, que la princesse de Numidie était souhaitée de toute la cour pour remplir cette auguste place qui lui donnerait un droit incontestable d'unir les deux couronnes, qu'il ne croyait pas qu'elle voulût s'y opposer, que son cœur n'avait point de part à ce choix, et que sa reconnaissance et son amour dureraient autant que sa vie. La sylphide avait toujours douté de l'inconstance du roi, mais voyant ce prince infidèle lui avouer lui-même, elle ressentit un désespoir qui ne se peut comprendre ; d'abord elle résolut de le perdre avec sa rivale; mais ces premiers transports étant passés, et connaissant par sa science que Badine la vengerait de sa légèreté, elle se remit, et promit au roi de se trouver à ses noces.


    Alcimède transporté de plaisir se jeta à ses pieds, la remercia cent fois, et fut retrouver la charmante Badine, il ne perdit pas un moment à faire les apprêts de son hymen; ce beau jour ne parut pas plus tôt que la sylphide, dans un ajustement où rien n'était épargné de tout ce qui pouvait relever sa beauté naturelle, entra dans la chambre de la reine de Numidie. Doucereuse était accompagnée de quatre nymphes qui portaient dans des corbeilles d'or les présents qu'elle faisait à la nouvelle reine: c'étaient quatre garniture de diamants, d'émeraudes, de perles, et de rubis. Badine les reçut avec cet air flatteur qui enchantait tout le monde ; et s'étant parée de celle de diamant, elle fut au temple où le roi l'attendait; la fête de cette journée fut remplie de tous les plaisirs, et le soir la sylphide ne pouvant plus résister à un spectacle si cruel pour elle, retourna à son palais où elle attendit avec une impatience d'amante outragée la vengeance que sa science lui faisait espérer.


    Cependant la nouvelle reine avait à peine passé les premiers mois de son mariage que, croyant avoir assez de pouvoir sur l'esprit de son mari pour ne plus se contraindre, elle suivit sans ménagement son humeur enjouée et coquette. Ce n'étaient, à la cour, que fêtes et tournois; les dames pour suivre son exemple faisaient leur unique affaire de plaire et d'être aimées. Les maris n'osaient s'en plaindre, la complaisance que le roi avait pour la reine sa femme leur était une loi qu'ils ne pouvaient enfreindre. En vain la reine de Numidie disait à la reine sa fille d'avoir plus d'attache pour son illustre époux, et de cacher mieux la tendresse qu'elle avait pour Caliston ; que ce prince à la fin ouvrirait les yeux sur sa conduite, et qu'elle serait très malheureuse si elle éprouvait sa vengeance. Badine n'en était pas un moment plus sage, ni plus retenue. Cependant Alcimède souffrait avec impatience le peu d'amour de sa belle reine, quelquefois il s'allait consoler avec la sylphide, et cette charmante souveraine le recevant avec bonté, tâchait de lui faire comprendre que, tant qu'il aimerait Badine, il serait malheureux. «Quelle différence, lui disait-elle, des sentiments que j'avais pour vous à ceux de la princesse que vous m'avez préférée ! Je ne vivais que pour vous plaire, mon cœur se serait fait un crime d'être occupé d'autre chose que de tout ce qui pouvait vous marquer ma tendresse, et cependant, Prince ingrat, vous m'avez abandonnée pour une personne qui, loin d'avoir pour vous la reconnaissance qu'elle doit, vous trahit, et dans votre propre palais passe des moments qui ne doivent être destinés que pour vous, à écouter l'amour de Caliston, et à lui donner des preuves du sien. - La reine, reprit le roi avec un soupir, n'aime point le prince, je la connais, son cœur est à moi; mais son humeur lui convient, il l'amuse, il invente des fêtes galantes, il danse bien, il chante agréablement, et elle le croit nécessaire à son plaisir. Mais si je la croyais criminelle, je lui ferais sentir ma vengeance, et la bannirait de mon trône et de mon royaume. - Vous prenez un si grand soin, reprit la sylphide, de justifier votre épouse, et de vous aveugler sur ses infidélités que vous m'en faites pitié, je veux vous les faire connaître, prenez ce lys, lui dit-elle en lui en présentant un d'une blancheur extraordinaire, donnez-le à la reine dans ce vase d'agate blanche; si elle est infidèle, et le vase, et le lys deviendront noirs, et si elle a conservé la tendresse qu'elle vous doit, ils demeureront dans leur couleur naturelle.» Le roi quitta la sylphide très content du présent qu'elle venait de lui faire, et le donna à la reine. Elle fut charmée de la beauté du lys et du vase qui était d'un travail admirable, elle le fit porter dans son cabinet. Le roi impatient de savoir ce qui importait si fort à son repos, retourna le lendemain dans l'appartement de Badine; mais dès qu'elle le vit entrer le prenant par la main, «Venez voir, Seigneur, lui dit-elle, la plus surprenante chose du monde, mon lys est devenu du plus beau jais que l'on puisse voir; et l'agate a pris la même couleur, mais qu'avez-vous? lui dit-elle en le voyant pâlir, et se laisser aller sur une chaise qu'il trouva derrière lui. Vous trouvez-vous mal ? - Ah ! Madame, lui dit le roi en retirant sa main d'entre les siennes, je ne puis plus douter de mon malheur et de votre perfidie. La sylphide ne me l'avait que trop dit. - Quoi, Seigneur, lui dit la reine sans s'étonner, vous me condamner sur les preuves qu'en donne mon ennemie. Ne vous souvient-il plus qu'elle est ma rivale et que, pour me perdre, elle aura enchanté ce funeste présent? je suis bien malheureuse, continua-t-elle en répandant quelques larmes, que l'amour que vous avez pour elle vous fasse douter de mon innocence; parlez, lui dit-elle encore en redoublant ses pleurs, vous êtes le maître de lui rendre votre cœur, je lui céderai ma place, et retournerai achever mes tristes jours en Numidie.


    Le roi ne put tenir contre les larmes de la belle Badine; il lui demanda pardon d'avoir cru le conseil de Doucereuse, et la quittant, il fut chez la sylphide. «Votre charme a réussi, lui dit le roi en colère, le lys est devenu noir, mais la reine n'en est pas plus coupable, je suis assuré de sa tendresse, et je perds dans cet instant toute celle que j'avais pour vous. - Prince incrédule, lui dit la sylphide, tu pousses mes bontés à bout, malgré moi tu me rends cruelle, va, cours auprès de ta belle reine, et porte sur ton front les marques de ton inconstance.»


    Le roi sans lui répondre transporté de sa jalouse fureur courut à son palais, il demanda où était Badine: on lui dit qu'elle se promenait dans les jardins, il les parcourut dans un moment, et entendant quelque bruit dans un cabinet de myrtes, il s'en approcha; Dieux ! que cette curiosité lui coûta cher! Il vit la reine couchée sur un lit de gazon, et Caliston à genoux auprès d'elle qui tenait une de ses belles mains qu'il baisait avec transport. Sa fureur le fit demeurer quelque temps immobile, et la même passion lui donnant des forces, il mit l'épée à la main, et fut pour en percer les deux amants: mais une douleur effroyable qu'il sentit au front l'arrêta, et lui fit pousser un cri en même temps qu'il y porta la main. Jamais désespoir ne fut pareil au sien, quand il s'aperçut qu'il avait deux cornes semblables à celles des satyres de la fable, il ne douta plus de son malheur et de la vengeance de la sylphide.


    Cependant le cri du roi ayant été entendu de la reine et de Caliston, elle se leva, et courut à l'appartement de la reine sa mère, et lui ayant conté son histoire, elle partit avec elle et Caliston pour la Numidie pour se dérober à la vengeance de son époux, pendant que ce prince malheureux, entouré de ceux qui étaient dans ces jardins, tâchait en vain de cacher son infortune. La nouveauté de cette punition fut bientôt sue de toute l'Afrique, et la curiosité de voir une chose si extraordinaire attira à la cour d'Alcimède tous les princes ses voisins. Chacun parlait de cette aventure différemment, les uns blâmaient la sylphide de cruauté, les autres disaient qu'il méritait la peine qu'il souffrait par son incrédulité.


    Ces discours ne purent se faire si discrètement qu'ils ne vinssent aux oreilles d'Alcimède; outré de son malheur, il fut trouver Doucereuse: «Cruelle Sylphide, lui dit-il, je viens vous rendre témoin de votre vengeance, mais si je ne suis pas le seul malheureux de mon royaume, faites qu'ils portent les mêmes marques de l'infidélité de leurs femmes. - Ce que tu me demandes est juste, reprit Doucereuse; fais publier une fête, et qu'à un jour marqué, tous les grands de Mauritanie se trouvent à ta cour; donne dans le jardin de ton palais un bal magnifique où les dames soient obligées de danser avec leurs maris, et laisse-moi le soin du reste.» Le roi à demi consolé partit d'auprès de la sylphide, et fut donner les ordres nécessaires pour le dessein de Doucereuse.


    Chacun s'empressa d'aller à la cour, et les dames qui depuis la fuite de la reine étaient privées de tous les plaisirs, furent ravies de cette fête. Ce jour étant arrivé, le roi fit préparer un superbe repas dans les jardins; il faisait un temps charmant, et la nuit était la plus belle du monde. Mille lampes de cristal étaient attachées aux arbres qui rendaient une lumière brillante qui plaisait infiniment. Une musique à la moresque joua pendant le souper, et dès qu'on fut sorti de table, Alcimède conduisant Doucereuse dans le lieu destiné pour le bal, le commença avec elle; ensuite toutes les dames par l'ordre qu'elles en avaient reçu du roi, furent prendre leurs époux, et dansèrent une espèce de branle particulier aux Maures; mais la danse ne fut pas achevée que l'on vit paraître sur le front de presque tous les hommes des cornes pareilles à celles du roi. L'étonnement de ses malheureux ne se peut représenter; ils se regardaient avec une attention qui tenait de la stupidité, et ils ne furent tirés de ce funeste état que par les éclats de rire de ceux que le destin avait épargnés. Les dames honteuses de connaître qu'elles ne pouvaient cacher leurs infidélités, jetèrent des cris qui troublèrent l'harmonie des musiciens, qui se trouvant atteints d'un mal si général n'eurent plus la force de concerter.


    Les femmes dont l'innocence était marquée par une distinction si particulière, gonflées d'une vanité si naturelle à leur sexe, accablèrent d'injures et de railleries piquantes celles dont les galanteries devenaient publiques, et quoiqu'elles fussent la plupart vieilles ou d'une laideur dégoûtante, elles ne se rendirent pas la justice d'avouer qu'elles devaient leur vertu à l'horreur qu'elles inspiraient plutôt qu'à leur sagesse.

    Le roi satisfait de voir tant de compagnons de fortune, leur conseilla d'oublier leur malheur, et de pardonner à leurs épouses. Mais ces maris au désespoir lui dirent que c'était bien assez qu'ils leur laissassent la vie sans les contraindre de vivre avec elles après la connaissance de leur crime, et sans vouloir demeurer davantage dans un lieu qu'ils ne pouvaient plus regarder qu'avec horreur, sortirent de la Mauritanie, et furent habiter les Espagne dont ils chassèrent les habitants naturels. Depuis ce temps les Maures jaloux de leur honneur tiennent leurs femmes captives sous la garde d'eunuques cruels qui les veillent jours et nuits.


    Alcimède revenu de son inconstance abandonna son royaume, et ayant demandé pardon à la tendre Doucereuse, passa le reste de sa vie dans son palais.

    Cependant l'exemple des dames de Mauritanie ne corrigeant point celles des autres cantons de l'Afrique rendit la punition de la sylphide redoutable à toute cette partie du monde. Jupiter prévoyant le désordre que cela pourrait causer, voulut en arrêter le cours, et ordonna qu'à l'avenir les cornes des maris disgraciés seraient invisibles.

    Que de grâces les époux de ce temps ne doivent-ils point à ce dieu charitable?

    N'êtes-vous pas de mon avis, Madame, et ne croyez-vous pas avec l'auteur de ce petit conte que la prévoyance du dieu portefoudre est d'une grande utilité, j'en laisse le jugement aux coquettes de notre siècle et à leurs infortunés époux, pour vous dire que si Jupiter était aussi galant qu'Ovide nous le dépeint, il avait ses raisons pour détruire la punition de la fidèle sylphide; tel qui lui offrait des sacrifices ignorant les intrigues qu'il avait avec son épouse, aurait abattu ses autels, s'il lui avait fait porter cette marque visible de l'honneur qu'il faisait à sa maison.

     

    Les contes sont la propriété de leurs auteurs

     


    votre commentaire
  • NOUVELLES DU TEMPS
    Mois de mars 1703


    Vous êtes donc résolue, Madame, de ne point quitter votre province de tout l'hiver. Croyez-vous que vos amis se paient des faibles excuses que vous m'ordonnez de leur faire; et que mon amour s'accommode des raisons d'intérêts qui causent votre absence; ah ! Madame, que je suis loin d'avoir touché votre cœur de quelque reconnaissance, et que je prévois encore de cruelles peines, jusqu'au moment que je n'ose espérer; n'importe, il faut vous aimer et vous obéir, c'est ma destinée; et pour vous en donner une preuve, je vous envoie de quoi vous désennuyer, pendant que je meurs de douleur. Ce sont les Colinettes dont le titre n'aura rien d'inconnu pour vous; vous savez sans doute que l'on nomme ainsi les trois cornettes prétintaillées, que vous portez en négligé. L'auteur de la Princesse des Pretintailles et de l'Origine des cornes, en a fait un petit conte, que vous ne trouverez pas moins aimable; je m'en rapporte à votre sentiment, et j'attends là-dessus votre avis avec impatience.

     

    LES COLINETTES

     

    La beauté d'Astrée a rendu les bords du Lignon si connus qu'il n'est pas nécessaire que je dise ici que c'est un des plus beaux pays du inonde. Mais cette aimable bergère n'a pas été la seule qui rendra la forêt célèbre dans tous les siècles. Dans un hameau bâti sur les bords de ce fleuve fameux, par la fidélité de Céladon, naquit une fille que l'on nommait Coline. Elle était belle, elle avait de la bonté et un esprit vif et naturel, mais elle était rousse, et ce défaut lui fit chercher avec soin une manière de se coiffer qui pût cacher ses cheveux.


    Un jour qu'en gardant son troupeau dans une prairie parfumée de serpolet et de thym sauvage, qu'elle était occupée à faire une espèce de bavolet d'une toile fine, où elle attachait une dentelle qu'elle avait faite de ses mains, elle vit une génisse blanche comme la neige qu'un loup poursuivait; touchée de son malheur, elle quitta son ouvrage, et détachant ses chiens, elle les anima par sa voix à courir sur cette bête sanguinaire. Ses soins charitables réussirent, les chiens fidèles à leurs devoirs chassèrent le loup cruel, et donnèrent le temps à la pauvre génisse de se cacher derrière quelques saules qui bordaient la prairie, où elle se coucha de lassitude. Coline la suivit, et la voyant si lasse et si fatiguée, lui cueillit de l'herbe fraîche, qu'elle lui apporta, mais la génisse se contenta de la sentir sans en manger, et ayant demeuré quelque temps à se reposer, elle reprit sa course, et disparut aux yeux de la charitable bergère.


    Coline contente d'avoir arraché une si belle proie de la gueule du loup rappela ses chiens, reprit son ouvrage, et ayant rassemblé ses moutons retourna dans sa cabane, où elle conta à la veillée son aventure à ses compagnes. Une vieille bergère ayant entendu ce qu'elle disait, reprit la parole, dès qu'elle eut cessé de parler. « Ma fille, lui dit-elle, que les dieux vous récompensent de votre charité, et que les loups ne puissent jamais approcher votre troupeau. Ce n'est point une génisse que vous avez secourue, mais une fée puissante qui vous comblera de dons précieux ; sachez que ces femmes plus que demi-déesses s'étant crues plus de puissance que Junon, résolurent d'abattre ses autels de la vallée de Tempé séjour ordinaire comme vous savez de tous les dieux, et de se faire bâtir un temple sur le débris de cette sueur et femme de Jupiter.


    Dès qu'elles eurent pris cette téméraire résolution, elles commencèrent d'élever ce monument de leur vanité; et dans deux jours firent voir le plus bel édifice qui eût encore paru; les murs en étaient d'une agate de mille couleurs différentes, où l'on voyait représentés les prodiges qu'elles avaient faits depuis le commencement du monde. Les portes en étaient d'or et la couverture d'argent: l'on découvrait au fond de ce temple sous un dôme d'émeraudes soutenu de huit colonnes de rubis, un autel de topazes où la souveraine des fées était représentée une couronne d'étoiles sur sa tête, et le globe du monde sous ses pieds; elle tenait dans sa main une baguette d'ébène ferrée d'ivoire, dont elle formait un cercle autour d'elle, qui couvrait d'un crêpe noir le soleil et la lune qui étaient à côté d'elle.


    Toute la Thessalie accourut pour voir ce chef-d’œuvre de l'art, et le bruit des biens dont étaient comblés ceux qui offraient des sacrifices à ces nouvelles divinités, y attira tous les peuples voisins; mais Junon outrée de dépit s'en plaignit à Jupiter. et ce dieu qui se souvenait encore de l'audace de ces filles quand elles voulurent se joindre aux titans leurs frères, assura Junon qu'il saurait les punir de leur témérité, et ordonna quelles seraient huit jours de chaque mois contraintes de prendre la forme d'une belle habitante de l'air, de la mer ou de la terre, que pendant ce temps malheureux, elles seraient dépouillées de leur pouvoir, et exposées à la rage des bêtes féroces et à l'inhumanité des hommes. Dès que cet arrêt fut prononcé, ces ambitieuses femmes subirent leur châtiment, leur temple fut brûlé d'un coup de foudre, et elles passent cachées sous des figures si difformes les huit jours de leur punition. La génisse que vous avez trouvée, continua la bergère, est la fée du Lignon, elle prend tantôt cette forme et tantôt celle d'une brebis, à cause de l'amitié qu'elle a pour nos hameaux; bien souvent pour se garantir de la furie de ces bêtes cruelles, elle se mêle dans nos troupeaux, et moi qui vous parle, j'ai eu plus d'une fois le bonheur de la voir dans le mien.». Coline étonnée de ce (lue venait de lui apprendre la vieille bergère, fut ravie de l'action qu'elle avait faite, et la joie qu'elle en ressentit lui fit oublier pour quelques jours le soin de sa coiffure.


    Une après-dîner qu'il faisait un soleil ardent, elle conduisit ses moutons sur une colline couronnée de chênes verts, qui donnaient un ombrage délicieux; elle avait apporté son ouvrage et travaillait avec l'application d'une jeune personne qui veut paraître belle à une fête qui devait se célébrer dans deux jours, quand une lumière extraordinaire frappa ses yeux, l'obligea de lever la tête pour voir ce qui la causait, elle aperçut une grande femme d'une beauté divine, qui en lui tendant la main: «Coline, lui dit-elle, il est juste que vous connaissiez celle que vous avez tirée des dents meurtrières du loup, je suis la fée du Lignon, qui vient vous demander ce que vous souhaitez de ma reconnaissance, il n'y a rien que je ne vous donne pour vous récompenser d'un si grand service. - Grande Fée, lui dit Coline, en se jetant à ses pieds et baisant la main qu'elle lui venait de présenter; s'il est vrai que j'aie été assez heureuse pour vous obliger à quelque bonté pour moi, donnez-moi l'adresse de faire avec cette toile et cette dentelle que je tiens, une coiffure si galante que mes compagnes soient obligées de s'en servir et de cacher leurs beaux cheveux qui me donnent tant de jalousie, quand je vois la couleur désagréable dont la nature a teint les miens. - Vous pouvez, reprit la fée, en la faisant relever, mieux employer ma reconnaissance; mais puisque c'est là le but de tous vos souhaits, assurez-vous que vous serez satisfaite. que votre coiffure sera enviée de toutes vos compagnes, portée par les plus grandes princesses de la terre, et que votre adresse ne vous fera pas moins connaître que la beauté de la divine Astrée; tenez, continua-t-elle, en lui présentant une corbeille d'or, semblable à celles où les dames de notre temps mettent leurs cornettes, recevez ce présent, et quand vous voudrez faire des ouvrages pour vous ou pour les autres, mettez-le dans cette corbeille et les en tirez le lendemain.» Après ces paroles, la fée donna un coup de sa baguette sur la toile que Coline avait commencé de travailler, elle disparut.


    La bergère charmée de ses bontés, regarda son ouvrage et vit qu'elle tenait trois bavolets de mousseline d'une finesse surprenante, qui étaient enrichis de dentelles plissées tout autour d'une manière si aimable qu'elle ne douta pas qu'elle ne fût avec cette coiffure la plus belle de la fête; impatiente de l'essayer, elle retourna dans sa cabane, et y serra avec soin les présents de la fée.


    Cependant le jour de la fête de Pan étant arrivé, toutes les bergères se parèrent de leurs beaux habits, et frisant leurs cheveux se couronnèrent de fleurs et s'assemblèrent au son des flûtes et des musettes sur les bords du Lignon; les jeux devaient s'y célébrer après avoir immolé un bouc au dieu champêtre, et l'avoir brûlé sur des roseaux, où l'on dit que la nymphe Syrinx fut changée.


    Tous les peuples voisins y étaient accourus et la princesse de Marseille avait voulu cette année se donner ce plaisir. Cette princesse était une des plus aimables personnes du monde. Elle était blonde et ses cheveux étaient si fins, si bien ondés, elle en avait en si grande quantité qu'elle n'était jamais si belle que lorsqu'elle les laissait tomber par grosses boucles sur sa ceinture.


    Ce jour-là, elle avait voulu être habillée comme les bergères de la fête, et le prince des Gaules qui était avec elle, et qui l'aimait depuis que son cœur avait été capable de sentir ses charmes, ne pouvait se lasser d'admirer combien la nature avait pris soin de lui prodiguer un des plus beaux ornements des femmes ; mais cette après-dîner fut bien funeste à ses cheveux, la princesse n'eut pas aperçu Coline, qu'enchantée de sa parure, elle la fit appeler et ne cessa de toute la journée, d'examiner avec soin la beauté de ses bavolets. « Que cette manière de coiffure est charmante, disait-elle à une dame de sa cour qui était auprès d'elle, et qu'elle est avantageuse et aux laides et aux belles, je crois que Vénus était coiffée ainsi, quand elle attendait Mars ; ces dentelles plissées négligemment et qui badinent si bien autour du visage, donnent un air de tendresse qui plaît infiniment. Je veux, continua-t-elle, que cette fille m'en fasse ou plutôt qu'elle me donne les siens, ne croyant pas qu'elle en puisse faire de si galants. - Grande Princesse, lui dit Coline d'une grâce assurée, je puis vous assurer que je satisferai à ce que vous souhaitez, demain à votre réveil, si vous voulez me l'ordonner. - Vous m'obligerez sensiblement, reprit la belle princesse, et je vous attendrai avec impatience.»


    Coline ne répondit à la princesse que par une profonde révérence, et fut se mêler parmi ses compagnes jusqu'à la fin de la fête, qui ne pouvaient se lasser de louer sa coiffure et de la prier de leur en faire de pareilles; elle leur promit avec plaisir, elle n'en pouvait ressentir un plus grand que de leur ôter l'envie de se servir de l'avantage que la nature lui avait refusé.

    Dès qu'elle fut à sa cabane, elle ouvrit sa corbeille pour y mettre de quoi contenter la princesse de Marseille, mais elle la trouva pleine de bavolets encore plus beaux que les siens, et garnis dans tous les plis de dessus la tête d'un ruban or et vert. Elle remercia dans son cœur la fée de ses bontés, et prenant une de ces coiffures, elle courut chez la princesse lui porter son présent. Elle embrassa mille fois Coline, elle voulut qu'elle la coiffât dans le moment pour surprendre le prince des Gaules par cet ajustement nouveau. Coline sans trembler commença de natter les cheveux de la princesse pour en faire un rond qui se cachât dans le derrière du premier bavolet. Mais la grande quantité qu'elle en avait, fit un effet si désagréable à la coiffure que la princesse affligée ne balança pas d'y apporter le seul remède qu'il y avait, qui était de se les faire couper. Contente de ce beau sacrifice, Coline acheva de lui mettre les bavolets qu'elle voulut que l'on nommât Colinettes, pour éterniser le nom d'une si adroite personne.


    Le prince de Gaule arriva dans ce moment, et la princesse lui demanda s'il ne la trouvait pas plus aimable qu'à l'ordinaire: «Je suis toujours également charmé de votre beauté, Madame, lui dit-il, mais vos cheveux font un si bel ornement autour de votre visage que vous me pardonnerez si je n'ai pas la complaisance de vous dire que cet ajustement champêtre ajoute quelque chose à vos charmes. - La princesse, reprit une dame, a pourtant préféré cette coiffure à ses cheveux que nous admirions avec tant de raison, et vous pouvez en voir le sacrifice, continua-t-elle, en les montrant au prince sur une table dont on ne les avait pas encore ôtés. - Quoi, Madame, s'écria le prince pénétré d'un mortel chagrin, vous êtes capable d'une si grande faiblesse, et vous venez de vous priver du plus bel ornement dont la nature vous avait ornée. Ah ! Sans doute les dieux ne récompenseront pas votre complaisance de la gloire dont ils comblèrent la piété de la reine Bérénice, et nous ne verrons point cette belle chevelure éclairer le ciel pendant la nuit.»


    La princesse sans faire réflexion à la douleur de son amant, se lit apporter un miroir, et ne pouvait se lasser de se regarder, se trouvant mille charmes qu'elle ne s'était point encore connus; toutes les dames qui l'avaient suivie commandèrent à Coline de leur faire des colinettes; surtout celles qui, n'étant plus de cette brillante jeunesse, avaient perdu une partie de leurs cheveux, étaient bien aise de mettre leurs attraits flétris à l'ombre de ces bavolets qui pouvaient bien dérober des défauts aux yeux malins des jeunes courtisans. Coline pour les satisfaire suivit la princesse à Marseille sans oublier sa précieuse corbeille, et abandonna pour quelque temps les bords du Lignon.


    Cependant le prince ne pouvait se consoler de la perte des cheveux de la princesse: il soupirait en la regardant, et ne lui trouvait plus les charmes qu'il avait accoutumé de lui voir; il commença à devenir moins amoureux, et peu de temps après, il tomba dans une si grande indifférence qu'il s'étonna du violent amour qu'il avait eu pour elle; il est vrai que cette coiffure était moins avantageuse à cette princesse qu'à toutes les dames de sa cour, elle était petite et d'une taille si délicate et si bien proportionnée que la moindre chose qui la cachait en gâtait l'air naturel et galant, son visage était rond, tous ses traits étaient mignons, et la fraîcheur de la première jeunesse brillant sur son teint et dans ses veux, s'accommodait si mal avec cette quantité de toile et de dentelle qui étaient suspendues sur sa tête et sur sa taille qu'elle paraissait ensevelie plutôt que coiffée; personne n'osait lui dire ce qu'elle seule ignorait, elle ne consultait plus que Coline sur ses ajustements.


    Deux ans se passèrent depuis la mode des colinettes, pendant lesquels ses beaux cheveux revinrent. Un jour, le prince qui ne laissait pas de lui faire toujours sa cour, se trouva comme on la peignait et la trouvant dans tous ses charmes, son amour reprit de nouvelles forces. «Ah' Madame, lui dit-il, voyant qu'elle allait cacher ce qui renouvelait sa tendre passion, ne vous hâtez pas si fort de nous dérober tout ce qui peut me plaire, si vous avez eu autrefois quelque bonté pour moi, accordez à mon amour de vous laisser voir aujourd'hui dans votre aimable naturel.» La princesse qui avait ressenti avec dépit le changement du prince lui accorda avec plaisir ce qu'il lui demandait pour le remettre dans ses chaînes ; ceux qui la virent ce jour-là lui donnèrent mille louanges qui lui firent remarquer qu'il fallait que les colinettes ne lui fussent pas si avantageuses qu'elle avait pensé, et lui firent prendre la résolution d'aller se voir dans le miroir de la vérité.


    Peu de gens savent que la déesse de la vérité étant obligée de quitter la terre par l'aversion que les hommes avaient pour elle, et l'amour qu'ils sentaient pour la flatteuse menterie, particulièrement les dames qui ne peuvent souffrir ceux qui ne louent pas jusqu’a leurs défauts et haïssent jusqu'à leurs miroirs s'ils ne sont aussi menteurs que ceux qui les approchent, laissa dans un antre proche les Gaules belgiques, un miroir dont la glace fidèle représente au naturel, sans rien changer, la beauté et la laideur. Ce lieu est peu connu, personne n'aime de se voir tel que la nature l'a fait, et la seule princesse de Marseille eut envie d'aller consulter un conseiller si sincère: elle partit peu accompagnée. Mais elle voulut que Coline fût du voyage. Cette fille trembla d'arriver dans un lieu si fatal à sa nouvelle faveur, mais enfin la princesse entra dans l'antre, elle avait ses beaux cheveux renoués autour de sa tête avec des rubans couleur de rose et argent, et mille boucles négligemment frisées accompagnaient son visage, et tombaient jusque sur sa gorge. Dieux ! Qu'elle fut charmée de se trouver une des plus charmantes personnes du monde, et qu'elle fut en colère quand s'étant fait mettre des colinettes, elle se vit si différente d'elle-même. Elle se les arracha et chassa Coline de sa présence qui ne remporta de sa fortune que la corbeille qui renfermait l'accomplissement de son souhait ridicule. Elle fut revoir les bords du Lignon, où elle employa son adresse à coiffer les bergères des forêts. Que de Coline dans le monde qui ayant la fortune favorable à leurs désirs, ne se servent de ses faveurs qu'à des choses inutiles !

    Cependant la princesse contente de son voyage, retourna à Marseille et défendit que personne osât se présenter devant elle avec cet ajustement champêtre qui lui avait pensé coûter le cœur de son amant, et pour l'attacher à elle par des nœuds durables, elle l'épousa quelque temps après son retour.

    Autant les colinettes étaient décriées à la cour de Marseille, autant elles devinrent en vogue dans le pays de Forez, et les dames de notre temps curieuses de toutes les modes aisées et extraordinaires, les ont fait paraître sous le même nom, surtout les joueuses et les coquettes les aiment à la fureur, l'on en peut deviner la raison sans que j'en enrichisse mon conte, les ajustements contraints et arrangés ne s'accommodent jamais avec le jeu de l'amour.

     

    Les contes sont la propriété de leurs auteurs

     


    votre commentaire


    Suivre le flux RSS des articles de cette rubrique
    Suivre le flux RSS des commentaires de cette rubrique